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II
ОглавлениеSeptembre 1896.
Cinq ans à peine se sont écoulés et voici que la ville natale de Renan, à défaut de sa statue, va du moins inaugurer son médaillon. Qui donc accusait la municipalité de Tréguier de manquer de courage? Croyez qu'elle en a montré, et du plus hardi, le jour où elle a enfin décidé qu'une plaque commémorative serait posée sur «la maison de la rue Stanko». Je me suis laissé dire que la séance fut orageuse. Le vieil esprit local poussa les hauts cris, et l'on raconte qu'un des adversaires du projet, à bout d'arguments topiques, s'exclama:
—Qu'est-ce qu'il a fait pour notre port?…
Oui, répondez un peu, monsieur Renan, qu'avez-vous fait pour le port de Tréguier? La question était évidemment embarrassante. Le conseil eut, néanmoins, l'énergie de passer outre et, le soir, comme «ces dames du Tiers-Ordre» sortaient de faire leurs dévotions à la cathédrale, elles apprirent avec épouvante que «la plaque était votée».
J'ai voulu revoir, l'autre jour, la vieille et vénérable maison. Elle se dresse à l'angle de la Grand'Rue et de la ruelle Stanko, dans un des recoins les plus pittoresques du vieux Tréguier, à mi-chemin de la cathédrale et du port. C'est une construction bourgeoise du XVe ou du XVIe siècle, flanquée, au midi, d'un pavillon formant tourelle qui lui donne un peu l'air d'un manoir, d'un petit hôtel seigneurial. On entre par un corridor obscur dont une des portes latérales s'ouvre sur la boutique d'un boulanger. Au fond, à gauche, est une pièce étroite, éclairée par une haute fenêtre et servant aujourd'hui de cuisine: c'est là, paraît-il, que madame Renan avait sa chambre, là aussi qu'elle mit au monde son fils Ernest, par une grise aube de février de l'an 1823. Le jour triste qui baignait la pièce, quand nous y pénétrâmes, me fit songer à cette phrase, j'allais dire à cette strophe des Souvenirs d'enfance: «Dans les premières lueurs de mon être, j'ai senti les froides brumes de la mer, subi la bise du matin, traversé l'âpre et mélancolique insomnie du banc de quart.»
Un large escalier à vis que l'on monte en s'aidant d'une corde en guise de rampe mène à l'étage, occupé par un tailleur, puis aux chambres hautes du pavillon. De la plus élevée, la vue s'étend librement, par-dessus des jardins et des venelles, jusqu'à la berge goémoneuse du Jaudy, en face des quais, et, plus loin, vers les collines gracieusement ondulées du pays de Trédarzec où les chaumes et les landes alternent avec les vergers et les bois. Ce grave et harmonieux horizon resta toujours particulièrement cher au cœur de Renan. Ne fut-il pas la première échappée de nature ouverte devant ses regards, le décor intime de ses premiers rêves?
Et voici, sous les combles, le réduit de quelques pieds carrés où s'écoulèrent les heures enchantées de sa studieuse jeunesse, rythmées par les sonneries de la cathédrale et par le refrain des calfats du port. Ce cabinet de travail que visitèrent si souvent les fées et les muses est présentement le gîte d'un facteur rural. Nous trouvâmes ce digne homme en train d'astiquer sa bicyclette. J'imagine que l'auteur des Dialogues philosophiques aurait pris plaisir à tirer de ce contraste des rapprochements inattendus.
M. Renan eut toutes les bonnes fortunes, même d'inspirer à ses locataires une vénération sans mélange. Dès qu'il était bruit de son retour dans sa ville natale, ils s'empressaient à lui faire fête. Régulièrement, ils le priaient à dîner. Une année, sur la fin de sa vie, il accepta, par crainte de blesser ces braves gens en se dérobant toujours à leurs avances. Ce fut une grande rumeur et une joie vive dans la vieille maison. Le gala eut lieu chez la boulangère du rez-de-chaussée. Quand la volaille fut apportée sur la table, l'excellente femme, dans la sincérité de son émotion et la naïveté de son cœur, s'écria:
—Jugez, monsieur Renan, à quel point nous vous aimons. Voilà six ans que nous avions cette poule, et nous l'avons tuée en votre honneur!
—Vraiment, repartit M. Renan, avec un sourire que l'on devine, j'en suis si navré pour cette pauvre bête que je ne sais si j'aurai le courage de goûter de sa chair.
Force lui fut d'en prendre deux fois, et il se laissa faire par bonté d'âme.
Ce n'est pas sans raison que ses locataires le chérissaient: il était, on peut le dire, le propriétaire idéal. Nul ne fut plus que lui de sa race, de cette «race de rêve», inapte aux négoces d'argent, dont il a si bien connu et analysé les vertus et les faiblesses. Il nous conte, dans les Souvenirs, qu'à la mort de son père, sa mère le conduisit en pèlerinage, sur la rive opposée de l'estuaire trégorrois, à Saint-Yves-de-la-Vérité, et que là, l'ayant fait agenouiller à la porte de l'oratoire, elle le plaça sous la tutelle de l'avocat des veuves et des orphelins, le seul membre du barreau que l'Église ait canonisé. Depuis lors, il s'en remit presque uniquement au bon saint du soin de gérer ses affaires temporelles.
Il eut toutefois, pendant de longues années, une intendante terrestre chargée de percevoir ses modestes revenus et de les garder par devers elle, jusqu'à ce qu'il les réclamât. Dans le pays, on l'appelait, si je ne me trompe, «la vieille Gode». C'était une très honnête femme, mais un peu besoigneuse et n'ayant que de vagues notions d'arithmétique. Trois ou quatre fois il arriva à M. Renan de lui demander des comptes et, chaque fois, se reproduisait la même scène, d'un comique touchant. Le dialogue était à peu près celui-ci:
—Eh bien! insinuait M. Renan, où en sommes-nous, ma vieille Gode?
—Ah! mon doux monsieur, gémissait l'intendante avec de tristes hochements de tête, ces derniers temps ont été durs. Quelques misérables francs, c'est tout ce que j'ai pu faire rentrer. Un tel a tremblé la fièvre de saint Kadô qui, comme vous savez, ne dure jamais moins de soixante jours. Tel autre a eu à fêter la naissance de deux jumeaux…
Suivait toute une kyrielle d'événements heureux ou malheureux à laquelle M. Renan se hâtait de couper court, en disant d'un ton de componction:
—Ne vous désolez pas, vieille Gode; l'année prochaine, il faut l'espérer, les choses marcheront mieux.
Ainsi finissait invariablement ce règlement d'intérêts.
Cet aspect de la physionomie si multiple de Renan est peut-être le moins connu. On n'est pas près d'avoir tout dit sur le penseur ni sur l'écrivain: ces détails, pour menus qu'ils soient, peuvent aider du moins à mieux pénétrer l'homme. Ce prétendu sceptique fut le plus discret et le plus délicat des philanthropes. Il n'y a sans doute personne, à Tréguier, qui soit à même d'énumérer les titres de ses ouvrages. En revanche, parmi les humbles qui l'approchèrent, il n'en est pas un qui ne vous cite mille traits charmants de son inépuisable bonté. Ceux-là ne se plaindront point qu'une première réparation tardive soit enfin offerte à ses mânes. Et leur vœu, comme celui des lettrés, ne sera rempli que le jour où à la plaque de granit succédera le Renan de marbre, assis sous les ormes de la Grand'Place, vis-à-vis la porte du cloître gothique dont, toute sa vie, la nostalgie le hanta.