Читать книгу La terre du passé - Anatole Le Braz - Страница 20
III
ОглавлениеLe chemin par lequel on y gravit a gardé toute la fraîcheur et tout l'imprévu des antiques sentiers de pèlerinage. Il s'ouvre en entaille béante au pied du coteau, s'engage entre des talus en surplomb, sous des berceaux d'ormes nains qui y entretiennent perpétuellement la «nuit verte» dont parle Loti, puis, après s'être attardé à plaisir, comme pour aiguiser l'impatience des fidèles, il file le long de la crête, d'un trait presque droit, jusqu'à la «maison» de la sainte. Une dizaine de toits d'ardoise, ou de chaume, c'est tout le hameau de La Clarté. Logis proprets et hospitaliers, pour la plupart, dont les rustiques habitants font volontiers bon accueil aux peintres, aux poètes, et où, par exemple, je trouve Vicaire en train de noter le chant des sirènes après avoir décrit en vers si printaniers le Clos des fées.
Quelques tentes, dressées en vue du pardon à l'aide de voiles de rebut, encombrent la route qui forme l'unique rue du village. L'église découpe en noir sa masse puissante sur les lointains gris de la mer: on la dirait construite postérieurement au clocher qui la flanque et dont l'architecture a quelque chose de moins ordonné, de plus barbare; elle est entourée d'un étroit cimetière sans tombes, feutré d'herbe fine exhalant à l'humidité de la nuit d'indéfinissables aromes.
Les pèlerins sont encore peu nombreux: ils n'arrivent guère que vers l'heure de l'ouverture des portes qui n'a lieu qu'après minuit. D'aucuns accomplissent, en attendant, les dévotions extérieures: des femmes à genoux, le front appuyé au bois des battants fermés, prient en silence; d'autres pratiquent leurs ablutions à la fontaine où une vieille aux mèches grisonnantes sur un profil émacié de sibylle leur tend, moyennant une aumône, l'eau de guérison dans une écuelle en buis. Des files d'hommes, la veste sous le bras et les souliers noués sur l'épaule, suivent pieds nus le contour du mur d'enceinte.
Il se fait parfois à Notre-Dame de La Clarté de singuliers vœux. Tel, ce marin qui, sauvé des flots pour avoir invoqué son nom, jura d'aller suspendre à la croix de sa flèche le «suroît» qu'il portait le jour du péril. C'était courir mille morts au prix d'une. Aussi se fit-il accompagner des membres de sa famille et reçut en leur présence les derniers sacrements, avant d'entreprendre sa vertigineuse escalade. Neuf fois, dit-on, il manqua du pied les crampons de fer scellés dans la maçonnerie; il sortit victorieux, néanmoins, de cette épreuve insensée, mais il fallut enfermer dans une auberge voisine sa mère à demi folle d'angoisse et de terreur.
Une séquelle de mendiants grouille sur les marches du calvaire et sous les arcades du porche: ils sont là, tous les professionnels du vagabondage, les mêmes que l'on rencontre à tous les pardons du Trégor, montant autour des sanctuaires leur faction glapissante, exhibant des plaies soigneusement entretenues et prélevant sur le pèlerin qui passe le péage traditionnel. La Clarté fut jadis celui de leurs rendez-vous où ils amassaient les plus sûrs profits. Mais pour eux aussi, paraît-il, les temps sont changés.
C'est, du moins, ce que m'affirme un grand diable de gueux à face patibulaire, étendu de son long sur une couette de paille, avec une chandelle brûlant sur une pierre à son chevet.
—Ce n'est plus un métier que le nôtre, grogne-t-il d'un ton courroucé. Les chemins de fer ont emporté la foi et nous ont apporté, en échange, la race des citadins. Des pharisiens, monsieur, tous ces désœuvrés des villes lointaines! Au lieu de se laisser apitoyer par nos ulcères, ils s'en détournent avec horreur. Un d'eux disait tantôt, ici même, qu'on devrait nous coffrer tous. Coffrer des mendiants! Voilà de leurs blasphèmes. Que Notre-Dame de La Clarté les confonde! Je m'étonne que nos clochers ne se soient pas encore écroulés sur eux…