Читать книгу La terre du passé - Anatole Le Braz - Страница 5

II

Оглавление

Un jour, comme je voyageais dans la montagne bretonne, vers Callac, j'eus l'heur de nouer connaissance avec un des représentants, disons mieux, un des patriarches les plus vénérables de la corporation. Il s'appelait Roparz. Il était aussi vieux que le siècle, étant né, à l'en croire, l'année où les cloches des églises, après être demeurées longtemps muettes, recommencèrent à sonner. L'âge n'avait ni ralenti ses facultés, ni raidi ses membres. Il filait encore bien ses soixante-dix brasses de corde, de la prime aube à la dernière flambée du couchant. L'air salubre de ces hauteurs lui avait conservé sa vigueur intacte. Il n'y avait que sa barbe qui avait blanchi, roussi plutôt. Elle était longue et couleur d'étoupe. Comme elle tombait très bas, elle venait presque se confondre, tandis qu'il vaquait à son métier, avec la liasse de chanvre qu'il portait attachée à la ceinture, si bien qu'on eût dit, par moments, que c'était sa barbe couleur d'étoupe qu'il cordait.

Je n'avais eu d'autre dessein, en l'abordant, que de me renseigner sur quelques-unes des particularités du paysage. Il m'avait répondu le plus obligeamment du monde, et, muni de toutes les indications que je souhaitais, je me disposais à continuer mon chemin quand, sur le point de prendre congé, une dernière question, à laquelle je ne prêtais d'ailleurs aucune importance, me vint aux lèvres.

—Mène-t-elle encore loin, vieux père, la «route verte» où nous voici?

Il eut un petit sourire narquois:

—Dans mon enfance, les anciens prétendaient qu'elle mène au ciel. Seulement, il fallait la suivre jusqu'au bout, à travers les sept Évêchés. Et cela n'est sans doute pas dans vos intentions.

Je le regardai, fort intrigué:

—Que signifie cette histoire? Parlez-vous sérieusement ou par jeu?

Il cessa de rire, et, tournant vers moi ses prunelles de nuance indécise, comme fanées par les ans:

—C'est vrai, fit-il assez mélancoliquement, il n'y a plus que les vieilles gens à savoir les vieilles choses… Apprenez donc, mon filleul, que cette route, aujourd'hui sans issue, était autrefois celle du Trô-Breiz…

Le Trô-Breiz! le «Tour de Bretagne»! Il me souvenait d'en avoir trouvé quelque vague mention dans nos vieux chroniqueurs. Il y était dit que le voyage ou pèlerinage de ce nom était anciennement une dévotion si usitée qu'il avait fallu construire à travers la province «un chemin tout exprès», une sorte de Voie sacrée. Il y était dit pareillement que cette dévotion consistait à rendre visite, dans leurs cathédrales respectives, aux sept apôtres primitifs de l'Église armoricaine, savoir: saint Pol de Léon, saint Tugdual de Tréguier, saint Brieuc, saint Samson de Dol, saint Malo, saint Paterne de Vannes et saint Corentin de Quimper.

Née aux jours les plus sombres du moyen âge, presque au lendemain des incursions normandes, c'est surtout dans la période du XVe et du XVIe siècle qu'elle s'était épanouie, en même temps que jaillissait du sol cette merveilleuse floraison architecturale qui, dans ce pays pauvre et de moyens si précaires, étonne encore par sa richesse et par sa variété. Jamais la foi des humbles n'enfanta des miracles plus charmants. Au creux des vallons les plus reculés et sur les hauteurs les plus sauvages, parmi les ajoncs des landes et jusque dans les dunes des grèves, l'art des tailleurs de pierre prodigua des chefs-d'œuvre. Toute la péninsule se peupla de calvaires, d'ossuaires, de chapelles, d'oratoires élégants et magnifiques, ouvragés comme des bijoux. Le dur granit breton semblait s'attendrir sous le ciseau et tantôt se découpait, comme de lui-même, en guipures d'une légèreté incomparable; tantôt s'effilait en flèches aériennes d'une sveltesse jusqu'alors inconnue.

Le désir de contempler ces merveilles nouvellement écloses, la douceur de prier dans des sanctuaires plus beaux et, par suite, pensait-on, plus féconds en grâces, ne furent pas pour peu dans le développement considérable que prirent, à cette époque, les migrations annuelles du Trô-Breiz. Joignez que la piété bretonne a toujours été d'essence voyageuse. Elle participe, elle aussi, de cet esprit d'aventure qui est, au dire de Renan, un des traits caractéristiques de la race.

Aujourd'hui encore, elle se plaît aux dévotions lointaines. Elle a ses confréries de «pèlerines par procuration» que vous rencontrerez en toutes saisons par les routes, leurs souliers à clous noués sur l'épaule, une fiole dans la poche pour puiser aux fontaines saintes, et, dans les doigts, en guise d'insigne, la verge de saule écorcé. Les pardons eux-mêmes seraient-ils si courus, s'ils n'étaient avant tout des occasions de grands déplacements? Dans la fidélité qu'on leur garde entre pour beaucoup l'allégresse que donnent l'imprévu, l'espace, la fuite des paysages, le changement d'horizons.

Et, toutefois, ces pèlerinages modernes à Saint-Yves ou à Rumengol, à la Palude ou à Sainte-Anne d'Auray, c'est à peine s'ils peuvent nous retracer une faible et mesquine image de ce que durent être, aux siècles de ferveur profonde, les imposantes manifestations du Trô-Breiz. Les érudits locaux nous enseignent qu'elles se produisaient quatre fois l'an, aux époques dites les Quatre Temporaux, qui étaient, pour parler comme les Bretons, Pâques fleuries, Pâques de Pentecôte, la Saint-Michel et la Nativité.

Des foules immenses y prenaient part. Pendant tout un mois,—car telle était la durée de chaque Temporal,—c'était, sur toutes les voies tant de l'aller que du retour, une suite ininterrompue de processions cheminant, clergé en tête, par étapes, et accomplissant, dans les trente jours prescrits, un circuit de près de deux cents lieues. La campagne ne portait, en effet, son fruit que si on la menait tout entière à pied. Et, cette obligation, les ducs de Bretagne s'y astreignaient avec autant de scrupule que leurs plus minces sujets. Nous le savons par l'exemple de Jean V, qui nous a été légué par son historiographe. Atteint de la rougeole à Rennes, en 1419, il promit, s'il se tirait d'affaire, d'entreprendre le voyage des Sept Saints. A l'automne, il était en route, accompagné d'un seul serviteur, son fidèle amiral du Penhoët, et les sept villes épiscopales furent visitées par lui, à tour de rôle, sans autre apparat.

Vers quel temps et pour quelles raisons cette pieuse pratique commença-t-elle de tomber en désuétude, les livres n'en disent rien. Il est probable que les guerres de la Ligue, qui eurent en Bretagne un caractère particulièrement sauvage, lui furent mortelles. L'armée royale était surtout composée de soudards anglais, de lansquenets allemands et d'arquebusiers gascons, tous gens fort peu suspects de tendresse à l'égard des Sept Saints et avec lesquels il était prudent de n'avoir pas maille à partir. On demeura donc chez soi, tant qu'ils tinrent le pays; et, quand ils le vidèrent, on eut assez à faire de réparer les ruines qu'ils y avaient laissées. Il ne fut plus question du Trô-Breiz. Le souvenir s'en effaça peu à peu. Au XVIIIe siècle, l'hagiographe dom Lobineau lui consacre à peine quelques lignes, comme à un rite ancien depuis longtemps démodé. On en pouvait croire le nom même aboli dans la mémoire populaire. Ma surprise, on le conçoit, fut grande de l'entendre sortir, à l'improviste, de la bouche d'un homme sans lettres, comme était Roparz le cordier.

La terre du passé

Подняться наверх