Читать книгу Toutes les Oeuvres Majeures d'Aristote - Aristote - Страница 112
CHAPITRE II
ОглавлениеDéfinition plus spéciale de la sagesse ou philosophie ; idées qu’on se fait habituellement du sage ou philosophe, au nombre de quatre principales ; analyse de chacune de ces idées ; en résumé, la science des généralités est le but particulier de la philosophie ; elle est la science des principes premiers et universels ; ce n’est pas une science pratique, d’une utilité immédiate ; elle est la dernière qui paraisse entre toutes les autres ; citation de Simonide ; grandeur et sublimité presque divine de cette science ; elle cherche à savoir uniquement pour connaître la vérité.
1. Si la science, objet de nos études, est bien ce que nous venons de dire, il nous faut examiner de plus près quelles sont spécialement les causes et quels sont les principes dont la philosophie est la science. Pour éclaircir davantage la question et la traiter plus facilement, nous n’aurons qu’à analyser les opinions que nous nous formons ordinairement du sage et du philosophe.
2. A cet égard, notre première conception, c’est que le mérite principal du sage, c’est de savoir, autant du moins qu’un tel avantage peut appartenir à l’homme, l’ensemble de toutes choses, sans posséder néanmoins la connaissance des cas particuliers.
3. En second lieu, le sage, le philosophe, est, dans notre opinion, celui qui arrive à connaître les choses qui sont d’un accès difficile et que l’homme n’atteint qu’avec peine ; car recevoir des impressions sensibles, c’est une faculté commune à tous les êtres animés ; il n’y a rien de plus aisé au monde ; et aussi ne voit-on là aucun indice de sagesse.
4. En troisième lieu, nous trouvons qu’on est d’autant plus philosophe et d’autant plus avancé dans une science, quelle qu’elle soit, qu’on y apporte plus d’exactitude et qu’on est plus capable de l’enseigner à autrui. 5Enfin, parmi les sciences, nous estimons que celle qu’on recherche pour elle-même et exclusivement en vue de savoir, est bien plus philosophique que celle qu’on recherche pour les résultats matériels qu’elle procure ; de même aussi que la science qui commande de plus haut est plus philosophique que celle qui obéit en exécutant les ordres d’une autre science ; car le sage, tel qu’on le comprend habituellement, n’a point à recevoir la loi de personne ; c’est à lui de la donner ; et, loin de se soumettre aux autres hommes, c’est au contraire aux moins sages de se soumettre à lui.
6. Telles sont communément les opinions que nous nous formons de la sagesse et aussi des philosophes ; et tel est à peu près le nombre de toutes ces appréciations.
7. Quant à la première, celle qui suppose que le sage peut savoir toutes choses, il est clair que cette supériorité appartient surtout à celui qui possède le plus complètement la science générale ; car, à cette condition, on sait, en une certaine mesure, tous les cas particuliers compris sous cette généralité.
8. D’autre part, ce sont les notions générales que l’on a le plus de peine à conquérir, parce que ces notions sont les plus éloignées de la sensation.
9. En troisième lieu, les connaissances les plus exactes sont, avant toutes les autres, celles qui s’adressent le plus directement aux principes premiers, par cette raison qu’ayant un moindre nombre d’éléments, elles peuvent être plus précises que celles où les éléments s’accumulent : l’arithmétique, par exemple, étant plus précise que la géométrie.
10. Ajoutez encore que la science qui étudie les causes peut s’enseigner bien mieux que toute autre ; car le véritable enseignement consiste à exposer les causes de chaque objet en détail.
11. Quant à apprendre les choses et à les savoir exclusivement pour elles-mêmes, c’est l’attribut éminent de la science qui s’occupe de ce qui peut être su le mieux possible ; car, lorsqu’on ne pense à savoir que pour savoir, on s’attache surtout à la science [982b] qui est la plus science de toutes, et c’est justement celle qui étudie ce qui peut être su le plus complètement. Or, sans comparaison, ce qui peut être le mieux su, ce sont les principes et les causes, puisque c’est par leur intermédiaire et par les conséquences qui en sortent, qu’on connaît tout le reste, tandis que réciproquement les détails particuliers ne suffiraient pas à faire connaître les principes.
12. Enfin, la science qui est le plus réellement la science des principes, et qui les fait comprendre mieux que toute science subordonnée et exécutrice, c’est celle qui connaît le but en vue duquel chaque chose doit être faite. Or, pour chaque chose, ce but dernier, c’est son bien ; et, d’une manière universelle, c’est le plus grand bien possible dans la nature tout entière.
13. De tout ce qu’on vient de dire, il résulte que le nom cherché par nous, sous toutes ces définitions, s’adresse à une seule et même science. Ainsi, cette science doit être celle qui s’occupe des premiers principes et des causes, puisque le bien et le but final sont réellement une des causes qui produisent les choses.
14. En second lieu, cette science n’a pas un objet directement pratique. C’est là ce qu’atteste évidemment l’exemple des plus anciens philosophes. A l’origine comme aujourd’hui, c’est l’étonnement et l’admiration qui conduisirent les hommes à la philosophie. Entre les phénomènes qu’ils ne pouvaient comprendre, leur attention, frappée de surprise, s’arrêta d’abord à ceux qui étaient le plus à leur portée ; et, en s’avançant pas à pas dans cette voie, ils dirigèrent leurs doutes et leur examen sur des phénomènes de plus en plus considérables. C’est ainsi qu’ils s’occupèrent des phases de la lune, des mouvements du soleil et des astres, et même de la formation de l’univers.
15. Mais se poser à soi-même des questions et s’étonner des phénomènes, c’est déjà savoir qu’on les ignore ; et voilà comment c’est être encore ami de la sagesse, c’est être philosophe que d’aimer les fables, qui cherchent à expliquer les choses, puisque la fable, ou le mythe, ne se compose que d’éléments merveilleux et surprenants.
16. Si donc c’est pour dissiper leur ignorance que les hommes ont cherché à faire de la philosophie, il est évident qu’ils ne cultivèrent cette science si ardemment que pour savoir les choses, et non pour en tirer le moindre profit matériel. Ce qui s’est passé alors démontre bien ce désintéressement. Tous les besoins, ou peu s’en faut, étaient déjà satisfaits, en ce qui concerne la commodité de la vie et même son agrément, quand survint la pensée de ce genre d’investigations.
17. Ainsi, il est bien clair que la philosophie n’est recherchée pour aucune utilité étrangère ; mais, de, même que nous appelons libre l’homme qui ne travaille que pour lui, et non pour un autre, de même cette science est, entre toutes, la seule qui soit vraiment libre, puisqu’elle est la seule qui n’ait absolument d’autre objet qu’elle-même.
18. On a donc pu avec toute raison trouver que la possession de cette science est au-dessus de l’humanité ; car la nature de l’homme est esclave de mille façons ; et, selon le dire de Simonide, « Il n’y a que Dieu qui puisse jouir de ce privilège auguste de la liberté » ; mais l’homme se manquerait à lui-même, s’il ne recherchait pas la science qu’il peut atteindre.
19. En supposant que les poètes disent vrai, et que la divinité puisse jamais éprouver un sentiment quelconque de jalousie, [983b] ce serait ici surtout le cas d’être jaloux, à ce qu’il semble ; et tous ceux qui se distinguent dans cette science devraient être accablés de maux par les dieux. Mais, d’une part, il est bien impossible que les dieux s’abaissent à une jalousie honteuse ; ce sont les poètes seuls qui, comme le dit le proverbe, sont de grands imposteurs ; mais on n’en doit pas moins penser qu’il n’y a pas une science digne de plus d’estime que celle-là.
20. Elle est, d’autre part, la science la plus divine et la plus haute ; et elle est la seule à l’être par cette double raison : d’abord, la science qui devrait être plus que toute autre l’apanage de Dieu, est divine entre toutes les sciences ; et, en second lieu, elle est la science, s’il en est une au monde, qui doit s’occuper des choses divines. Or, la philosophie peut se flatter de réunir ce double avantage ; car, de l’aveu du genre humain tout entier, Dieu est la cause et le principe des choses, et il doit être le seul à posséder une telle science, ou du moins il doit la posséder infiniment plus qu’aucun de nous ne saurait la posséder jamais.
21. Ainsi donc, toutes les autres sciences peuvent bien être plus nécessaires que la philosophie ; mais il n’en est pas une qui soit au-dessus d’elle.
22. Cependant la disposition où elle met nos esprits est, on peut dire, le contre-pied de l’état où ils sont lors de leurs premières recherches. Ainsi, selon ce que nous avons déjà dit, les hommes commencent toujours par s’étonner que les phénomènes soient ce qu’ils sont ; comme, par exemple, on s’étonne devant le spectacle des automates, tant qu’on n’a pas pénétré la cause de leurs mouvements. On s’étonne devant les mouvements périodiques du soleil, ou même on s’étonne de la propriété qu’a la diagonale d’être incommensurable au côté. C’est qu’en effet il n’est personne qui ne soit surpris, au premier coup d’œil,.qu’une quantité qui n’est pas d’une infinie petitesse ne puisse pas être mesurée par une autre quantité. Mais on doit finir toujours par l’opinion contraire ; c’est-à-dire qu’on finit par le meilleur, ainsi que le veut le dicton vulgaire. C’est ce qui arrive ici comme en tout, une fois qu’on est instruit des choses. Rien, en effet, n’étonnerait plus un géomètre que si on lui disait que la diagonale est commensurable au côté.
23. En résumé, nous croyons avoir expliqué quelle est la nature de la science que nous cherchons, et quel est le but que se propose et doit atteindre cette recherche, ainsi que l’étude entière à laquelle nous nous livrons maintenant.