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CHAPITRE VII

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Critique des théories antérieures qui n’admettent qu’un seul principe, la matière ; elles négligent les choses incorporelles et elles ne tiennent compte ni du mouvement, ni de l’essence des choses, ni des transformations des éléments entre eux ; rôle de la terre dans ces théories ; citation d’Hésiode ; théories qui admettent plusieurs éléments ; critique d’Empédocle ; critique d’Anaxagore ; critique des Pythagoriciens et de leur théorie des nombres ; critique générale de la théorie des Idées de Platon ; cette théorie multiplie inutilement les êtres sans expliquer la réalité ; elle crée des homonymies sans substance réelle ; elle se fonde sur des démonstrations insuffisantes et des définitions arbitraires ; elle suppose entre les Idées et les Êtres un terme commun, qu’elle ne peut désigner ; elle ne peut rendre compte du mouvement, ni même des Idées prises pour exemplaires des choses ; citation du Phédon ; confusion des Idées avec les nombres ; oubli du mouvement, des longueurs, des surfaces et des solides ; les Idées ne peuvent servir à expliquer la science. Résumé général de cette critique des philosophies antérieures ; citation de la Physique ; conclusion.

1. Un premier point de toute évidence, c’est qu’on commet des erreurs de plus d’un genre quand on s’imagine que, dans l’univers entier, il n’y a qu’un seul principe, qu’une seule et unique nature, laquelle est matière, et quand on fait cette nature corporelle et étendue. C’est là s’attacher exclusivement aux éléments des corps, et c’est supprimer les éléments des choses incorporelles, bien que, dans le monde, il y ait aussi des choses qui ne sont pas des corps.

2. De plus, en essayant d’expliquer ainsi les causes de la production et de la destruction des êtres, et tout en prétendant traiter de la nature universelle, on omet la cause du mouvement.

3. Puis, on oublie totalement de considérer comme des causes la substance et l’essence des choses.

4. Enfin, une dernière erreur, c’est qu’on adopte trop facilement pour principe un des corps simples quelconque, la terre exceptée néanmoins, sans expliquer comment la génération ou le changement des choses peut venir des éléments qu’on admet, ni comment se fait la transformation des éléments les uns dans les autres ; je veux dire les transmutations réciproques du feu et de l’eau, de la terre et de l’air, qui peuvent en effet se produire les uns les autres mutuellement, de deux manières, soit en se combinant, soit en se séparant entre eux.

5. Or, il est de la plus grande importance de fixer les rangs entre les éléments, et de mettre celui-ci d’abord, et celui-là ensuite, puisqu’à ce point de vue le corps qui semblerait avoir le caractère d’élément plus complètement que tous les autres, ce serait celui d’où primitivement tout le reste pourrait venir par combinaison. [989a]

6. Mais le corps qui paraît devoir le mieux remplir ce rôle, c’est celui dont les parties sont les plus ténues et les plus légères. Aussi, les philosophes qui adoptent le feu pour principe, semblent être d’accord pour s’appuyer plus particulièrement sur cette considération.

7. Du reste, tout le monde, même parmi les autres philosophes, convient que l’élément des corps doit avoir cette ténuité ; et c’est justement parce que les particules de la terre sont de grosse dimension, que personne, parmi les philosophes postérieurs, même ceux qui soutiennent le système de l’unité, n’a prétendu faire de la terre l’élément unique, tandis que chacun des trois autres éléments ont trouvé des partisans pour soutenir leur cause, ceux-ci adoptant le feu, ceux-là adoptant l’eau, d’autres enfin adoptant l’air.

8. Et cependant, comment se fait-il que personne n’ait jamais songé à la terre, à la façon du vulgaire, qui se figure que tout est de la terre ; ou à la façon d’Hésiode, qui soutient que la terre a été la première formée entre tous les corps? Tant cette supposition était ancienne et populaire. En se plaçant à ce point de vue, on peut trouver que tous ceux qui ont admis un autre élément que le feu, ou qui même ont pris pour élément un corps plus dense que l’air et plus léger que l’eau, sont tombés dans l’erreur.

9. Mais, d’autre part, si ce qui est postérieur dans l’ordre de production est antérieur dans l’ordre de la nature, et si évidemment tout mélange et toute combinaison ne peuvent être que postérieurs dans l’ordre de la production, il s’ensuit que la vérité est tout le contraire de ces systèmes, et que l’eau est certainement antérieure à l’air et que la terre aussi est antérieure à l’eau.

10. Nous nous bornerons à ces remarques sur les doctrines qui ne reconnaissent qu’une seule cause, du genre de celle que nous venons de discuter.

11. Mais on peut élever aussi les mêmes objections contre ceux qui reconnaissent plusieurs éléments, comme le fait Empédocle, qui admet que quatre corps composent la matière. Les critiques générales qu’on vient d’exposer sont tout aussi valables contre son système ; mais il y a nécessairement aussi d’autres critiques qui s’appliquent à lui plus particulièrement. Ainsi, l’observation nous fait voir que les éléments naissent les uns des autres, et que, par conséquent, ni le feu ni la terre ne demeurent constamment les mêmes corps. Ce sont là des transmutations dont nous avons déjà parlé dans nos ouvrages de Physique ; nous y avons également traité de la cause des moteurs et examiné s’il faut reconnaître une seule cause motrice ou deux causes. Ce qu’Empédocle a dit à cet égard ne nous paraît ni tout à fait exact, ni tout à fait faux.

12. Nous pouvons même ajouter que, quand on soutient de telles doctrines, on en arrive de toute nécessité à supprimer complètement l’altération, qui transforme les choses ; car, avec ces hypothèses, le froid ne peut plus venir du chaud, pas plus que le chaud ne peut venir du froid. Quel est alors, en effet, le sujet qui pourrait éprouver les contraires, et quelle est la nature unique qui pourrait devenir tour à tour eau et feu? C’est ce qu’Empédocle s’est bien abstenu de nous dire.

13. Quant à Anaxagore, si l’on peut lui prêter le système des deux éléments, ce ne serait pas en s’appuyant sur des raisons qu’il ait personnellement développées, mais c’est en s’autorisant de considérations qu’il aurait été forcé lui-même d’accueillir, de ceux qui l’eussent un peu vivement pressé. Ainsi, il est absolument insoutenable de dire « qu’à l’origine des choses tout était a confus » ;[989b] et cela par divers motifs, par celui-ci entre autres, qu’il a dû nécessairement y avoir primitivement et avant tout des éléments qui n’étaient pas mélangés ; et, en second lieu, que les lois de la nature s’opposent à ce que le premier élément venu se mêle indifféremment à un élément quelconque.

14. Une autre conséquence de l’opinion d’Anaxagore, c’est que, dans son système, les qualités et les accidents seraient séparables de leurs substances, puisque, si les choses peuvent se mélanger, elles peuvent aussi par cela même se désunir.

15. En dépit de ces objections, si l’on y regarde de près et que l’on analyse en détail ce qu’Anaxagore a voulu dire, on pourra trouver que ses théories sont plus neuves et plus acceptables qu’elles ne le semblent. Ainsi, il est évident que, lorsque les choses n’étaient pas encore divisées, il était bien impossible de donner à cette substance une appellation qui pût véritablement lui convenir. Par exemple, en fait de couleur, elle n’était ni blanche, ni noire, ni grise, ni d’une autre nuance ; de toute nécessité, elle était absolument incolore, puisque autrement elle aurait eu une quelconque des couleurs que nous venons de nommer. Par la même raison aussi, cette substance était dénuée de toute saveur. En un mot, elle ne pouvait présenter aucune des qualités de cet ordre. Il était donc impossible qu’elle eût alors un attribut quelconque, ni une quantité, ni aucun des caractères analogues ; car elle aurait par là-même possédé une des qualités ou espèces particulières qu’on vient d’énumérer.

16. Mais, quand tout était mêlé, cette distinction était tout à fait impossible ; car il y aurait eu dès lors une division des choses. Or, Anaxagore affirme que tout était confondu, sauf l’Intelligence, qui seule était en dehors du mélange et parfaitement pure.

17. De tout cela, on peut conclure que, d’après Anaxagore, il y a deux principes : un premier, qui est l’unité simple et sans aucun mélange ; et un second, qui est l’Autre, ou cette sorte d’être que nous appelons l’Indéterminé, avant qu’il n’ait reçu aucune détermination ni l’empreinte d’aucune forme.

18. On le voit donc, Anaxagore n’est dans tout ceci ni fort exact, ni fort clair ; mais pourtant il n’est pas très loin des systèmes qui l’ont suivi, et il se rapproche davantage des diverses opinions qui ont cours de notre temps.

19. Un reproche commun qu’on peut adresser à tous ces philosophes, c’est qu’ils n’ont convenablement étudié que la production des choses et leur destruction avec leur mouvement, et que, pour eux, les principes et les causes, objets de leurs recherches, ne concernent absolument que la substance ainsi comprise.

20. Mais ceux qui étendent leurs investigations à la totalité des êtres, et qui, parmi les choses, savent distinguer celles qui tombent sous nos sens et celles qui leur échappent, appliquent évidemment leur examen à ces deux ordres d’idées à la fois ; et c’est là pour nous un motif de nous arrêter plus longuement à leurs systèmes, afin de voir ce qu’ils renferment de vrai ou d’erroné, par rapport aux questions dont nous nous sommes ici proposé l’étude.

21. Ainsi, les philosophes qu’on nomme les Pythagoriciens, appliquent leurs principes et leurs éléments d’une manière plus étrange encore que les Naturalistes. Leur méprise est venue de ce qu’ils n’ont pas emprunté leurs principes aux choses sensibles, puisque leurs êtres mathématiques sont absolument immobiles, si ce n’est en astronomie, et que néanmoins ils parlent de tout dans la nature, et prétendent l’embrasser tout entière dans leurs travaux.

22. En effet, ils créent et ils organisent le ciel ; [990a] ils consacrent de longues observations à ses parties diverses, à ses révolutions et à tous les phénomènes qui s’y passent ; et ils épuisent dans ces recherches leurs principes et leurs causes, comme s’ils étaient d’accord avec les autres Naturalistes, pour admettre que l’Être n’est que ce qui tombe sous nos sens et est renfermé dans ce qu’ils appellent du nom de Ciel.

23. Mais les causes et les principes, tels que les reconnaissent les Pythagoriciens, pourraient suffire, nous le répétons, à nous expliquer les choses les plus relevées, et ils conviendraient à cet objet supérieur bien plutôt qu’à l’étude de la nature.

24. D’ailleurs, les Pythagoriciens, dans leur système, omettent de nous dire d’où pourrait venir le mouvement, avec les seuls éléments qu’ils supposent, le Fini et l’Infini, l’Impair et le Pair. Ils ne nous apprennent pas non plus comment, sans mouvement et sans changement, la production et la destruction des choses sont possibles, non plus que les phénomènes présentés par les corps qui roulent perpétuellement dans le ciel.

25. Même en leur accordant que, des principes admis par eux, on puisse faire sortir l’étendue des corps, ou qu’ils l’aient eux-mêmes démontré, il leur restera toujours à expliquer comment, parmi les corps, les uns sont légers et les autres sont pesants ; car, d’après leurs hypothèses et leurs propres déclarations, ils n’accordent pas plus cette propriété aux corps sensibles qu’aux êtres mathématiques. Aussi, n’ont-ils dit quoi que ce soit, ni du feu, ni de la terre, ni des autres corps de ce genre, parce qu’à notre sens ils n’ont pas de doctrine particulière sur les choses sensibles.

26. Et puis, comment peut-on comprendre que les modifications du nombre et le nombre lui-même soient les causes de tout ce qui existe, et de tout ce qui se produit dans le monde, aussi bien depuis l’origine des choses qu’actuellement, et qu’il n’y ait pas cependant d’autre nombre en dehors de ce nombre même dont l’univers a été formé? En effet, lorsque, dans tel ou tel point du ciel, les Pythagoriciens croient trouver l’Opinion et l’Occasion, qu’un peu plus haut ou un peu plus bas, ils trouvent encore l’Injustice, la Division, le Mélange, et qu’ils s’efforcent de démontrer que chacune de ces choses est un nombre, on peut leur répondre qu’il y a déjà, dans ce lieu même du ciel, une multitude de grandeurs qui l’occupent, parce que ces modes particuliers des nombres appartiennent à chacun de ces lieux.

27. Et alors, est-ce ce même nombre qui est dans le ciel qu’il faut considérer comme la cause de chacune de ces choses? Ou bien est-ce un autre nombre indépendant de celui-là? Platon assure que c’est un autre nombre ; ce qui ne l’empêche pas, lui aussi, de croire que ces choses-là et leurs causes sont des nombres ; mais, pour lui, il n’y a que les nombres intelligibles qui soient des causes véritables, tandis que les autres nombres sont purement sensibles.

28. Quoi qu’il en soit, laissons maintenant les doctrines des Pythagoriciens pour ce qu’elles sont, et contentons-nous de les avoir effleurées, comme nous venons de le faire.

[990b] 29. Quant aux philosophes qui ont pris les Idées pour la cause des êtres, tout en cherchant d’abord à connaître les causes des êtres réels, ils n’ont fait qu’y ajouter d’autres êtres en nombre égal, absolument comme si quelqu’un, ayant à compter un assez petit nombre de choses et pensant ne pas pouvoir en venir à bout, allait multiplier ce nombre en s’imaginant par là les compter plus aisément. En effet, les Idées sont aussi nombreuses, à peu près, ou, si l’on veut, ne sont pas moins nombreuses que les choses mêmes d’où l’on est parti pour en connaître les causes, et arriver jusqu’aux Idées.

30. Chaque objet a ainsi son Idée homonyme ; et à côté des substances de toutes les autres choses réelles, il y a, de plus, une Idée pour l’unité appliquée à la pluralité, soit qu’il s’agisse des choses de ce monde, soit qu’il s’agisse des choses éternelles.

31. On peut dire encore que, parmi toutes les démonstrations que l’on essaie de nous donner de l’existence des Idées, il n’y en a pas une qui soit décisive. Quelques-unes ne portent pas en elles de conclusion nécessaire ; quelques autres établissent des Idées même pour des choses où nous ne les admettons guère. Ainsi, d’après l’argument qu’on tire de la nature des sciences, il y aurait des Idées pour tout ce qu’on peut savoir ; d’après l’argument tiré de l’unité dans la multiplicité, il y aurait des Idées même pour des négations ; enfin, par cela seul qu’on peut penser à une chose détruite, il y aurait des Idées pour des choses sujettes à la destruction, puisqu’on peut toujours se former une image quelconque de ces choses.

32. On doit même remarquer que, parmi ces démonstrations les plus rigoureuses, les unes admettent des Idées pour des choses purement relatives, auxquelles cependant on ne veut pas accorder la réalité d’un genre en soi ; et les autres vont jusqu’à la supposition du Troisième homme.

33. En général, tous ces arguments en faveur des Idées tendent à supprimer bien des choses auxquelles, cependant, les partisans de cette théorie accordent encore plus volontiers l’existence qu’aux Idées elles-mêmes. Par exemple, il en résulte que ce n’est plus la dualité, la Dyade, qui tient la première place ; c’est le nombre, c’est le relatif qui prend le rang de l’Être en soi, de l’absolu, sans compter tant d’autres contradictions, où tombent quelques-uns des défenseurs du système des Idées, en se mettant en opposition avec leurs propres principes.

34. Même, si nous admettons la supposition, bien gratuite de notre part, qu’il existe des Idées, nous verrons qu’il y en aura non pas seulement pour les substances, mais pour une foule d’autres choses encore. C’est qu’en effet l’acte de la pensée qui réduit les choses à l’unité a lieu, non pas seulement pour atteindre les substances, mais pour atteindre aussi tout le reste ; nous ne connaissons pas exclusivement la substance ; mais nos connaissances s’étendent fort au-delà d’elle, et il y aurait à citer des milliers d’exemples de ce genre.

35. Or, de toute nécessité et comme conséquence de la doctrine même, si les Idées sont susceptibles de participation, il ne peut y avoir d’Idées que pour les substances toutes seules, puisque en effet la participation ne peut pas être indirecte, et que chaque substance réelle ne participe à son Idée qu’en ce sens que cette substance ne peut jamais devenir l’attribut de quoi que ce soit. Par exemple, si un objet quelconque participe de l’Idée du double en soi, il participe aussi de l’Idée de l’éternel ; mais ce n’est qu’indirectement, parce que c’est indirectement que le double peut être éternel.

36. La conséquence de ceci, c’est que les Idées sont la substance même des choses, puisque, des deux parts, dans le monde des Idées et dans ce monde-ci, la substance est désignée de la même manière. [991a] Si cela n’était pas, que voudrait-on dire en affirmant qu’en dehors des êtres il existe une autre chose, à savoir, l’Unité au-dessus de la Pluralité? Mais s’il n’y a qu’un seul et même genre pour les Idées et pour les êtres qui en participent, il y aura dès lors un terme commun entre les Idées et les êtres qui participent des Idées ; car entre les Dyades sensibles sujettes à périr, et les Dyades qui, tout en étant multiples, n’en sont pas moins éternelles, la Dyade ne peut pas être plus une et plus identique qu’elle ne l’est entre la Dyade en soi et une Dyade particulière. Que si au contraire le genre n’est pas le même entre les Idées et les choses, il n’y a plus là qu’une simple homonymie, et une ressemblance, qui n’a pas plus de valeur que si l’on appelait du seul et même nom d’homme Callias, je suppose, et un morceau de bois, sans qu’on pût découvrir entre eux la moindre condition commune,

37. La critique la plus grave à élever contre la théorie des Idées, c’est de rechercher en quoi les Idées peuvent servir à expliquer les choses sensibles, soit dans ce que ces choses on t d’éternel, soit dans ce qu’elles ont de passager et de périssable.

38. Ainsi, les Idées ne peuvent jamais être pour les choses, ni causes d’un mouvement, ni causes d’un changement quelconque. Elles ne peuvent pas davantage servir, ni à nous faire comprendre et savoir les autres choses, puisqu’elles n’en sont pas la substance et que, pour être la substance des choses, elles devraient être dans les choses elles-mêmes ; ni servir à faire exister les choses, puisqu’elles ne se trouvent pas dans les êtres qui en participent. À toute force, on pourrait supposer qu’elles en sont les causes, comme la blancheur est une cause dans l’objet blanc auquel elle est mêlée. Mais cette explication est trop facile à réfuter, bien que ce soit Anaxagore qui l’ait avancée le premier, suivi ensuite par Eudoxe et par bien d’autres après lui. Rien ne serait plus aisé que d’accumuler une foule d’objections insurmontables contre cette théorie.

39. Du reste, quoi qu’on en pense, les Idées ne peuvent donner naissance aux autres choses d’aucune des manières où l’on entend ordinairement cette relation. Ainsi, dire que les Idées sont des exemplaires des êtres et que tout le reste des choses en participe, ce sont des mots parfaitement vides et de simples métaphores, bonnes pour la poésie. Qu’est-ce que c’est que de produire une chose quelconque, en ayant les regards fixés sur les Idées? Une chose peut très bien ressembler ou devenir semblable à une autre, sans même avoir été modelée sur elle : par exemple, que Socrate existe ou qu’il n’existe pas, il peut très bien y avoir quelqu’un qui lui ressemble ; et il en serait évidemment de même si l’on supposait que Socrate est éternel.

40. II pourrait en outre y avoir ainsi plusieurs Exemplaires pour une seule et même chose ; et, par suite, il pourrait y avoir également pour elle plusieurs Idées : pour l’homme, si l’on prend cet exemple, il y aurait l’Idée de l’animal, l’Idée du bipède, et en même temps encore l’Idée de l’homme en soi.

41. [991b] Ajoutez que les Idées ne sont pas seulement les exemplaires des choses sensibles ; elles sont leurs propres exemplaires ; et, par exemple, le genre est un exemplaire à l’égard des espèces dont il est formé. Il en résulte alors qu’une seule et même chose peut être tout à la fois exemplaire et copie.

42. Une impossibilité, non moins forte, à ce qu’il semble, c’est que la substance puisse être en dehors de la chose dont elle est la substance ; et par conséquent, comment les Idées, qui sont les substances des choses pourraient-elles en être séparées? On prétend bien, dans le Phédon, que les Idées sont causes de l’existence et de la production des choses ; mais pourtant les Idées elles-mêmes ont beau exister, les êtres qui en participent ne se produisent pas sans l’action d’une cause qui puisse les mettre en mouvement.

43. Et puis, une foule de choses sont produites par la main de l’homme, une maison, par exemple, un anneau, pour lesquelles nous ne disons pas néanmoins qu’il y ait des Idées. Pourtant, il est bien clair qu’une foule d’objets peuvent, ou exister, ou se produire, par des causes du genre de celles qui produisent les choses que nous venons de citer.

44 D’une autre part, si les Idées sont des nombres, peuvent-ils être les causes des choses? Est-ce en ce sens que chacun des êtres serait des nombres différents, et qu’ainsi tel nombre serait l’homme, tel autre serait Socrate, tel autre Callias? Mais comment ceux-là seraient-ils causes de ceux-ci? Il importe peu d’ailleurs que les uns soient éternels, et que les autres ne le soient pas.

45. Si l’on prétend que les êtres d’ici-bas sont des proportions et des rapports de nombres, comme l’est en musique l’accord des sons, il est incontestable alors qu’il doit y avoir une certaine unité dont les choses sont les rapports ; et si cette unité est la matière, il en résulte que les nombres eux-mêmes ne sont plus que des rapports d’une chose à une autre chose. Je m’explique : si Callias est un certain rapport numérique de feu et de terre, d’eau et d’air, et s’il est aussi l’homme en soi, l’Idée sera le nombre de quelques autres objets ; l’Idée nombre et l’homme en soi, qu’en réalité ce soit ou que ce ne soit pas là un nombre déterminé, ne seront plus qu’un rapport numérique entre certaines choses ; ce ne sera plus un nombre proprement dit ; l’Idée, par cela même, cessera absolument d’être un nombre quelconque.

46. Autre objection. De plusieurs nombres, on peut toujours former un seul nombre. Mais comment de plusieurs Idées peut-il se former une seule Idée? Si l’on dit que ce n’est pas avec les Idées que se forme le nombre total, mais que c’est avec les unités dénombrées, comme le nombre dix mille, par exemple, se compose des unités qui le forment, que sont alors les unités des Idées les unes par rapport aux autres? Ici l’on va se créer de bien étranges difficultés, soit qu’on les fasse d’espèces dissemblables, et qu’elles ne soient pas les mêmes les unes par rapport aux autres unités, soit que toutes les autres uni tés d’Idées différentes ne se ressemblent pas davantage. En effet, puisque les Idées sont dénuées de toute qualité, en quoi pourraient-elles différer entre elles? Tout cela n’est guère raisonnable, et c’est en contradiction avec la pensée générale du système.

47. Bien plus, on sera nécessairement conduit à imaginer un nombre d’espèce nouvelle, qui deviendra l’objet propre de l’arithmétique, et à créer tous ces Intermédiaires, pour les appeler du nom qui leur a été donné par quelques philosophes. Mais ces intermédiaires, comment existent-ils, et que sont-ils? De quelle source peuvent-ils venir? A quoi bon, d’ailleurs, des intermédiaires entre les choses sensibles de ce monde et les Idées?

48. II faut supposer aussi que les unités qui entrent dans l’une et l’autre Dyade viennent de quelque Dyade antérieure. Mais c’est là quelque chose d’absolument impossible ; [992a] et puis, comment peut-il se faire que le nombre totalisé devienne une unité?

49. Veut-on encore après toutes ces objections que les unités soient différentes les unes des autres? Alors, il fallait le dire avec précision, comme le font ceux qui reconnaissent quatre éléments ou deux éléments ; car ces philosophes, loin de prendre pour principe un terme commun et vague, comme celui de Corps, qui pourrait convenir à tous les éléments, spécifient le feu ou la terre, laissant de côté la question de savoir si le mot de Corps est ou n’est pas quelque chose de commun à tous les éléments qu’ils admettent.

50. Mais ici l’on nous parle de l’unité, qui serait composée de parties semblables comme le sont le feu ou l’eau, dont toutes les parties sont similaires. Or, s’il en est ainsi, les nombres ne peuvent plus être des substances ; et il est évident que, si l’on croit avoir l’Unité en soi, et qu’on en fasse un principe, c’est qu’on prend le terme d’Unité en plusieurs sens ; car autrement cette unité serait impossible à comprendre.

51. En voulant ramener les réalités à des principes, les partisans des Idées composent les longueurs avec le long et le court, c’est à dire avec le Petit et le Grand ; la surface, avec le large et l’étroit ; et le corps, avec l’épais et le mince. Mais comment la surface peut-elle contenir la ligne? Ou, comment le solide contiendrait-if la ligne et la surface, puisque le large et l’étroit sont des genres différents, comme le sont également l’épais et le mince?

52. Ainsi donc, de même qu’il n’y a pas de nombre dans tout cela, parce que le Peu et le Beaucoup sont aussi toute autre chose, de même il est clair qu’aucun des termes supérieurs, par exemple, le large, n’est pas le genre de l’épais ; car alors le corps se réduirait à une surface d’une certaine espèce.

53. Et puis, d’où viennent les points qui sont dans les corps? Platon lui-même combattait cette conception particulière du point, comme étant purement géométrique ; mais il appelait le point le principe delà ligne ; et il le considérait souvent de cette façon, pour expliquer les lignes indivisibles. Du reste, comme il faut nécessairement que ces lignes aussi aient une limite, le même raisonnement qui, d’après lui, démontrait l’existence de la ligne, démontrait également l’existence du point.

54. Une objection générale contre la théorie des Idées, c’est que, le but de la philosophie étant de rechercher la cause de tout ce qu’on peut observer, nous avons négligé ici cet objet capital, puisque nous ne disons rien de la cause d’où vient le principe du changement, et que, tout en croyant expliquer l’essence des choses visibles, nous ne faisons qu’imaginer d’autres substances à côté de celles-là.

55. Quant à savoir comment celles-ci sont les substances de celles-là, nous ne répondons à cette question que par des mots tout à fait vides de sens, puisque le mot de Participation est, ainsi que nous l’avons déjà remarque, une expression qui ne signifie absolument rien.

56. Les Idées laissent également tout à fait de côté le principe qui est la base de toutes nos connaissances, le principe par lequel agissent l’Intelligence et la Nature entière, et que nous plaçons, à titre de cause, parmi les principes que nous admettons.

57. C’est que les mathématiques sont devenues de nos jours toute la philosophie, parce qu’il faut, dit-on, les cultiver pour pouvoir comprendre le reste des choses. [992b] On pourrait trouver, en outre, que la substance prétendue qu’on donne aux choses comme leur matière, est encore plus mathématique que réelle, et qu’elle peut être, comme le Grand et le Petit, un attribut et une différence de la substance et de la matière, bien plutôt qu’elle n’est la matière elle-même. C’est également ainsi qu’aux yeux des Naturalistes la substance des choses est le Rare et le Dense, qu’ils regardent comme les premières différences du sujet, tandis que le Rare et le Dense ne sont que des rapports de plus ou de moins.

58. Quant au mouvement, si le Plus et le Moins sont du mouvement véritable, il est clair que les Idées aussi doivent être en mouvement. Mais si les Idées sont immobiles, d’où le mouvement pourrait-il venir?

59. Or, en supprimant le mouvement, on anéantit du même coup toute étude de la nature. On ne peut plus même démontrer, ce qui semblait pourtant bien facile, que la totalité des choses considérées forme une unité, puisque, par ce procédé de l’abstraction, l’on ne fait pas que toutes les choses qu’on réunit forment une unité réelle, mais on ajoute seulement une certaine unité, en supposant qu’on puisse embrasser aussi la totalité des choses qu’on prétend réunir. Cette conclusion même n’est possible que si l’on accorde que l’universel est le genre ; ce qui, dans quelques cas, n’est pas exact.

60. On ne donne également aucune explication pour ce qu’on met à la suite des nombres, à savoir : les longueurs, les surfaces et les solides ; et l’on ne dit, ni comment elles sont, ni comment elles pourraient être, ni quelles propriétés elles peuvent présenter. Or, il n’est pas possible que ce soient là aussi des Idées, puisque ce ne sont plus des nombres. Les êtres intermédiaires ne sont pas davantage des Idées, puisque ces intermédiaires sont des entités mathématiques ; et enfin, les êtres périssables ne sont pas des Idées non plus. II y aurait donc là, à ce qu’il semble, un quatrième genre à ajouter à tous les autres.

61. En un mot, quand on étudie les éléments de tout ce qui est, sans faire des distinctions indispensables entre les sens multiples où le mot d’Être peut être conçu, il est impossible de découvrir ces éléments. C’est surtout impossible quand on cherche à savoir de quels éléments les choses sont formées, en suivant la méthode des partisans des Idées. On est hors d’état, avec ces procédés, de dire d’où viennent dans les choses la passivité ou l’action, ni d’où vient qu’une chose est droite ; et si l’on y parvient, ce n’est absolument que pour les substances toutes seules. Donc, chercher de cette façon les éléments de toutes choses, ou s’imaginer qu’on les possède, c’est être également éloigné de la vérité.

62. Comment, en effet, apprendre quels sont les éléments de toutes choses sans exception? Évidemment il est impossible qu’on possède à cet égard absolument aucunes données préliminaires ; car, de même que, quand on apprend la géométrie, on peut bien posséder préalablement d’autres notions que celles-là, mais qu’on ne sait rien à l’avance des choses spéciales que la science géométrique doit enseigner, et qu’on désire apprendre, de môme aussi pour toutes les autres sciences.

63. Par conséquent, s’il est vrai qu’il y ait une science de toutes choses, ainsi qu’on nous l’affirme quelquefois, celui qui rechercherait cette science universelle ne devrait donc posséder aucune espèce de connaissance préalable. Or, rien ne peut s’apprendre qu’à la condition de certaines notions antérieures, soit sur toute la chose qu’on veut étudier, soit sur quelques-unes de ses parties, que d’ailleurs ces notions préliminaires viennent de démonstrations ou de définitions. En effet, les éléments au moins dont se compose la définition doivent être antérieurement connus et avoir une clarté suffisante, condition à laquelle est soumise également la science qu’on acquiert par l’induction.

64. Cependant, si cette connaissance préalable de l’ensemble des choses est naturellement en nous, il est [993a] bien étrange que nous possédions cette science, qui est la plus haute de toutes, sans nous douter même que nous la possédions.

65. Et encore, comment sera-t-il donné à quelqu’un de connaître les éléments dont cette science primordiale se compose? Et comment les expliquera-t-on clairement? C’est là un difficile problème, et l’on pourrait fort bien se poser ici les questions qu’on se pose quelquefois sur les syllabes formées par certaines lettres. Soit, par exemple, la syllabe D S A. Les uns soutiennent qu’elle est formée du D, de l’S et de l’A ; d’autres au contraire soutiennent qu’il y a là un son différent, qui n’est aucun de ceux qu’on connaît.

66. Mais peut-on demander encore : Pour les choses qu’on ne connaît qu’à la condition de les sentir, comment les connaître si l’on n’en a pas la sensation? Cependant, il faudrait qu’on les connût sans les sentir, si, en effet, les éléments de toutes choses sont identiques, de même que les syllabes composées se forment avec les lettres ordinaires.

67. En résumé, il résulte de ce que nous venons d’exposer que tous les philosophes, à ce qu’il semble, se sont bien occupés comme nous des causes qui sont énumérées dans notre Physique, et en dehors desquelles nous ne saurions en reconnaître aucune autre. Mais les études dont ces divers principes ont été l’objet sont bien vagues ; et si, à certains égards, on lésa tous entrevus et indiqués avant nous, à d’autres égards on peut affirmer qu’on n’en a rien dit,

68. Sur toutes choses, la philosophie première n’a guère fait, ce semble, que bégayer, parce qu’elle était jeune alors, et qu’elle en était à ses débuts et à ses premiers pas. C’est ainsi, par exemple, qu’Empédode expliquait la constitution des os, en disant que c’est une proportion. Il nous donne cela pour l’essence et la substance de la chose qu’il prétend décrire. Mais nécessairement l’explication serait tout aussi bonne, par exemple, pour la ‘chair et pour toute autre chose, lesquelles sont également des proportions, à moins que rien au monde ne soit une proportion ; car c’est grâce à la proportion que la chair, les os et tout autre corps quelconque sont ce qu’ils sont ; ce n’est plus par la matière qui pourtant, selon Empédocle, est le feu et la terre, l’air et l’eau. Si quelque autre philosophe eût avancé ces théories, Empédocle lui aurait fait nécessairement les mêmes objections que nous lui faisons ; mais il est vrai qu’à cet égard il ne s’est pas prononcé très clairement.

69. Quant à nous, quoique nous ayons bien assez longuement discuté tous ces points dans ce qui précède, nous aurons à revenir sur ce sujet, afin de lever tous les doutes qui pourraient encore subsister pour quelques esprits ; et nos recherches ultérieures profiteront certainement aux éclaircissements que nous aurons à en tirer.

FIN DU LIVRE I

Toutes les Oeuvres Majeures d'Aristote

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