Читать книгу La revanche de Marguerite - Charles Deslys - Страница 12

X
LES BEIGNETS DE SIX LIVRES

Оглавление

Table des matières

Au commencement de ce siècle, Dieppe, vu de la mer, n’avait pas du tout l’aspect que nous lui connaissons aujourd’hui.

Au lieu de cette large et riante plage où s’élèvent les bains, le casino; au lieu de la promenade et des grands hôtels qui la bordent, c’étaient la grève et les vieux remparts, battus par le flot des grandes marées d’un côté, envahis de l’autre par toutes sortes de baraques, hangars, masures en pans de bois et autres constructions hétéroclites, parmi lesquelles se distinguait la fameuse taverne des Frères de la Côte.

Sous ce titre, renouvelé de l’ancienne flibuste, dont Montbars l’Exterminateur fut l’un des héros, et le Uieppois Pierre Legrand l’un des créateurs, se rangeaient alors les vieux marins déclassés par les désastres de nos flottes, les terre-neuviers et les baleiniers ne pouvant plus harponner la baleine ni cingler vers le Grand-Banc, les écumeurs, les ravageurs de la mer, toute une bohême neptunienne, où Balidar et les autres coursiers recrutaient leurs équipages.

Rude mais bon métier, qui, pendant la République et les premières années de l’Empire, rapporta de gros bénéfices à tous ceux qui le pratiquèrent: armateurs, capitaines ou simples matelots. C’était le bon temps de la course! On dédaignait les maigres prises amenant au premier coup de pierrier; on épargnait les pauvres caboteurs sans défense. Mais quant aux majestueux bâtiments de la Compagnie des Indes, quant aux riches convois escortés par des navires de guerre, pas plus de crainte que de pitié: A l’abordage! Des dangers, mais de la gloire! du sang. mais de l’or!

Ceux-là mêmes qui devaient y laisser leur peau n’y perdaient pas tout. Ils avaient reçu des avances. C’était l’usage. Un mois de paye. Et le diable savait quelles bombances, quelles folies précédaient chaque entrée en campagne.

Mais depuis la destruction de notre armée navale à Trafalgar, la perfide Albion, comme on disait alors, avait reconquis l’empire des mers. Nos vaisseaux restaient bloqués dans nos ports. Presque tous les corsaires avaient désarmé. Il fallait l’audace héroïque de Balidar pour risquer de nouvelles croisières.

La dernière avait refroidi ses plus chauds partisans. Quinze hommes tués! «On a failli la danser tous!» disaient les survivants. Et le succès final, dont le capitaine et son second avaient eu tout l’honneur, ne s’était guère traduit que par des lauriers. pour eux seuls.

Le John Bull, en tant que navire de guerre, revenait à l’État, sauf la prime à ceux qui l’avaient si miraculeusement amariné. Ce compte ne se réglerait pas de sitôt.

Je ne sais si nous avons bien fait comprendre la situation du moment. C’était en octobre1813, après la Bérésina, pendant notre suprême lutte en Allemagne. On savait l’Europe tout entière coalisée de nouveau contre la France. L’appréhension, le découragement se faisaient sentir jusque dans ces régions, éloignées du théâtre de la guerre. D’un côté, la mer fermée; de l’autre, la frontière peut-être entr’ouverte!

Toutes ces circonstances tenaient en échec la popularité de Balidar. On redoutait qu’il ne tentât une nouvelle équipée. Comme Napoléon lui-même, il avait contre lui les épouses et les mères.

Nonobstant, ses matelots restaient fidèles à leur idole. C’était pour ainsi dire une protestation que ce banquet en son honneur.

Il avait promis d’y venir, mais seulement vers le dessert; l’endroit lui était assez connu pour qu’il ne désirât pas y rester trop longtemps.

Que le lecteur veuille bien nous y suivre.

Sur la façade peinte en rouge de cet immense cabaret, digne en tout point d’une Cour de Miracles, on lisait cette enseigne, en usage dans tous les établissements bachiques destinés aux marins:

Ici on fait chaudière.

Ce qui signifie que tout équipage buvant à l’intérieur peut, moyennant une faible redevance, faire cuire sa nourriture au chaudron du foyer.

Entrons! Le rez-de-chaussée, très en contre-bas du sol, n’offre rien de remarquable ce jour-là. Il ne s’y trouve que des vieillards, pêcheurs ou lamaneurs, en train de vider leur pichet de cidre. Les jeunes, ou du moins les turbulents, sont réunis à l’étage supérieur, dans la grande salle réservée pour les bacchanales des corsaires.

Ils sont attablés depuis trois heures. Les émanations des mets, des boissons, la fumée du tabac, l’odeur de la cuisine qui se fricasse dans la pièce même, tout concourt à former une atmosphère à suffoquer des bourgeois.

Ce brouillard s’étoile çà et là,–car nous touchons au crépuscule,–de quelques chandelles fichées dans des bouteilles vides.

Dévisageons, s’il se peut, les convives, qui semblent assis dans une nuée, comme les dieux de l’Olympe.

0spectacle digne du crayon de Callot, des pinceaux de Téniers, d’Ostade ou d’Adrien Brawer! 0 rouges trognes! 0voix tonitruantes qui eussent fait pâmer Rabelais!….. Nous ne vous décrirons pas, vous étiez indescriptibles!

Déjà la table chancelle par un bout. A cette autre, on casse les verres et les assiettes. Des mousses circulent en guise de pages. «Holà! hé! Grain-de-Sel! par ici! Du vin! de l’eau-de-vie! du sacré-chien tout pur! Holà!» Toutes sortes de vociférations maritimes se croisent dans l’air:

«Cric! crac! sabot! cuiller à po!» ou bien cet autre Evohé des saturnales dieppoises: «Chicot! des boyaux! chicot!» ou bien encore quelque refrain dans le genre de celui-ci, la musique valant les paroles:

Pour faire un homme à poils, il faut

D’un corsaire être matelot,

Et narguer le plancher des vaches,

Bon pour les femmes et les lâches!

Et branle-bas!

Sur la gueule à qui n’y croît pas.

Mais poussons jusqu’à la cheminée qui flamboie! Nous y trouverons deux de nos amis, à savoir Stoppe. la-Mèche et Frise-à-Plat, travestis en maître coq et marmiton. Ils sont vent dessus, vent dedans! suivant l’expression matelote. Histoire de se consoler de leur déconvenue matrimoniale. Ils lancent des œillades assassines à la maritorne normande dont ils se sont improvisés les collaborateurs. Autre genre de consolation.

Déjà les fricots sont dévorés. On débroche les derniers rôtis. Sur le trépied s’installe une gigantesque poêle à frire. Le beurre y rissole. D’un côté, des pommes coupées en rond remplissent un baquet; de l’autre, on voit dans une terrine la pâte onctueuse qui va servir à la confection des beignets et des crêpes.

A la première qui saute, un hourra formidable ébranle les vitres du cabaret.

Il fut répété au dehors par la foule, surtout com-[posée de femmes et d’enfants, qui grouillait devant les fenêtres, attirée par la lumière et le bruit.

En ce moment solennel, Balidar, suivi de Césaire Heurtebise, entrait dans la salle basse.

Le capitaine paraissait soucieux.

–Ainsi, demanda-t-il à son second, nous avons l’autorisation nécessaire?

–Elle est arrivée ce matin de Paris, répliqua Césaire. Le sous-préfet, le commandant du port, toutes les autorités nous prêterons un franc concours. Mais l’embauchage ne s’opérera peut-être pas sans peine. Vous venez d’entendre sur notre passage les murmures presque menaçants des Polletaises?

–Oui, par la morbleu! c’est ce qui m’attriste! J’étais leur dieu! Elles en raffolaient! Pourquoi ce changement!

Heurtebise, à voix basse, donna cette explication succincte:

–Moins de profit, plus de dangers! Elles n’ont pas eu leur part dans la dernière prise. Des maris et des fils y sont morts.

–Il me faut cependant un équipage, et de premier choix! répondit Balidar. J’ai besoin d’argent. j’en dois, paraît-il, à cet usurier, à ce fripon de Legrip, qui m’a fait remettre, tantôt, par un huissier, des paperasses auxquelles je n’ai rien compris. Tu les examineras. Jour de Dieu, si ça devait inquiéter ma fille!

Et, tout pensif, il monta l’escalier.

A sa vue, des acclamatious frénétiques retentirent. On se pressait, on se bousculait pour mieux voir le capitaine et s’en rapprocher un peu. Le doyen des matelots, surnommé Dur-à-Cuire, remplit une sorte de hanap réservé pour le chef, et le lui présenta.

Balidar, avant de boire, porta ce double toast:

–A nos triomphes passés! A nos victoires à venir!

La première de ces deux propositions avait soulevé toute une tempête d’applaudissements; ils furent plus rares à la seconde.

–Hein! fit le corsaire, renonceriez-vous aux bonnes aubaines? Moi, qui venais précisément vous en offrir une superbe.

–Bravo! s’écrièrent quelques jeunes flibustiers.

Mais le plus grand nombre s’était tu. Certains même avaient grogné.

–Comment m’y prendre? pensait Balidar, cherchant un moyen de raviver les grands enthousiasmes d’autrefois.

Au milieu du silence, la voix retentissante de Stoppe-la-Mèche éclata tout à coup:

–C’est des feignants, disait-il avec une noble indignation, c’est des faillis-chiens! Ils ont peur des Engliches!… Ils ont peur de leurs femmes!… Ah! malheur!

–Mais pourquoi donc m’en veulent-elles? s’écria le capitaine en se tournant vers la cuisinière. Voyons, toi qui portes jupes, dis-moi franchement la vérité.

La commère ne se le fit pas répéter deux fois. Campant ses poings sur ses hanches:

–Eh! répondit-elle, parce que vous ne jetez plus par la fenêtre les écus de six livres!….. Parce qu’elles disent qu’ils sont frits, vos écus. tenez! comme ces beignets que je retire de la poêle!

Balidar se frappa le front, illuminé d’une inspiration soudaine. Il avait trouvé son moyen.

–Je te prends au mot! s’écria-t-il. Eh bien, soit! des beignets de six livres, et pour ces dames! Elles verront que je ne les oublie pas! Elles auront leur part d’avance!

Tout en parlant ainsi, il avait éventré sa large ceinture, il y puisait des poignées d’argent, qui tombèrent aussitôt dans la terrine à la pâte.

–Compris! s’exclama joyeusement Frise-à-Plat. Amenez l’écumoire!

Les écus, de vrais et bons écus de six livres, passèrent vivement et tout embarbouillés dans la friture.

Elle bouillait, elle chantait, surexcitée par un feu d’enfer!

En un clin d’œil, ces beignets d’un nouveau genre furent boursouflés et crépitants comme s’ils eussent été, non pas d’argent, mais de pommes.

–On demande un plat! le plus grand des plats! dit la voix de basse-taille de Grand-Pierre.

Dès qu’il l’eut entre les mains, l’écumoire, manœuvrée par Jean-Louis, opéra le second transbordement.

–Ecumeurs de mer! écumeurs de poêle! disait-il en même temps.

De nouvelles pièces pleuvaient déjà dans la terrine.

Stoppe-la-Mèche, porteur du plat rempli, marcha cérémonieusement vers la fenêtre, qu’à son approche on avait ouverte toute grande.

Se penchant au dehors, entre deux torches qui s’agitaient à ses côtés, il promena dans cette lueur sa platée fumante. Et, comme avertissement, il criait:

C’est de la part du capitaine Balidar! Une avance pour les femmes sur les bénéfices de la prochaine expédition! Des écus frits, des écus frits! Gare là-dessous! gare la graisse!

Les beignets et les plats tombèrent en même temps.

, La foule, de plus en plus curieuse, s’était reculée, incrédule, ahurie, hurlante. Elle revint promptement, et se précipita pour ramasser la manne ardente qui lui tombait ainsi du ciel.

Quelle comédie! surtout lorsqu’on se fut assuré que, sous la croustillante enveloppe, il y avait réellement des écus de six livres. On se pousse, on tombe, on s’entrelace, on se bat corps à corps pour en avoir. Au risque de se brûler de nouveau les doigts, on en redemande encore, on en voudrait toujours!

La friture ne chôme pas. Après la ceinture du capitaine, celle du lieutenant s’est vidée dans la poêle. Puis Stoppe-la-Mèche et Frise-à-Plat y jettent une partie de leur magot. Qu’importe! à présent qu’ils n’ont plus l’espoir d’attendrir Toinette.

Six platées de beignets y passèrent.

Nous laissons à penser, tant au dehors qu’au dedans les cris de: a Vive Balidar! Merci, Balidar! Tout pour Balidar!»

Un revirement complet venait de s’opérer en sa faveur. Toute sa popularité lui était revenue. Il daigna se montrer enfin à la foule idolâtre, et lui tint à peu près ce langage:

–Il n’y a plus de pâte! Il n’y a plus de friture! Il n’y a plus d’écus! Mais nous irons en chercher d’autres dans les poches des Anglais... et ce seront eux, les Anglais, les homards, qui seront fricassés! Guerre aux Anglais!

Ce cri fut répété par les Polletaises. Elles ne songeaient plus à retenir ni leurs maris, ni leurs enfants. Elles avaient confiance en Balidar, elles étaient redevenues folles de Balidar.

Lorsque, la fenêtre s’étant refermée, il se retourna vers les Frères de la Côte, ils l’acclamèrent tous ensemble. Puis, Dur-à-Cuire, se faisant l’interprète du sentiment général:

–Capitaine, dit-il, quelle est cette expédition projetée? Nous voici prêts à vous suivre, et sans intérêt. rien que pour l’honneur.

–Honneur et profit! répliqua-t-il en montant sur la table, afin de mieux se faire entendre. Ecoutez, mes braves. Voici mon plan.

La revanche de Marguerite

Подняться наверх