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VARANGEVILLE
A quelques kilomètres de Dieppe, vers l’ouest de la côte, s’étend l’ombreux et verdoyant Varangeville.
C’était alors, et c’est encore aujourd’hui, l’un des plus beaux villages du littoral de la Seine-Inférieure.
D’un côté se déroule la campagne normande avec toutes ses splendeurs végétales, ses plantureuses cours aux larges pommiers arrondis, ses champs aux riches cultures, ses routes et ses fermes entourées, bordées de haies vives ou de majestueuses rangées de grands arbres.
De l’autre, au delà des friches envahies par le romarin toujours vert et des falaises se capitonnant du velours des herbes et des mousses, c’est l’Océan.
Presque au bord de la roche coupée à pic, et qui n’empêche pas toujours la mer d’aller plus loin, se dresse une haute et grosse tour quadrangulaire, de style Louis XV: le phare d’Ailly. Sur une autre crète surplombant l’abîme, qui la dévorera tôt ou tard, l’église de la paroisse occupe une situation des plus pittoresques et des plus vertigineuses. C’est à croire qu’elle va s’effondrer, tomber de toute cette hauteur parmi les galets, les rochers et les brisants.
On accède à la grève par quatre ou cinq coupures ou ports, mais surtout par un délicieux ravin, que l’été remplit de feuillage, émaille de fleurs, et qui descend en serpentant jusqu’à la brèche dont le double escarpement forme l’entrée d’une sorte de crique, sauvage comme celle d’une île déserte.
Ce val communique avec le plateau même où s’éparpillent les maisonnettes riantes du village, autour des restes, utilisés en métairie, de l’élégant castel d’Ango, ce Jacques Cœur de François1er, cet armateur châtelain qui, du haut de ses tourelles, se lassait à compter ses navires entrant au port de Dieppe ou reprenant le large.
Les deux sœurs de lait avaient grandi, Antoinette était née dans une ferme voisine, que le parrain devait racheter plus tard et donner à sa filleule. Sa maison de campagne y attenait.
Qui de nous, en parcourant la Normandie, n’a pas remarqué ces anciennes demeures seigneuriales, dont l’étage et les ailes sont en pans de bois sculptés, dont la haute toiture se couronne d’élégantes cheminées de briques, et qui datent pour le moins du roi Henri IV. Un manoir, un mesnil, comme on dit là-bas.
Telle est la résidence où va se transporter notre drame. On l’appelait autrefois le château d’Ailly. Abandonné dès les premiers jours de la tourmente révolutionnaire, il avait été vendu comme bien national contre une poignée d’assignats, lorsque Balidar, .à son tour, s’en rendit acquéreur, mais sans savoir quand et comment sa prodigalité solderait cet achat. Quelques réparations urgentes se bâclèrent à la diable; le tapissier n’eut qu’à choisir parmi les dépouilles des navires, anglais ou espagnols, qui devinrent la proie du corsaire. A chaque nouvelle capture, tout le dessus du panier prenait le chemin du manoir.
Il en résulta l’ameublement le plus hétéroclite qu’on puisse imaginer, un luxe de tapis, de rideaux et de tentures comme on n’en reverra plus. Les quatre parties du monde y avaient contribué. sans le savoir. et sans le vouloir!… Ici, c’était Windsor ou Lisbonne; là, Tunis, Mexico, le Brésil, l’Inde ou la Chine; sans compter maintes acquisitions dans les villes et châteaux d’alentour. On avait ordonné l’air de la campagne à Marguerite, et Balidar ne trouvait rien de trop beau, rien de trop cher. c’était pour sa fille!
Mais ce qui valait encore mieux que tout cela, c’était le site, c’était le paysage! Pas de pelouses, pas de gazons. de beaux herbages où leg, bestiaux, dans l’herbe jusqu’au ventre, vous regardaient d’un: air satisfait. Et quel jardin! quel parc! Le val et la crique en faisaient partie. Quel art, mieux que la nature, eût ménagé ces riantes perspectives, eût groupé ces grands arbres, à travers lesquels on voyait resplendir les flots et, chaque soir, tout au fond de l’immense horizon, ce spectacle magique et! variant à l’infini que donne le coucher du soleil.
Le lendemain du retour triomphant de Balidar, tout était en mouvement au château. Deux domestiques, Marianne et François, arrivés dès le matin, mettaient toutes choses en ordre dans l’intérieur. Au dehors, les époux Simon, fermiers d’Antoinette, nettoient les massifs et ratissent les allées, où déjà l’automne sème quelques feuilles mortes. On se hâte, les maîtres vont arriver.
Vers le soir, au détour du chemin, se montre une calèche renfermant le capitaine et les deux demoiselles. Un cavalier les escortes, c’est sir Arthur Gower.
–Milord, lui dit Balidar en mettant pied à terre, voici la forteresse en question. Je vous y destinais d’abord un cachot, mais on m’a fait observer que ce ne serait pas convenable, à cause de mes deux filles, et nous avons résolu de vous loger ici près, dans la ferme à Toinon... Vous serez le prisonnier de Toinon. Ce qui vous laissera, d’ailleurs, beaucoup plus de liberté. Venez voir!
Le gentleman suivit son hôte.
A deux ou trois portées de fusil du manoir, dans une folle haie, s’ouvrait la barrière communiquant avec la ferme. une de ces avenantes fermes normandes dont la vue donne cette pensée qu’on doit y vivre heureux.
En passant devant l’écurie, l’Anglais remarqua qu’il y aurait place pour son cheval, superbe bête de race achetée par lui le matin même.
–L’animal sera bien servi, dit Balidar, et le maître également, par le bon père Simon, que je vous présente. Bonjour, Simon!… Un brave homme!… et par sa femme, la meilleure ménagère du pays de Caux. Pas vrai, la Simonne?
Ils saluèrent tous les deux, protestant de leur bon vouloir par quelques paroles inintelligibles. Le cordial éloge du capitaine les avait rendus tout fiers et guillerets l’un et l’autre.
La chambre, ou plutôt l’appartement destiné au capitaine du John Bull se composait de deux pièces, ayant une vue des plus agréables, et qui semblaient avoir été disposées, meublées, ornées expressément pour un officier de marine.–
–C’est la cabine de mon second, expliqua le corsaire; il a dû rester à Dieppe pour le règlement de notre prise. et pour veiller au meilleur arrimage possible de vos matelots, sir Arthur. Ne craignez donc pas d’abuser. C’est une prison qui n’a rien de déplaisant, n’est-ce pas?
Il remercia par un geste affirmatif.
–On vous donnera tout mon armement de chasseur, reprit Balidar; lièvres et perdreaux foisonnent dans les environs. Je ne chasse pas, moi. du moins ce gibier-là. Voulez-vous explorer le parc, les points de vue?…
–Volontiers!
Ils descendirent. Les propriétaires, surtout les nouveaux, aiment à montrer leur domaine. Notre châtelain promena son hôte jusqu’au bord de la falaise.
–Et vous voyez, lui dit-il, la mer? C’est notre grande consolatrice, à nous autres marins!
–Aôh! je suis content, daigna reconnaître enfin l’Anglais. Un beau séjour, et, je l’espère, de l’indépendance?
–Indépendance entière! déclara le Français. On sonne à midi le dîner. le souper, à sept heures du soir. et tenez, précisément, voici la cloche qui nous appelle!
Son tintement cessait à peine lorsqu’ils arrivèrent dans la salle à manger.
Grâce à la faconde méridionale de l’amphitryon, grâce aux plaisantes reparties de sa filleule, qu’il stimulait à dessein, une certaine gaieté se maintint pendant le repas.
L’étranger parla peu, mais ses réponses concises étaient toutes remarquables, et par la forme et par la pensée. Ses manières, bien que toujours britanniques, devenaient de plus en plus courtoises. Un voile de mélancolie adoucissait l’expression hautaine de son visage. On eût dit qu’il cherchait à se rendre intéressant.
On prit le thé–les Dieppois avaient alors des habitudes presque anglaises–sur la terrasse, abritée par une tente, qui régnait devant la maison.
La nuit était venue, une calme et belle nuit d’automne. Sur les herbages, d’où s’élevait une vapeur légère, les arbres, obliquement éclairés par la lune, allongeaient leurs ombres. Au ciel, des milliers d’étoiles; à terre, ces aspects confus qui prêtent tant de charmes à la campagne. On entendait le bruit lointain de la marée montante, et, plus près, le murmure des peupliers qui chantaient doucement.
La conversation s’était ralentie. Il y a des milieux, il y a des heures où, dans l’homme comme dans la –nature, tout ressent l’influence du repos. On ne dort pas, on rêve. Ce fut ainsi que le prisonnier, rompant un dernier silence, articula ces mots à demi-voix:
Ce pays ressemble à mon pays. Cette demeure, au cottage où m’attendent ceux qui m’aiment.
Et, comme secouant un regret inutile, il se leva pour prendre congé de ses hôtes.
Pendant la soirée, surtout depuis un instant, ses yeux aux reflets d’acier se fixaient plus que de raison sur le poétique visage de Marguerite. Il lui sembla que, sous l’arceau de verdure surmontant la barrière de la ferme, quand sir Arthur se retourna pour les saluer tous, c’était elle seule qu’il regardait encore.