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II
STOPPE-LA-MÈCHE ET FRISE-A-PLAT

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Table des matières

A bord de nos corsaires, normands ou bretons, pas un matelot qui n’eût son sobriquet caractéristique.

Grand-Pierre, en vertu de cet usage, s’appelait plus communément Stoppe-la-Mèche; Jean-Louis, Frise-à-Plat.

Cette dernière qualification s’explique d’elle-même. L’autre était le prix d’une action d’éclat.

Au plus fort d’un combat d’abordage, la soute aux poudres allait être enflammée par un ennemi jaloux d’expédier à tous les diables et vaincus et vainqueurs. Grand-Pierre bondit sur ce héros, l’assomme d’une main, de l’autre écrase son boute-feu, en proférant d’un ton gouailleur cette exclamation d’argot maritime: «Stoppe-la-mèche!» dont son acte même était le glorieux commentaire.

Le surnom lui resta. Pour le justifier, Dieu sait par combien d’autres mèches il avait obtenu les honneurs de l’ordre du jour. Jamais loup de mer ne fut aussi complet que celui-là.

Baleinier avant d’être corsaire, il s’était heurté dix fois aux banquises des pôles. Ses naufrages, il ne les comptait plus. Fût-ce du fond du Maelstrom, cet infernal gouffre, il en serait revenu. Quant à son bilan de guerre: prises d’assaut, harponnements, pillages, carnages, incendies, canonnades et mitraillades, même à bout portant, rien ne pouvait plus le surprendre. Il avait coulé bas avec le Vengeur, et ne s’en portait pas plus mal, comme vous allez voir.

Qu’on se figure un grand escogriffe, efflanqué, maigre et nerveux. Des muscles d’acier, des jambes et des bras qui n’en finissaient plus. La figure de Croquemitaine, avec une balafre en travers de la joue droite, et toujours une chique gonflant la joue gauche, ce qui faisait que son nez, quel nez! protubérait entre deux grimaces. Tel était Grand-Pierre, surnommé Stoppe-la-Mèche, qui, nonobstant, s’estimait agréable à voir et jeune encore, bien qu’il eût passé la quarantaine. Réellement, il était toujours fort comme un lion, leste comme un singe.

Pendant que nous y sommes, racontons sa première rencontre avec l’ami Frise-à-Plat.

Celui-ci, moins âgé d’environ quinze ans, avait eu l’enfance vagabonde d’un abandonné, d’un p’tit chercheux d’ pain, comme on dit sur la côte normande. Il rôdait, affamé, devant un cutter d’où s’exhalait l’affriolante odeur du lard aux pommes de terre, quand un grand diable de matelot, qui allait embarquer, l’avisa au passage.

–Eh! Frise-à-Plat! dit-il au gamin, par allusion à ses cheveux en baguettes de tambour, on cherche un moussaillon. Veux-tu apprendre à te pommoyer jusqu’au perroquet de fouque pour devenir bientôt un parfait gabier, sacré nom! et, plus tard, timonier-chef ou maître d’équipage comme moi, tonnerre de Brest!

L’enfant n’avait pas compris un traître mot. Cependant il répondit:

–J’aurai-t-y de ce qui flaire si bon là-dedans?

–A gogo, mon p’tit marsouin!

–Menez-m’y tôt!

Là-dessus, Stoppe-la-Mèche, qu’on a reconnu, cueillit délicatement le bambin déguenillé par l’échine, entre son pouce et son index, et le descendit à bord avec lui.

Et voilà comment Jean-Louis, qu’on appelait déjà Petit-Jean, gagna du même coup son second surnom de Frise-à-Plat, son incorporation dans la marine auxiliaire, et devint l’élève favori du rude Grand-Pierre, qui lui voua tout d’abord une affection paternelle, mais scrupuleusement basée sur l’aus– tère maxime: «Qui aime bien châtie bien.»

Aussi quelles râclées! quelle tripotées pour l’apprentissage du mousse, puis du pilotin! Petit-Jean supportait tout sans se plaindre. Au contraire, il riait toujours. C’était un enfant rempli d’ambition. Il voulait devenir timonier. Le maître d’équipage ne l’avait-il pas promis?

Ce grand jour arriva. Jean-Louis était maintenant un homme. A la première menace de son étrange pédagogue, il se rebéqua tout à coup.

–Halte-là!….. Plus de taloche!….. ou je cogne à mon tour!

Stoppe-la-Méche, tout ébaubi, fit le geste de persister. Frise-à-Plat, d’un croc-en-jambe, l’étala tout de son long sur le pont. Il y avait des témoins. et des rieurs.

On devine quel pugilat s’ensuivit. Les coups tombaient comme grêle, et la galerie se gardait bien de séparer les deux adversaires. Celui-ci avait un œil poché; celui-là, la mâchoire en compote. Ils tenaient bon tous les deux. Enfin, le plus âgé se montra le plus sage.

–Assez! dit-il en prenant une attitude magnanime; c’est moi qu’avais tort de te traiter toujours comme un moussaillon!… Je te reconnais mon égal. et te proclame mon ami. Veux-tu? J’sommes maintenant matelots. Cric!

–Crac! répliqua l’élève, qui, de franc cœur et tout en larmes, se jeta dans les bras du maître.

Et ce fut désormais une amitié digne de prendre rang à la suite de Castor et de Pollux, d’Oreste et de Pylade, de Pythias et de Damon, etc…, etc.; une paire de types inconnus de l’antiquité. Ils manquaient à l’histoire.

Nous ne plaisantons pas. Bien que pillards, querelleurs, ripailleurs. et le reste, nos deux inséparables se distinguaient pourtant de leurs compagnons; car, on le comprendra sans peine, le personnel des corsaires ne se recrutait pas parmi la fine fleur des pois. Il se formait, en deçà et au delà du temps marqué pour le service de l’Etat, d’aventureux pêcheurs ayant trouvé la chasse aux écrevisses anglaises bien autrement profitable que la pêche du hareng ou de la morue, de réfractaires, de contrebandiers, de vieux forbans et autres cosmopolites des moins scrupuleux. Une vraie bohème maritime! Or. parmi cette tourbe, le brutal, mais loyal Grand-Pierre, le présomptueux, mais dévoué Jean-Louis, se trouvaient rois. comme les borgnes dans le royaume des aveugles. Nous avons esquissé le portrait de Stoppe-la-Mèche; qu’on nous permette, comme pendant, celui de Frise-à-Plat, devenu chef-timonier.

Sa chevelure demeurait non moins rétive au fer à papillotes que par le passé, mais une heureuse métamorphose s’accomplissait dans tout le reste de sa personne. Il avait appris à lire, à écrire, à danser. C’était le matelot joli-cœur. Il portait des boucles d’oreilles et des sous-pieds! Il avait du linge, des économies! Très-fûté, d’ailleurs, et tirant profit de tout. L’instinct de la conservation. Un parfait Normand. y compris le teint frais et l’apparente naïveté. A terre, à jeun, vous l’auriez pris pour une demoiselle. Mais dans le combat ou dans l’orgie, c’était le digne émule de Stoppe-la-Mèche, que, sous maint rapport, il s’était proposé pour modèle. Tous les tours de force ou d’audace exécutés par celui-ci, celui-là les renouvelait ou les imitait à l’instant. L’ancien, d’abord, en était fier; puis jaloux. Il osait davantage. L’autre aussi. De plus fort en plus fort! «Cric! crac! sabot! cuiller à pot!» Une constante émulation, mais qui ne faisait que resserrer le lien de leur amitié.

On les voyait touj ours ensemble, naviguant de conserve, si pareillement réglés d’allure et de gestes, qu’on eût pu croire qu’un seul et même ressort les mettait en mouvement tous les deux. Ils avaient les mêmes habitudes, les mêmes goûts, la même ambition, et, pour entrer dans notre sujet, nous ajouterons: le même et malheureux amour dans le cœur. On l’eût deviné, du reste, aux regards en-dessous que, dès le seuil de la salle au balcon d’argent, ils adressaient l’un et l’autre à l’insensible et trop charmante Antoinette.

Pour le moment, elle ne songeait pas plus à se moquer d’eux qu’ils ne songeaient à lui plaire. Ils restaient là, confus, immobiles, interdits, sous le regard anxieux des deux jeunes filles et du commandant qui, d’une voix irritée, les interrogeait pour la seconde fois.

Toujours en dessous, Jean-Louis regarda Grand-Pierre, qui regarda Jean-Louis. «A toi!» semblaient-ils se dire. Mais, pas plus l’un que l’autre, ils n’osaient parler.

–Mon père! s’écria Marguerite, dites ce qu’est devenu mon père!

Et comme ils se taisaient encore.

–Mort1ajouta-t-elle toute palpitante d’angoisse. Mort, n’est-ce pas? Il est mort?

–Non! firent les deux matelots, qui s’étaient redressés.

Puis, courbant de nouveau la tête:

–Ah! si ce n’était que ça! murmurèrent-ils d’une même voix lamentable.

–Courage et bon espoir! disait Antoinette à Marguerite, qu’elle soutenait et calmait à la fois.

Le commandant perdait patience.

–Répondrez-vous, enfin? dit-il avec ce ton d’autorité qui impose l’obéissance.

Ils allaient obéir en même temps. Mais le vieil officier, s’adressant au maître d’équipage:

–Toi d’abord, l’ancien! précisa-t-il, et puisqu’il faut que je t’aide, voyons! Le capitaine Balidar est parti, voilà bientôt quinze jours, sur son lougre appelé l’Embuscade?

Stoppe-la-Mèche inclina la tête affirmativement.

Le questionneur poursuivit:

–Nous avons appris que, vers la fin de l’autre semaine, échappant à la croisière anglaise, il avait capturé un brick espagnol… mais avec lequel il s’était vu contraint de chercher un refuge sous le canon du Havre. Un navire de guerre vous donnait la chasse.

–Oui! souffla le maitre d’équipage.

Et Jean-Louis, plus explicite, se permit d’ajouter:

–Le John Bull. un grand cutter de dix-huit caronades. et l’équipage à l’avenant.

–Je ne t’interroge pas, toi qui compte si bien les forces de l’ennemi! répliqua le mutilé. Parle, toi, l’autre! Que faisait votre capitaine?

–Il enrageait! dit Grand-Pierre. Bloqué, quoi! Avec ça qu’au bout de cinq jours, le goddam lui fit passer, par un pêcheur, une façon de cartel qui manquait de politesse et débutait par cette nargue: «Au forban Balidar!» Je vous laisse à penser sa colère. Elle dura jusqu’à la nuit close.

–Et le lendemain?

–Il sifflotait entre ses dents. Un tic à lui quand il rumine quelque branle-bas d’enfer! Fectivement, à la marée du soir, il nous ordonna d’être prêts pour un coup de peigne. Et comme je passais dans ses eaux, je l’entendis grommeler en regardant la lun qui n’était pas claire du tout: «Bon! y aura de breume!»

–Quand cela?

–Eh! cette nuit, pardi! à l’appareillage, quan l’officier de quart du stationnaire lui demandait «Où allez-vous?» et qu’il a crânement répondu «Vous débarrasser de ce méchant cutter, qui com mence à nous em.bêter tous. n’est-ce pas, les er fants?»

Frise-à-Plat crut devoir intervenir pour une explication.

–C’était à ses matelots qu’il parlait ainsi. e tous ont répondu «oui» de gaieté de cœur, même ceux-là qui savaient que les bouches à feu et autres du John Bull étaient plus du redouble qu’à bord de l’ Embuscade.

–Bien riposté! fit Stoppe-la-Mèche, tout rayon nant d’orgueil et d’admiration pour son élève.

D’autre part, le commandant avait souri.

–Allons, dit-il, voilà qui te revaut mon estime! Continue, toi, le blondin. Ces demoiselles sont dans les transes, et tu nous expliqueras plus vite.

Petit-Jean l’interrompit en commençant avec une incroyable volubilité le récit du combat.

–Nous filions au plus près. histoire de passer devant. Un fort brouillard et de la houle! Sitôt que l’ Embuscade eut réussi cette première manœuvre, elle s’approcha du croiseur et, pour se faire reconnaître, le saluant d’un paquet de mitraille, elle sembla lui crier par la voix du canon: «Accepté ton cartel, et voilà notre attaque!» Faut être juste, l’autre ne se le fit pas répéter deux fois. Toujours prêt à déraper, il se met en chasse. Le vent et la mer grossissaient. Quelle course! Tout à coup, pare à virer sous le cap d’Antifer! Une frime, vous comprenez!… Cache-cache dans la brume. Puis, toutes voiles dehors, et droit à l’Anglais!… Nous l’accostons comme une foudre. On jette les grappins. En avant! à l’abordage!… Mais les homards cuits ne dormaient point. Bing! boum! patatras! une triple volée de mitraille balaye notre pont, le couvrant de morts et de blessés.

Marguerite, qui jusqu’alors avait écouté, toute frémissante, ne put retenir ce cri:

–Dieu! mon père!

–Rassurez-vous! s’empressa de reprendre le maître d’équipage, notre capitaine avait déjà bondi dans les galhaubans du John Bull, et son digne second, Césaire Heurtebise, s’y trouvait avec lui. C’est ce qui les aura sauvés tous les deux. peut-être.

–Peut-être! répéta douloureusement la fille du corsaire.

–Après? questionna sa filleule avec non moins d’émotion, après?

Et le commandant, de sa voix impérieuse et brève:

–Mais achevez donc, vous voyez bien qu’elles se meurent!

Sur un geste piteux de Grand-Pierre, Petit-Jean conclut avec une sourde rage mêlée de honte:

–Eh! nous ne savons pas! La mitraille, la fumée nous aveuglaient. Un choc, un coup de mer, un coup du diable a brisé les chaînes de nos grappins. L’Embuscade, comme d’elle-même, a filé vers Dieppe, où nous poussait un vent de tempête. Le John Bull avait cargué ses voiles. Mais tout à l’heure, en entrant dans le chenal, on croit avoir entrevu à travers le brouillard comme son fantôme qui nous pourchassait encore!

–Misérables! s’écria le commandant, sous le regard indigné duquel ils reculèrent, courbés et tremblants, misérables1vous avez abandonné votre capitaine aux mains des Anglais!

–Ils l’auront tué! gémit Marguerite, qui chancelait.

–Non! balbutia l’un des matelots, il se sera rendu.

Cette interruption, précédée d’une sorte de rugissement léonin, se fit entendre vers le seuil:

–Hein! qui parle ainsi de Balidar? Balidar ne se rend pas!

Déjà se croisaient dans l’air toutes sortes d’exclamations de surprise et de joie:

–Mon père! mon parrain! Le capitaine!

C’était lui, c’était Balidar.

La revanche de Marguerite

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