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I
SŒURS DE LAIT
ОглавлениеDieppe, patrie de Duquesne et de tant d’autres marins illustres, cite également avec orgueil ses aventureux flibustiers, ses intrépides corsaires.
Vers la fin du siècle dernier, au commencement de celui-ci, s’élancèrent de son port, comparables à des oiseaux de proie, le Sans-Peur, le Loup-Garou, le Grand-Diable, et vingt autres haut-mâtés, lougres agiles ou fines corvettes, qui, de par leurs lettres de marque, avaient pour seule et même consigne: Liberté tout entière de faire le plus de mal possible à l’ennemi.
L’ennemi, c’était l’Anglais.
Loin de nous la pensée de raviver les vieilles ran. cunes. Le sang qui s’est mêlé sous les murs de Sébastopol, le progrès moderne, toutes sortes de relations amicales, ces pages elles-mêmes attesteraient qu’il n’est plus, entre peuples n’ayant jamais déshonoré leurs victoires, de haines éternelles.
Cela dit une fois pour toutes, revenons, non pas à nos moutons, mais à nos loups de mer.
Le plus célèbre des corsaires dieppois, leur Surcouf d’adoption, s’appelait Antonio Balidar.
Un Basque, disait-on, mais de France. Son origine, ses exploits, ses prodigalités avaient un caractère mystérieux. Pour aider le lecteur à s’en rendre compte, nous l’introduirons dans la maison que l’étrange capitaine occupe sur le port, et dont le balcon,–peu élevé d’ailleurs, car le rez-de-chaussée est presque en contre-bas du sol,–se distingue par une balustrade d’argent richement ouvragée.
Bien d’autres merveilles nous attendent à l’intérieur, surtout dans la pièce au balcon d’argent. Ce ne sont que glaces immenses, meubles précieux, magnifiques tentures, curiosités de toutes sortes, y compris une admirable madone, chef-d’œuvre de quelque maître espagnol.
Murillo eût certes choisi pour modèle la jeune fille qui se tient agenouillée devant l’image de la Vierge. Elle ressemble à celles qu’il nous a laissées. Brune et pâle, mais de cette attrayante et saine pâleur qui ne fleurit qu’au soleil des contrées méridionales, elle a de grands yeux noirs, caressants et doux, les traits d’une rare pureté, un angélique sourire. Elle est svelte et gracieuse dans ses moindres mouvements, candide, affable, charmante. mais nerveuse, rêveuse et peut-être un peu romanesque. Bref, une de ces poétiques et tendres créatures qui vivent ou qui meurent d’amour.
Disons-le sans plus de retard, c’est la fille du corsaire, c’est Marguerite, ou, comme il l’appelle parfois, Margarita Balidar.
Absorbée dans sa fervente prière, elle n’entendit pas la porte s’ouvrir pour laisser passage à une seconde fillette, mais rieuse et blonde celle-là, voire un peu rousse,–ce qui ne l’enlaidissait pas, au contraire!
Figurez-vous la Normande la plus accorte et la plus fraîche qui se puisse imaginer. Un teint de lait, l’incarnat des pommes d’api sur les joues et sur les lèvres, un petit nez retroussé, l’œil vif et pétillant de malice, un air vainqueur. et sans toilette encore, rien qu’avec ce jupon court, ce caraco de futaine et ce demi-bonnet cauchois, quelque peu mis de travers. Elle avait au plus vingt ans, vingt printemps. C’était le Printemps même.
Sans bruit, gracieusement, elle alla s’appuyer sur l’épaule de Marguerite, qui frissonna, toute surprise.
–Ah! tu m’as fait peur, Antoinette.
–Antoinette, Toinette ou Toinon, répliqua-t-elle, suivant l’heure et le caprice de ceux qui me parlent. Mais tu ne te guériras donc jamais de trembler ainsi, pour un rien, comme la feuille au vent?…
Et pour achever de lui rendre le calme, avec toutes sortes de caresses, elle la relevait dans ses bras.
–Oui, c’est singulier, murmurait Marguerite: on dirait quelque ancienne terreur, effacée de ma mémoire, et dont cependant, à chaque alerte nouvelle, se ravive en moi le souvenir lointain.
–Hier encore, reprit Antoinette, je comprenais ton effroi, quand nos Polletaises, furieuses de ne pas voir revenir leurs maris embarqués avec le capitaine Balidar, ont lancé des injures et même des pierres contre sa maison.
En même temps, comme preuve à l’appui, son regard indiquait une vitre en éclats, et, sur le guéridon voisin de la fenêtre, un galet, sans doute auteur du dégât.
–Toinette! lui dit sa compagne tout anxieuse, si ces méchantes femmes allaient recommencer aujourd’hui!… Déjà la marée baisse. Est-ce qu’on n’aperçoit rien au large?
–Au large!… mais on ne voit plus même la grande croix de la jetée. Tu ne remarques donc pas ce brouillard?…
En effet, bien qu’on ne fût qu’aux premiers jours de l’automne,–l’automne de1813,–une de ces épaisses brumes, si fréquentes sur les côtes de Normandie, masquait complétement l’horizon.
–Voilà quinze grands jours qu’il est en mer! dit Marguerite. Il m’avait promis de revenir l’autre semaine...
–Sauf les vents contraires, interrompit Toinon.
–Et les combats! reprit en frémissant la fille de Balidar. Oh! prions… supplions encore la sainte Vierge, afin qu’elle nous ramène mon père.
–Et tous les autres!… à commencer par son digne lieutenant. Césaire Heurtebise.
C’était Antoinette qui venait de jeter ce cri du cœur. Un sourire effleura les lèvres de Marguerite. Elle allait peut-êlre l’expliquer, lorsque le bruit d’un pas lourd se fit entendre au dehors.
Une servante annonça le commandant Rigaud.
C’était un Provençal, d’abord marin, puis officier dans l’armée de terre, et, tout récemment, promu au commandement du port de Dieppe. Ses titres à cette honorable retraite n’étaient, hélas! que trop évidents: une jambe de bois et rien que le vide dans la manche gauche de sa longue capote réglementaire, dont le collet, suivant la mode du temps, lui remontait jusque par-dessus les oreilles. Une coiffure à la Titus et des favoris taillés en brosse encadraient son martial visage, où tout exprimait le sentiment du devoir et la cordialité.
–Mesdemoiselles, fit-il en entrant, excusez ma visite. En voici la raison déterminante.
Il désignait, du bout de sa canne, le galet et la vitre brisée.
–Pour tenir en respect les perturbateurs, conclut le vétéran, je viens me mettre à vos ordres et défendre la maison du capitaine Balidar.
Tout en le remerciant, elles lui offrirent un siége, qu’il fit placer auprès de la fenêtre, afin d’avoir l’œil sur le quai. C’était de là que viendrait l’attaque.
–Je connais à peine votre père, reprit-il, mais ses prouesses m’inspirent une vive sympathie. comme aussi la gentillesse de ses filles.
–Marguerite seule a cet honneur, déclara Toinette en l’entourant de ses bras pour la présenter au commandant.
–Quoi! fit-il, vous n’êtes pas sœurs?
,–Sœurs de lait, fit celle-ci.
–Celle-là, lui mettant au front un baiser:
–Et de cœur!… ajouta-t-elle.
Le vieux soldat ne pouvait en revenir. Il les interrogeait des yeux.
–Oh! fit la blonde, c’est tout une histoire.
:–Racontez-la, demanda-t-il, quand ce ne serait que pour abréger ma faction.
La brune dit à sa compagne, qui paraissait attendre l’autorisation:
–Va! commence.
–A la façon des contes de fées, débuta Toinette. Il était une fois. à bord d’une bisquine en relâche à Dieppe, un enfant, un matelot et une chèvre. Le matelot était le père de l’enfant, la chèvre était sa nourrice. Mais, durant une pénible traversée, le lait de la biquette avait tari. L’enfant, une petite fille de quelques mois, dépérissait, toute pâlotte. Elle criait la faim. Son père était désespéré. Il eût voulu pouvoir la nourrir de son sang.
–Pauvre père! fit à demi-voix Marguerite.
–C’était jour de marché, poursuivit Antoinette, et les gens de la campagne avaient voulu voir les Basques. Entre autres, une brave paysanne d’un village appelé Varangeville, qui, bien que déjà sur le retour de l’âge, allaitait un poupon. «Hé! l’homme à la bique!….. cria-t-elle sans se déranger de la borne qui lui servait d’escabeau, hé! baillez-moi donc la petiote… je crois qu’il en reste!»
–C’était sa mère! expliqua Marguerite. A partir de ce jour, elle devint aussi la mienne.
–D’accord, reprit Toinon, mais il est juste d’ajouter qu’Antonio Balidar, enrôlé sur les premiers corsaires qu’on armait dans ce temps-là, prit notre chaumière pour tire lire, et, dès que l’église se rouvrit, en1801, voulut me servir de parrain…, à preuve que je me nomme Antoinette!
L’autre, malgré cet argument péremptoire, ne s’avoua nullement vaincue.
–Mais, objecta-t-elle, durant sa longue captivité sur les pontons.
–Ah! ah! fit le commandant, les pontons anglais. J’en ai ouï parler. Des enfers! Comment diable s’en est-il échappé?
Ce fut la filleule de Balidar qui répondit:
–Grâce au dévouement de Césaire Heurtebise, un simple mousse alors, mais qui, moins surveillé que les autres, parvint à remettre en état, tant bien que mal, une vieille embarcation abandonnée. Il en avisa son capitaine, et par la plus noire des nuits, les voilà tous deux qui se jettent à la mer. Par malheur, en tombant, mon parrain s’était blessé. Césaire le soutint, le porta jusqu’au canot. Vingt-quatre heures plus tard, affamés et transis, ils atterrissaient sur nos grèves!
–Ah! dit avec émotion Marguerite, jamais je n’oublierai cette joie! C’était vers l’aube; nous dormions encore, Antoinette et moi, dans la même couchette. Un bruit soudain nous réveille. Puis ces cris: «Mon enfant! ma fille!» Je reconnais aussitôt cette voix, que depuis trois ans nous n’avions pas entendue! Il accourait. Je m’évanouis dans ses bras. Lui-même, il chancelait. Ah! c’est le meilleur des pères! c’en est le plus aimant et le plus aimé!
–Pendant ce temps-là, reprit la sœur de lait, le pauvre petit mousse se tenait dans un coin, comme tout honteux d’assister à ce bonheur, qui pourtant était son ouvrage! Oh! mais nous ne sommes pas des ingrats! Il est aujourd’hui quasiment de la famille de Balidar, et, s’il vous plaît, son digne lieutenant! un intrépide marin, un brave garçon! Vous verrez, mon commandant!
Rigaud, bien que vivement intéressé par cette double confidence, en avait surtout retenu certain chiffre qu’il répéta:
–Trois ans de captivité sur les pontons! Je comprends la rude guerre que, depuis lors, il a faite aux Anglais! On m’a tout raconté. Ses premiers exploits sur le Point-du-Jour, un simple chasse-marée n’ayant pour toute artillerie qu’un canon de deux livres de balles et deux petits pierriers, ce qui lui suffisait pour capturer de gros navires marchands, voire leurs convoyeurs!… Puis ce fut le Pourvoyeur, avec lequel il a pourvu sa maison de toutes les richesses qui s’étalent à nos regards.
Antoinette l’interrompit:
–Ce que vous ne pouvez voir, commandant, ce sont les bienfaits que sa main généreuse répand sur tous ceux qui l’entourent... à commencer par sa filleule.
–Ne l’écoutez pas, se récria Marguerite, elle n’est point notre obligée, cette fidèle compagne qui, depuis la mort de ses parents, ne m’a plus quittée, semble m’avoir consacré sa vie.
La sœur de lait parvint enfin à se faire entendre:
–Possible! dit-elle, mais leur ferme, qui l’a rachetée? qui me l’a rendue? Qui m’a fait élever comme une demoiselle et me traite comme sa propre fille?… Hein!… qui? Mon parrain1ton père! Tu vois bien que si l’une de nous est redevable à l’autre, c’est Toinon, ce n’est pas Margot!
Et les deux jeunes filles s’embrassèrent.
Le vieux Provençal, attendri jusqu’aux larmes, ne put retenir ce cri:
–Troun-de-l’air! Mais son plus enviable trésor. voilà! c’est vous, mesdemoiselles. et si, comme tant d’autres, il était contraint de prendre sa retraite.
–Sa retraite? murmura curieusement Margarita.
Un nuage avait assombri le front du mutilé.
–Depuis nos désastres de Russie, s’exclama-t-il, les Anglais reprennent l’empire des mers. Ils croisent en vue de nos côtes. La course devient impossible, et Balidar, lui seul, est capable d’en affronter encore les périls.
Au moment même où le capitaine du port prononçait ce dernier mot, des acclamations soudaines retentirent sur le quai.
–Dieu! fit Marguerite, déjà ressaisie par l’angoisse, j’ai le pressentiment d’un malheur.
Le commandant, aidé par Antoinette, se hâta de sortir sur le balcon.
Au-dessous passait, mais plus tumultueux que d’habitude, le reflux des lamaneurs, des marins et des Polletaises.
–Rassure-toi! dit la filleule du corsaire à sa fille, ce sont aujourd’hui des cris de joie.
Puis, avec une surprise qui s’accrut aussitôt:
–Eh! mais je ne me trompe pas, voici nos matelots!… Pourquoi détournent-ils leurs regards…, même le maître d’équipage…, même le chef timonier?…
Elle les désignait dans la foule, et, comme ils allaient passer outre, elle les appela par leurs noms:
–Jean-Louis! Grand-Pierre!
Ils s’étaient arrêtés, relevant chacun à son tour la tête.
–Avancez à l’ordre! leur dit le commandant.
Et Toinette, avec une autorité bien autrement irrésistible:
–Venez! montez! je le veux!
Les deux matelots se consultèrent du regard, et faisant à la fois volte-face, ils disparurent d’un même pas sous la porte de la maison. mais évidemment à contre-cœur et l’oreille basse.