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POUR LES DÉBUTS DE LOVELACE
Le lendemain, par une de ces variations de température si fréquentes sur la côte normande, il plut toute la journée.
Un piano, un clavecin, comme on disait alors, se trouva fort à propos dans une encoignure du salon. Vous savez qu’on y trouvait un peu de tout. C’était le musée, c’était le capharnaüm du corsaire.
–Seriez-vous musicienne? demanda sir Arthur à Marguerite.
–Bien peu, balbutia-t-elle en abaissant ses paupières aux cils noirs.
Et comme il l’invitait du geste à prendre place devant l’instrument qu’il venait d’ouvrir:
–Oh! je n’oserais pas.
–C’est jeune et timide! dit Balidar, qui fumait sa pipe sur une moelleuse ottomane et dans une pose également asiatique; mais vous, milord, qui n’avez pas la même excuse. hein! si vous vous affaliez sur ce tabouret? Fameux! la musique. les jours de pluie.
Déjà le gentleman promenait sur les touches sonores ses blanches mains aristocratiques.
Après quelques brillants arpèges, il exécuta divers morceaux de Mozart, Haydn, Beethoven et autres grands maîtres encore presque inconnus dans nos provinces. Ce n’était point un artiste, mais il avait le sentiment de l’art, mais il savait le communiquer à ceux qui l’écoutaient. Jamais Marguerite n’avait entendu de si belles choses et si puissamment interprétées. La profonde impression qu’elle ressentait pénétra jusqu’à son cœur.
Quant au corsaire, bien que d’abord assez satisfait, il s’esquiva sans bruit au milieu de la sonate la Reine de France, pour voir si le temps ne se remettait pas.
Le soir, nouveau concert. Sir Arthur s’était animé, se transfigurait. «La musique, posa-t-il en principe, exprime toutes les passions, tous les souvenirs.» Il joua le God save the king, et dit: «Voilà pour moi la patrie!» Il joua l’air d’Armide et celui d’Orphée, ces deux chefs-d’œuvre de Gluck, et dit: «Voilà l’amour!»
Balidar n’y comprenait pas grand’chose, mais il se sentait humilié dans son orgueil paternel. Les pères ne sont-ils pas un peu comme les maris?
–C’est dommage, dit-il à sa fille, que tu ne nous régales pas à ton tour d’un petit morceau! Allons donc, sacrebleu! du courage!
Puis, comme elle refusait du geste, se retournant vers l’étranger;
–Figurez-vous, milord, qu’elle tapote très-gentiment quand elle veut. Elle a appris avec notre organiste… et Toinette pareillement. Au fait, Toinon, la délurée! si tu lui baillais l’exemple?
–Vous savez bien, répondit celle-ci, que je n’ai jamais su par cœur que nos vieilles rondes normandes.
Et comme l’Anglais semblait la provoquer de son dédaigneux sourire, elle fredonna d’une voix facile et claire, comme un gazouillement de fauvette:
On construit un beau navire
Tout en or et en argent,
Les voiles sont en dentelle
Et les mâts en diamant.
La feuille s’envole, vole,
La feuille s’envole au vent.
Il a pour son équipage
Toutes filles de quinze ans.
Le corsaire l’interrompit:
–Tais-toi donc! C’est des airs de paysanne, non point de demoiselle, et j’ai dans l’idée que si un musicien fini… comme milord… voulait bien donner quelques leçons à Margarita.
–Quelques conseils, volontiers! mais je crois qu’à moins d’être seuls.
Sir Arthur fut interrompu par Antoinette, qui reprenait tout haut sa chanson:
La plus jeune en a quatorze,
Elle en est le commandant.
Va-t’en voir s’ils viennent, viennent,
Va-t’en voir s’ils viennent t Jean!
En dépit de cette opposition naissante, on convint qu’une sorte de tête-à-tête musical aurait lieu chaque jour entre Marguerite et sir Arthur.
Elle était à la fenêtre le lendemain matin, lorsque, trottant sur la fringante monture qu’il dressait, le beau cavalier la salua au passage.
Après quoi, franchissant une barrière, il disparut au galop.
Marguerite n’avait pu retenir un cri d’effroi, qui fit accourir Antoinette.
–Qu’as-tu, Margot?
–Moil rien. C’est la témérité de sir Arthur. As-tu vu comme il monte bien à cheval?
–Parbleu! un Anglais! Il serait capable de te donner aussi des leçons d’équitation, plaisanta Toinette.
–Méchante! fit sa brune et douce compagne, qui, sans deviner pourquoi, sans même le savoir, avait cependant rougi.
Une heure plus tard, sir Arthur mettait pied à terre au bord de la falaise, devant une sorte d’observatoire que s’y était fait construire le nouveau propriétaire du château d’Ailly.
Là se trouvait une longue-vue de marine, à l’aide de laquelle, en ce moment encore, Balidar sondait du regard l’horizon.
Ses sourcils, houleux comme les flots, les fréquents jurons qu’il écrasait entre ses dents, tout en lui, comme au dehors, présageait la tempête.
–Tonnerre! s’écriait-il au moment où sir Arthur] entra, mille millions de tonnerres! rien que des bateaux anglais! Nos pêcheurs n’osent plus se hasarder au large! Evanouissement complet du drapeau tricolore! Oh! vous pouvez voir, milord, et vous en réjouir. C’est partout votre pavillon!
Le prisonnier, muet et digne, pencha sa haute taille vers le télescope.
Balidar, comparable au lion dans sa cage, allait et venait, frappant du talon le plancher qui retentissait au bruit de ses pas.
–Voilà, reprit-il, voilà le contre-coup de nos revers de Russie!
–Et d’Espagne, ajouta l’Anglais en se redressant, superbe de flegmatique orgueil.
–Ah! vous étiez de ceux-là, milord! Mais une nouvelle campagne a commencé par deux victoires: Lutzen et Bautzen. et quoique les bulletins ne soient plus aussi brillants, on a bon espoir; on se dit: «L’empereur est là-bas. patience!»
Après un temps, sir Arthur reprit avec amertume:
–La patience est surtout nécessaire au prisonnier, qui ne peut même pas rassurer sa famille.
–Plaît-il? fit le corsaire que cette plainte avait amadoué déjà; mais parlez donc plus clairement! Une demande se lit dans vos yeux. Que voudriez-vous?
–Écrire! répondit enfin le gentleman.
–Minute! se récria Balidar: il entre dans mes plans qu’on ignore, de l’autre côté du détroit, que j’ai capturé le John Bull et qu’il est à Dieppe.
Après avoir attendu que son interlocuteur eût terminé, sir Arthur précisa.
–Écrire à lady Gower, ma mère, ces deux ou trois lignés, qui vous seraient soumises: «Je suis en sûreté, n’ayez pas d’inquiétude. J’ai promis sur l’honneur que ce billet ne serait connu que de vous seule. A bientôt.»
–Hum! hum! fit le corsaire, je puis accorder cela. Mais comment faire parvenir ce billet?
Telle fut la réponse:
–Bien de plus facile. Nous habitons un château situé comme celui-ci près d’une crique déserte, dans l’île de Wight. Des matelots, des pêcheurs, auxquels je donnerais mes instructions, et qui connaîtraient un peu ces parages, pourraient en une nuit, sous pavillon anglais...
–Ah! ah! fit Balidar, souriant à quelque plan secret, vous avez aussi de ces idées-là, milord?
–Que voulez-vous dire? questionna celui-ci.
–Rien! suffit! Je m’entends! conclut le corsaire. Vous pouvez écrire le billet. Je ferai venir un de mes lascars, qui se chargera de la commission. Tenez! voici mon second qui nous arrive, et pour s’en retourner dès ce soir à Dieppe.
En effet, Césaire Heurtebise, débouchant du parc, se dirigeait vers l’observatoire.
–Eh! bonjour, mon garçon! lui dit son père adoptif. As-tu vu tes sœurs?
–Oui, répliqua sur le même ton cordial le jeune marin; je viens, en passant, de leur serrer la main.
L’Anglais, par discrétion, s’était écarté.
Ces quelques mots s’échangèrent entre le lieutenant et le capitaine.
–Nos affaires? interrogea celui-ci.
–Tout va bien, répondit celui-là, je vous apporte les comptes.
–Bigre! des chiffres! fit Balidar avec une grimace. Et mon projet?
–La demande est partie… si chaudement apostillée, que l’autorisation ne se fera pas attendre.
–Chut! interrompit le corsaire avec un clignement d’œil vers son prisonnier, qui, du reste, s’éloignait après un demi-salut.
–A votre aise! lui dit son hôte, nous ne vous retenons pas. liberté, libertas!… Mais c’est entendu, ajouta-t-il. Césaire nous expédiera demain les lascars en question.
–Merçi! daigna répondre sir Arthur, qui, se remettant en selle, piqua des deux.
Heurtebise, avec un sourire qui n’était pas exempt d’envie, le regardait disparaître à travers les arbres.
–Causons, reprit Balidar.
A la vue des feuilles de compte qui sortaient de la poche de son second:
–Ah! mais non! se récria-t-il, pas de paperasse avant dîner!
La cloche ne tarda pas, d’ailleurs, à sonner le couvert.
En dépit des encouragements de Balidar et d’Antoinette, Césaire ne parla que très-peu durant le repas. Il écoutait, il regardait sir Arthur, qui, malgré sa morgue britannique, ne perdait pas l’occasion de prouver une éducation supérieure, du tact et de l’esprit.
On avait projeté, dès la veille, une promenade au manoir d’Ango,
–Est-ce heureux que tu sois venu! dit le cap taine à Heurtebise, je vais pouvoir faire ma sieste Offre ton aile à Rita.
Soit que l’Anglais n’eût pas écouté, soit qu’ feignît ne pas avoir entendu ces derniers mots, c fut vers Marguerite qu’il s’avança.
Mais Antoinette, l’arrêtant au passage:
–Vous voilà dans l’obligation, milord, d m’offrir votre bras, lui dit-elle avec une malicieuse révérence.
Il s’exécuta de bonne grâce, et l’on partit ainsi.