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III
JE SUIS BALIDAR!
ОглавлениеPar un de ces miracles héroïques dont il était coutumier, Antonio Balidar reparaissait au milieu des siens, qui, dans ce même instant, venaient d’être réduits à le croire ou mort ou prisonnier.
Il reste de la personne du célèbre corsaire un portrait à la plume, tracé par un écrivain spécial qui, tout jeune, l’a connu: Edouard Corbière. Nous l’emprunterons à ce maître, à ce doyen des conteurs maritimes, afin qu’on ne nous accuse pas de flatter notre héros, et pour qu’il se présente, en quelque sorte, avec l’empreinte de l’authenticité.
«Le capitaine Balidar, dit notre chroniqueur, était un beau garçon, quoique assez petit de taille, d’une figure large, ouverte, et d’une mobilité d’expression peu ordinaire. Je remarquai que ses yeux, admirablement fendus sous leurs sourcils fortement dessinés, étaient recouverts par des cils noirs et lisses, de la longueur d’un demi-pouce au moins.
» Il n’était, à la manière des autres capitaines de corsaires, vêtu à son bord que d’un gilet rond et d’un pantalon bleu, comme les autres matelots. La beauté mâle de sa physionomie et l’énergie qu’il portait dans la vivacité de ses regards auraient seules suffi pour le faire reconnaître pour le chef suprême, au milieu de son équipage. C’était là surtout son premier signe distinctif. Lui-même comprenait si bien, en définitive, l’influence et l’autorité que son heureuse et imposante figure devait exercer sur le moral de ses gens, qu’il disait quelquefois, en se plaçant le doigt sous l’œil à la façon mimique des méridionaux: que c’était là qu’il portait ses épaulettes de capitaine de vaisseau! Et, en effet, comme disent les marins, tout son monde lui obéissait à l’œil et au pouce, et jamais la discipline maritime ne fut mieux observée au large, qu’à bord des navires que commandait cet intrépide homme de mer.»
Tel était celui qui venait d’apparaître, encore tout échauffé, tout radieux du succès de sa délivrance. Il n’avait guère plus de quarante ans. A peine quelques fils argentés nuançaient-ils sa noire chevelure. Tout le feu de la jeunesse brillait dans son regard. On devinait, rien qu’à le voir, une nature intelligente, primesautière, fougueuse et passionnée dans ses colères comme dans ses amours. Il avait couru vers Marguerite. Au risque de l’étouffer, il l’étreignait dans ses bras, et comme autrefois, au retour des pontons, ces cris où vibrait la tendresse paternelle s’échappaient de ses lèvres:
–Enfant adorée!….. Marguerite!….. Rita! Oh! ma fille! ma fille!
Et, dans sa folle ivresse, il l’embrassait encore.
Elle, éperdue, suffoquée, versant des larmes de joie, elle lui répondait:
–Mon père! mon bon père!… Te voilà! C’est bien toi! que je suis heureuse i
Tout à coup Balidar, épouvanté, s’écria:
–Tonnerre! elle s’évanouit!
Il l’avait soulevée comme un enfant qui dort, il la porta sur un canapé, il s’agenouilla devant, tout anxieux, tout furieux contre lui-même.
–Ah! butor! tu n’en feras jamais d’autres. Si je l’avais tuée!
–Mais non, répliqua Toinette, qui les avait suivis; le bonheur ne tue pas. Tenez! la voilà qui rouvre les yeux.
–Et qui me sourit, s’écria le corsaire avec une surprenante mobilité d’accent et de visage. Encore! encore, ma mignonne! Oui. c’est moi, et c’est Toinette. Au fait, je ne t’avais pas aperçue, toi. Bonjour, Toinon. Mais embrasse-moi donc à ton tour, ma filleule!
Pendant cette scène rapide, ni les deux matelots ni le commandant n’étaient encore revenus de leur première surprise.
–Mais, questionna celui-ci, comment se peut-il, capitaine.
–Ah! l’interrompit Balidar à moitié disparu sous les caresses des deux jeunes filles, ah! je ne suis plus capitaine, je suis père de famille. Adressez-vous à Césaire.
Il était entré à la suite de son chef, mais se tenait discrètement à l’écart.
On se le rappelle, c’était ce mousse audacieux qui l’avait sauvé jadis des pontons anglais. Le jeune Heurtebise n’ayant plus de parents, une sorte d’adoption s’en était suivie. La maison du capitaine fut désormais la sienne. Marguerite et Antoinette devinrent ses sœurs. Il les aimait et leur était dévoué comme un frère.
Mais, avec Balidar, on ne s’endormait pas dans les délices de Capoue, autrement Dieppe ou Varangeville. C’était sans cesse de nouvelles courses et de nouveaux combats, dans lesquels Césaire ne tarda pas à se distinguer non-seulement parmi les plus braves, mais encore parmi les plus capables. Adolescent précoce, il fut un acharné travailleur. Lorsqu’on ne se battait pas, durant les loisirs des longues traversées, il lisait, il étudiait. On le considéra bientôt comme le meilleur officier du bord, on le respecta comme un ancien, tant, sans le vouloir, il s’était vieilli avant l’âge.
Il avait à présent vingt-cinq ans. Sa physionomie pensive, et même un peu trop grave, le faisait remarquer tout de suite au milieu des turbulents écumeurs, ses compagnons. Il leur ressemblait si peu! N’allez pas croire, cependant, que ce fût un corsaire à l’eau de rose. C’était bien l’homme de son métier, de son élément. La parole rude; une forte couche de hâle sur le visage, des traits irréguliers, le sentiment du devoir incarné dans toute sa personne; mais dans la tenue, dans l’expression, cet air de franchise, de simplicité, je dirais presque de modestie, qui caractérise encore de nos jours les jeunes officiers de la marine française.
Aj outons que Césaire avait de beaux yeux et des dents éclatantes de blancheur, beaucoup de tendresse et même un certain charme mélancolique dans le regard. surtout en ce moment où, sans être remarqué par elle, il regardait Marguerite.
Antoinette seule l’avait aperçu. La voix du commandant le réveilla comme en sursaut.
–Eh bien, lieutenant, cette explication? Ne nous faites pas attendre davantage!
Aussi calme que s’il eût raconté la chose la plus naturelle, Heurtebise s’exprima ainsi:
–«C’est bien simple. Nous étions tous les deux dans les galhaubans du John Bull au milieu de la fumée. L’ennemi ne nous avait pas encore entrevus. Une secousse, un craquement nous firent comprendre que les chaînes d’abordage se brisaient et que l’Embuscade, toutes voiles dehors, était emportée par la bourrasque. D’ailleurs, comme afin de ne nous laisser aucun doute sur notre situation critique, le ¡ capitaine anglais articula ce commandement:
«–Hisse les bonnettes! Leforbanprend chasse!… , Tire à couler!»
«On n’eut pas le temps de lui obéir. Une voix tonnante, répondant à la sienne dans son propre idiome, pétrifia de stupeur tout son équipage:
«–Rendez-vous tous! criait-elle, ou nous sautons ensemble! Je suis Balidar!»
Le récit du lieutenant fut interrompu par cette exclamation d’Antoinette:
–Ah! c’est beau! mon parrain; c’est sublime!
–Et je suis fière de toi, mon père! ajouta Marguerite.
Toutes les deux, se rejetant en arrière, admiraient le héros qui, tout aux joies du cœur, souriait d’un air bon enfant.–
–Comme Jean Bart! avait dit le commandant.
Césaire reprit en ces termes:
«Voici ce qui s’était passé. Rampant, bondissant comme une panthère, il avait atteint le capot de la soute aux poudres, en ce moment fermé pour qu’aucune flammèche n’y ricochât.
«Il avait enfoncé l’obstacle d’un premier coup de hache. D’un second, d’un troisième, au bas de l’escalier, il venait d’abattre les deux gardiens de la sainte-barbe, l’un blessé, l’autre mort.
«La concentration des ennemis sur le gaillard d’arrière avait merveilleusement servi cette inspiration, ce trait de génie; personne sur le pont pour l’arrêter. Moi, qui le suivais, j’étais parvenu sans entrave jusqu’au bord du capot effondré.
«Qui nierait à présent la terreur qu’inspire à toute la marine anglaise le seul nom de Balidar! Depuis le midshipman jusqu’au commodore, ils savent que ses menaces sont paroles d’Évangile, et que, pour qu’elles s’exécutent, il n’y a que l’intervalle du geste à la volonté, de l’éclair à la foudre.
«A sa formidable injonction sortant de la soute aux poudres, nos ennemis avaient reculé, hagards et muets, vers l’étambot.
«Peut-être s’en trouvait-il dans le nombre qui avaient assisté à l’explosion de l’Orient, à la catastrophe du Vengeur.
«Leur capitaine seul ne bronchait pas. Un rude homme, et de superbe sang-froid! je vous l’atteste. Hélant les gardiens de la poudrière, il leur cria:
«–Tom!… William! si vous vivez encore, répondez!… Est-ce bien le damné corsaire?
«Cette constatation, loin de nous nuire, ne pouvait que nous être favorable.
«–Réponds! dit Balidar au blessé, qui s’empressa d’obéir.
«–C’est lui!… c’est bien lui!… Il a son pistolet armé sur un tas de gargousses!… Il défonce de sa hache un baril de pulvérin!
«En même temps, cet ordre m’arrivait d’en bas:
«–Césaire! le boute-feu du bord!
«Je compris. La mèche ardente était auprès de moi. Je m’en emparai vivement, je la brandis et la jetai dans l’escalier de la soute.»
Une seconde interruption eut lieu, mais cette fois de la part de Grand-Pierre.
Se rappelant l’exploit auquel remontait son surnom, avec une narquoise grimace il murmura:
–Pas de Stoppe-la-Mèche chez les homards!
–Chut! fit Jean-Louis.
Déjà Heurtebise continuait:
«A peine mon brandon fut-il en bas, que le blessé s’écriait:
«–Il le ramasse. Il l’implante dans la poudre! Seigneur Dieu! nous allons sauter!
«Ce ne fut qu’une exclamation d’effroi. Puis, un silence, au milieu duquel la voix de Balidar s’éleva, vibrante et dominatrice:
«–Anglais, vous l’avez entendu?… La mèche n’en a que pour dix minutes, juste le temps de vous constituer prisonniers dans la chambre de poupe, où mon second vous cadenassera solidement. C’est ma volonté! Sinon, la capilotade. Je suis Balidar!
«Cette dernière sommation détermina la panique. Vous savez qu’elles sont contagieuses et gagnent parfois jusqu’aux plus braves. Un instant plus tard, l’équipage de John-Bull n’était plus qu’un troupeau de moutons effarés qui s’entassaient, qui dégringolaient par l’écoutille, tandis que je prenais mes mesures à la hâte pour la refermer, pour la clouer sur leurs têtes. Un curieux spectacle, allez! la plus folle des bousculades!»
Heurtebise fit une pause. Ses auditeurs souriaient. Stoppe-la-Mèche et Frise-à-Plat crurent permis de laisser éclater leur enthousiasme gouailleur. Les Anglais eussent été là, devant eux, qu’ils ne se fussent pas amusés davantage.
–Des harengs! quoi! se disaient-ils avec des gestes à s’en tenir les côtes. Tu vois ça d’ici, n’est-ce pas, mon p’tit marsouin! Mon grand cachalot! Cric! crac! sabot! cuiller à pot! La caque aux homards cuits!…
Une sèche apostrophe, partie du canapé, les rappela soudainement à l’ordre, au mutisme, à l’immobilité disciplinaire.
Le second, d’ailleurs, n’avait pas fini.
«Un seul de nos ennemis, ajouta-t-il, et c’était leur chef, restait imperturbable au milieu de l’épouvante et du désordre. Il en profita même pour oser une revanche. Ayant trouvé moyen de se rapprocher du capot de la soute, tout à coup, les pistolets aux poings, un couteau malgache entre les dents, il y bondit à son tour. J’entends le bruit d’une lutte, je me précipite. mais celui que j’allais secourir a-t-il jamais besoin d’aide?…»
–Allons donc! se récria Balidar, pas de ces flatteries-là devant moi, mon garçon! J’aurais peut-être succombé. Un rude adversaire!….. et le blessé, d’ailleurs, s’était remis de la partie. C’est grâce à ta promptitude, à ton courage, que nous avons pu les terrasser, les garrotter tous les deux. Encore une fois, tu m’as sauvé!… Mais avec lui je ne compte plus. ça devient une habitude!
Puis se retournant vers sa fille:
–Tu l’entends, Rita! Césaire est mon Mamelouk à moi. Quand il m’accompagne, tu n’as rien à craindre!
Le jeune marin, tout décontenancé, rougissait de cet éloge. Il n’apercevait pas les deux jeunes filles, qui cependant lui tendaient la main.
–Ah ça! reprit tout à coup le commandant, vous venez donc de rentrer au port sur le John Bull.
–Qui se trouve provisoirement sous la garde de votre brigadier-chef de gendarmerie! acheva gaiement le corsaire. Mon second allait vous en avertir, quand nous avons appris que vous étiez ici. Il serait temps de donner de l’air à nos prisonniers.
Et comme le vétéran se dirigeait déjà vers la sortie:
–Césaire vous soumettra mon désir relativement au capitaine. un brave. Et c’est, dit-on, le fils d’un lord. Ne perdez pas de temps.
A peine eurent-ils disparu, que ce fut le tour des deux matelots:
–Hors d’ici, faillis-chiens! tournez-moi les talons!
Ils ne se le firent pas répéter deux fois, trop heureux d’en être quittes à si bon marché:–Cric! crac! pagayons-nous!
Balidar resta seul avec sa fille et sa filleule. Il voulut savoir tout ce qui s’était passé durant son absence; il les interrogea tour à tour, remerciant celle-ci, câlinant celle-là, ayant pour elle des alternatives de tendresse ou de sévérité, de joie bruyante ou de triste appréhension, qui témoignaient de l’étrange mobilité de sa physionomie et de son caractère. Cet homme était un problème.
–Si tu savais ce que j’ai ressenti, lui dit-il soudainement, lorsque je t’ai vue tout à l’heure défaillante et si pâle! Ah! tu ressemblais à ta mère!
Et, se laissant tomber aux genoux de Marguerite, il éclata en sanglots.
On eût dit qu’il lui demandait pardon. Était-ce un mystérieux remords? Était-ce le déchirement d’une ancienne douleur qui se ravivait dans son âme?
L’instant d’après, il riait, il plaisantait avec la joviale bonhomie de son compatriote Henri IV, oubliant tout le reste de la terre, l’avenir et le passé, lorsqu’il se trouvait en famille.
On entendit enfin des pas dans l’escalier.
–Attention! dit-il en se relevant, tenons-nous, voici mon prisonnier!