Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 11

No 5.

Оглавление

Table des matières

Tirlemont,

ce 28 novembre, 11 heures du soir.

Mon amie, j'arrive dans ce triste lieu et je t'écris. J'ai passé une partie de ma matinée à envoyer une lettre pour toi à notre ami Neumann. Tu la trouveras, c'est le no 4. Ma bonne amie, comme le commencement d'un avenir est long lui-même!

J'ai quitté Bruxelles à 7 heures. J'ai eu beaucoup à faire dans ma journée; elle a été aussi pleine d'affaires que vide. Mon amie, je ne le sens que trop: je ne vaux plus le quart de ce que je valais il y a peu de semaines, et cependant je m'aime bien plus; je tiens à moi, je me sais gré d'être moi et je me sais gré de ce fait le jour où je ne m'appartiens plus! Le cœur de l'homme est la seule puissance qui ne succombe pas à l'adversité, et tout ce qui tue la matière, élève et fortifie la pensée! Ma bonne amie, combien je sens que tout ce que j'emporte de Bruxelles n'est plus à moi! Promets-moi de ne plus jamais me rendre ce qui est devenu ta propriété. Ne me force plus à être seul dans le monde.

Hier, je t'ai vue partir. Ma fille était avec moi. Elle m'a dit: «Je suis bien fâchée qu'elle parte avant nous», et je l'ai embrassée.

Sens-tu ce qui s'est passé en moi dans ce moment?

J'ai dîné je ne sais où. J'ai été passer ma soirée dans le ménage qui fait toute mon envie! J'aime à les voir, ces bonnes gens. Jamais je ne suis plus heureux du bonheur d'autrui que quand je suis malheureux. Je ne connais pas le sentiment de l'envie: il est toujours vil et bas. Les bonnes gens m'ont parlé de toi, et tout juste comme il leur convient d'en parler. Lady C. [186] m'a serré la main, et elle avait l'air de me dire: je sais ce qui se passe en vous et je vous plains. Je me plains tant moi-même que tout ce que peuvent me dire mes amis ne diminue ni n'ajoute à ma peine.

Je vais me coucher pour partir demain à 5 heures. Tu es, à l'heure qu'il est, à Roye. Tu seras demain à Paris. Il ne te plaira pas, mon amie, et je ne veux pas que tu y plaises. Je ne veux plus que tu plaises à un être humain qu'à moi. Je voudrais quasi que tu fusses laide et maussade et que tu puisses me savoir gré de t'aimer sans plus.

On me porte dans ce moment le livre dans lequel les étrangers s'inscrivent. J'y trouve ce qui suit: «Le colonel Nep, de la Terre-Neuve, allant à Spa»; et quatre pages après: «Le colonel Nep, de la Terre-Neuve, de retour de Spa, où il a bu les eaux avec beaucoup d'effet pour sa santé, à Bruxelles où il demeure au Parc. Quoiqu'il se trouve mieux portant, il perd son appétit presque toujours après dîner.» L'esprit du colonel Nep ne te séduira jamais. Je te permets de le rencontrer et de le recevoir avant ou après dîner, tout comme tu voudras.

Aix-la-Chapelle,

ce 29, 11 heures du soir.

Je suis ici depuis 5 heures du soir. Je n'ai mis en tout que quatorze heures de marche de Bruxelles ici. La manière dont j'ai été à Bruxelles et celle dont j'en suis revenu n'est que l'empreinte de toutes choses humaines: on va lentement vers le bonheur et l'on s'en éloigne avec une rapidité effrayante.

Mon amie, j'ai vu la route de Spa. Je me suis arrêté devant le plus mauvais cabaret du monde: le pain y était bon, il ne vaut plus rien. Si j'avais rencontré Ficquelmont [187], je l'aurais embrassé.

Je suis descendu ici tout juste comme je devais y descendre: vis-à-vis de chez moi. Mon amie, rien en moi n'est plus comme il y a six semaines. Je suis dédoublé; je suis ici et je n'y suis pas. Il est juste que je ne loge pas chez moi. Mais je suis dans cette bonne chambre où j'ai été un seul instant avec toi—et quel instant!

J'ai dîné chez le P. de H. [188]. J'ai beaucoup parlé affaires. J'ai rendu compte de commissions que l'on m'avait données. Bon Dieu, comme toutes ces affaires et ces intérêts me touchent peu! J'ai cependant réussi en tout: j'ai tout fait et tout fini. Ce fait se lie à mon sort. Je parviens toujours à tout ce qui ne m'intéresse pas, et je reste seul et malheureux au milieu de ce que le monde appelle du succès et ce que les sots nomment du bonheur. Mon amie, ce n'est pas là qu'est le bonheur, et il ne s'y trouvera jamais: veux-tu savoir où il se trouve? Comme nous le saurions à nous deux si le monde n'était point placé entre nous!

J'ai une bonne occasion pour envoyer cette lettre par Bruxelles à Paris. Elle t'arrivera vite et bien. J'aurai soin de t'en faire passer une autre de Francfort.

Je vois que ma correspondance tournera en un véritable journal. Ne t'ennuie pas à le lire. Il me reste tant de choses à te dire! Je n'en trouverai, hélas! que trop le temps dans notre cruelle séparation.

Je vais demain à Cologne. J'y ai quelques affaires qui me forcent à y passer la nuit. Après-demain, je coucherai à Coblenz.

Adieu, bonne amie. Pense à ton ami, le meilleur que certes tu as jamais eu: aime-le et calcule ses peines sur les tiennes. Je ne te dis pas de m'écrire. Je suis sûr que tu le fais. Je le suis de tout et pour toujours!

Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

Подняться наверх