Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 13

No 7.

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Donauwerth, ce 6 décembre 1818.

J'ignore le jour où je pourrai faire partir ma lettre, mais je la commence. Mon plus grand bonheur,—hélas, le seul—c'est de m'occuper de toi et de te dire ce qui me passe par la tête; je n'ai pas besoin de te parler de mon cœur: tu dois commencer à t'apercevoir que je ne t'ai pas trompée, quand je t'ai dit que l'on m'était tout ou rien. Je n'ai jamais ni rien fait, ni rien été à demi; sois pour moi ce que je désire tant que tu veuilles être.

J'ai fait partir ma dernière lettre, le 4, de Francfort. Je me flatte qu'elle t'aura trouvée encore à Paris. J'ai été, le même jour, passer la soirée et coucher à Amorbach, chez la duchesse que tu trouves si peu aimable [203].

Tu me fais le reproche de trouver que tout le monde a de l'esprit; je me souviendrai toujours de ta frayeur relativement à je ne sais quel jugement d'esprit que j'ai porté si rondement, et où tu m'as demandé, avec un air de véritable effroi: «Quand trouverez-vous donc une bête?»

Eh bien, mon amie, ce n'est encore pas la duchesse que je puis ranger de ce nombre! Bête, non; ennuyeuse, oui! Voilà mon jugement et je ne saurais qu'y faire ni en bien ni en mal.

Pas en bien, car je ne crois pas que l'on puisse guérir du mal de l'ennui; et pas en mal car le genre d'esprit de la personne en question est tout juste celui qui se brouille le moins, car il est tout terre à terre et que, ne s'élevant jamais à une certaine hauteur, les chutes deviennent impossibles.

J'ai rencontré chez elle deux dames de mon pays: la princesse de Lœwenstein, établie à une lieue d'Amorbach, et sa sœur, toutes deux également sœurs du prince Windischgraetz que tu as vu à Aix-la-Chapelle [204]. Mon amie, je te ferai le plaisir de t'assurer que la première est la bête que tu veux que je trouve; la seconde a de l'esprit, mais il est un peu tourné au sentimentaire, et ce n'est pas ce que j'aime.

La soirée s'est passée en causerie, assez peu agréable. Le duc m'a beaucoup parlé de ses écuries, seul plaisir qu'il ait dans son nouveau séjour. Pendant le souper, on a parlé Aix-la-Chapelle; le duc m'a demandé si tu y avais été: il m'a dit que tu étais aimable. Je lui ai répondu: «Fort aimable.»—«Spirituelle.»—«Très spirituelle.»—«Le Prince Régent [205] la voit avec grand plaisir.»—«Le Prince a grandement raison.»—«Le Prince aime les femmes qui l'amusent.»—«Moi aussi, mais il n'y en a pas beaucoup qui ont ce droit.»—«Va-t-elle à Londres?»—«Oui, et moi aussi, je voudrais y aller...»

Mon amie, j'ai senti que j'avais dit une bêtise et j'ai ajouté le plus gravement du monde: «... Pour faire ma cour à Son Altesse Royale! Peut-être irai-je l'année prochaine.

—«Vous ferez grand plaisir au Prince Régent car il vous aime extrêmement.

—«Je regarderai le moment de mon arrivée à Londres comme l'un des plus heureux de ma vie!»

Ma bonne Dorothée, j'ai dit ces derniers mots avec tant de conviction que la famille d'Amorbach doit me croire amoureux du Prince Régent.

A propos d'amour, l'on ne voyage jamais sans s'instruire. Amorbach est une ancienne abbaye; il existe dans l'enceinte du couvent une fontaine qui fait des enfants; le nom d'Amorbach vient de cette petite circonstance, très heureuse pour les femmes des environs, mais effrayante pour les filles et peut-être même pour les maris. Aussi la duchesse est-elle enceinte [206].

Je suis ici aux bords du Danube depuis aujourd'hui, 3 heures après-midi. Je m'y suis arrêté pour ne pas arriver de nuit à Munich, et il n' y a point de gîte entre deux.

Je travaille, je suis tête-à-tête avec notre confident [207]; je lui parle de toi et, ce qui vaut mieux, je t'écris.

Ne te prends-tu pas quelquefois par la tête quand tu reçois d'aussi volumineuses lettres d'un homme auquel tu n'avais pas rêvé il y a peu de semaines? De cet homme si froid, si boutonné, si méchant, si fier, si abominable? Ma bonne amie, suis-je rien de tout cela? Mais c'est ainsi que l'on écrit l'histoire. Soyez placé sur un tréteau élevé, chacun se croit en droit de vous juger; il suffit au public de vous voir pour se trouver l'esprit de vous connaître. Chaussé du cothurne, vous devenez héros; la robe magistrale vous fait décrire comme pédant et la toque effraie. Toi, mon amie, qui a pris poste dans la coulisse, tu me connais mieux aujourd'hui que le parterre ne me connaîtra jamais.

Il n'est point de héros pour son valet de chambre, dit un proverbe que trop vrai; il n'est point de ministre pour son amie—j'aime mieux ce mot, car il est plus noble et pour le moins aussi vrai que l'autre. Le proverbe n'existe pas, car l'on s'occupe moins de ceux qui empêchent que l'on tire le canon que de ceux qui le tirent.

L'un cependant est plus difficile que l'autre, mais le monde court après le bruit. Un éternuement fait tourner plus de têtes dans un salon qu'une forte pensée, quelque bien exprimée qu'elle puisse être.

Ma bonne amie, combien tu me manques après une si courte habitude de te voir? Que serait-ce après une longue? Sais-tu quel est le charme inexprimable que tu as à mes yeux? C'est celui de me comprendre. Je suis sûr que jamais rien ne se passerait en moi que tu ne jugeasses comme moi. Une conviction pareille me repose l'âme et le cœur. Je ne sais ni parler à des sourds ni écrire pour des aveugles; mais quand il m'arrive de rencontrer un être qui me dispense de l'explication et de l'interprétation—deux besognes également pénibles—quand cet être surtout est une femme, et quand cette femme est toi, rien ne manque à mon bonheur!

Comme Neumann avait raison en nous assurant que nous nous conviendrions! Je lui accorde par ce fait plus de confiance que pour toute autre raison. Le tact mène plus loin en affaires que l'esprit, et notre homme en a prouvé beaucoup dans cette occasion qui paraît être un peu devenue notre vie. Si je dis un peu, ne crois pas que je parle de moi, et, si tu te fâches plus de la réserve que de la thèse, raye le mot. Mon amie, tu me rendras bien heureux, si tu t'en sens le courage.

J'ai trouvé ici des lettres de chez moi. Tout le monde y est mort dans les derniers quinze jours [208]; heureusement n'y a-t-il dans ce nombre de victimes aucune qui me tienne de près.

Le mort le plus remarquable est ce même ministre des finances à banqueroute duquel je vous ai parlé dans certaine bonne voiture [209]. Cet homme me détestait; il a été mon ennemi le plus enragé, mon Burdett [210]. Je ne puis te dire sur sa perte que ce que me dit Castlereagh quand je lui ai parlé de la mort de Whitbread [211]. «Vous ne savez pas combien l'on peut regretter un franc adversaire!»

Il y a de la vérité dans le mot et par conséquent de l'esprit. Je l'adopte tout à fait et je le sens. J'ai fait une remarque singulière depuis nombre d'années; c'est que les hommes qui se placent diamétralement contre moi meurent.

La chose est simple. Ces hommes sont fous et les fous meurent.

Bonsoir, mon amie, tu ne mourras pas.

Munich, ce 7 décembre.

Me voici dans une ville que je déteste. J'y suis pour demain toute la journée. Cette journée se passera en affaires toutes désagréables et en courbettes à la Cour plus détestables encore. Je t'ai dit vingt fois—et certes en bien peu de jours—que je ne suis pas fait pour le métier que je fais. Crois-moi, il y a quelque chose qui vous pousse vers ce qui convient réellement, et tout en moi me retient dès qu'il s'agit de ce terrible métier.

Je déteste les Cours et tout ce qui y tient; ma nature même y répugnait; je ne puis, par exemple, pas rester debout; je n'aime pas me lier à des heures fixes; attendre me tue; en un mot si l'on voulait assurer je ne sais quelle existence à mes enfants, je ne prendrais pas une charge de Cour, qui ne se compose que tout juste de tout ce que je ne puis pas faire.

Mon amie, je suis sûr que tu sais ce qu'il me faudrait pour être heureux. Tu arrangerais ma vie comme je pourrais l'arranger moi-même. Si tu oubliais de t'y faire entrer, je me brouillerais avec toi.

Capo d'Istria est encore ici. Il m'a attendu comme on attend le Messie. Il a cru marcher sur du velours. Je lui avais parlé d'épines; il me prie maintenant de lui en tirer quelques-unes. Nous partirons ensemble après-demain, pour être à Vienne la nuit du 11 au 12.

Je te parle toujours de moi et de ce que je fais, comme si tu devais y prendre quelque intérêt, toi, ma connaissance de peu d'instants! Je me surprends souvent à me dire qu'il y a de la présomption dans mon fait, et puis mon cœur me dit que je suis un sot. La raison ne vient pas avec l'âge, malgré ce que peuvent dire du contraire maints parents qui désespèrent de leurs enfants. Et l'amour ne vient pas avec le temps, malgré ce qu'en disent de froids amoureux qui se battent les flancs pour aimer plus demain qu'ils ne le font aujourd'hui! Moi, mon amie, j'aime ou je n'aime pas, et j'aime quand l'on me convient sous tous les rapports, en un mot quand l'on est toi, et cet amour, le seul que je crois le véritable, peut me dominer au bout de peu de jours comme au bout de plusieurs années. Comme tu es moi, il doit t'en aller de même.

Vienne, ce 14 décembre 1818.

Je suis rendu à mon pays, à ma famille, à mes habitudes, à tout, excepté à moi-même.

J'ai trouvé ici, mon amie, ton no 1 de Paris. Je t'en remercie; ta lettre est bonne, excellente. On n'en écrit de ce genre que quand l'on pense à l'être auquel elle va, sans s'occuper trop de ce que l'on dit. Ma bonne amie, tu m'aimes de ce sentiment qui est le saint amour, le seul qui vaille. Qu'avons-nous eu de notre frêle et à la fois si forte connaissance? Un seul instant de bonheur véritable a-t-il eu lieu? Qui pourrait te reprocher ce que tu n'as pas fait et me taxer de ne pas t'avoir prouvé que je sais ce que tu peux valoir dans tous les genres de relations? La récompense, mon amie, n'a pas anticipé le sentiment, auquel, seule, elle doit servir de complément. Ne t'y trompe pas, mon amie; c'est parce que je t'aime que j'ai été avec toi ainsi que tu m'as trouvé; si tu n'avais fait que me plaire, l'avenir serait le passé.

Crois que personne ne te rend plus de justice que moi; si je ne consultais que mon amour-propre, je devrais te la rendre, et l'amour-propre est, de toutes les faiblesses humaines, la plus éloignée de moi. J'ai agi, avec toi, d'impulsion, de cette impulsion qui est la conviction elle-même. Tout en moi m'a fait te découvrir, et chaque découverte a dû me porter à te chérir. Tout est simple dans le sentiment que je te porte, comme tout ce qui dure, ce qui seul même résiste au temps, à l'absence et à la contrariété. Mon amie, il est des choses qui ne s'usent qu'avec la vie; regarde le lien qui s'est établi entre nous comme l'une de ces choses. Ne crains rien pour ma part: je crois à tout toi.

Je suis arrivé ici le 11, à 11 heures et demie du soir. L'on ne m'attendait plus. Ma femme est venue à ma rencontre, pleine du bonheur de me revoir, elle m'a mené voir mes enfants qui allaient s'endormir, et j'ai débuté par une bêtise. Ne t'avise pas de croire que je n'en fasse jamais, mais elles ne sont d'ordinaire que petites. J'ai pris l'une de mes filles pour l'autre; j'en ai confondu une de sept ans avec une autre de trois. Mes enfants m'ont cru fou [212].

Le lendemain, j'ai donné en plein dans toutes les horreurs de ma vie: Cour, arrivée de l'empereur Alexandre [213], cinquante personnes à dîner, trois cents le soir. Mon amie, j'ai été bien seul au milieu de mon salon!

La première figure étrangère que j'ai vue à mon déjeuner a été cette si redoutable personne que tu crains tant. Je me suis levé, je suis allé à sa rencontre et je lui ai appliqué deux gros baisers sur ses joues toutes pleines, toutes fraîches et tout juste comme je ne les aime pas. Il y avait, dans ma Chambre, ma femme, mes enfants, Floret et je ne sais qui. Voilà ma liaison toute prouvée et toute claire. Je ne l'ai revue depuis qu'hier soir dans mon salon [214].

Mon Dieu, comme il me tue, ce salon, avec tout son monde, tous les faiseurs de phrases, toutes les courbettes, bien autres que celles desquelles t'a parlé le roi de Hollande [215] car j'ai vingt-cinq ans de plus! La première personne qui m'ait fait plaisir à voir, c'est Stewart [216]. Il m'a sur-le-champ demandé de tes nouvelles. Je lui ai répondu si officiellement, qu'il ne plaisantera plus, car je l'avais déjà prévenu à Aix qu'il était fort en train de le faire.

Mon amie, je te remercie de la conduite que tu veux observer vis-à-vis de ton mari. Tu sais que je veux que tu sois bonne, douce, excellente pour lui. Je n'ai pas ses droits, et il ne peut avoir ce qui m'appartient. Sa ligne est autre que la mienne: elles ne se croisent pas; pourquoi lui en faire sentir l'existence? Je n'ai jamais brouillé un ménage, je respecte la loi, je veux qu'on l'observe, dût-on ne pas l'aimer, car aimer est placé hors de la volonté de l'homme. Dès que l'on aime, il n'existe d'ailleurs pas deux lignes, car l'on n'a pas deux cœurs.

Je ne donnerais pas ce qui est devenu ma propriété pour tous les trésors du monde; je n'envie plus rien: comment pourrais-je envier ton mari? Je ne dis ici rien de nouveau; tu me l'as entendu te dire, il y a longtemps, dans notre courte connaissance.

Je sais que je ne ressemble qu'à bien peu d'hommes sous ce point de vue; je m'en console, car je crois, dans ce fait, valoir mieux que ceux qui ne pensent pas comme moi. Combien j'aurais de choses à te dire sur ce chapitre! Combien sur vingt autres!

16 décembre.

Ma bonne amie, quelle vie je mène ou plutôt quelle vie j'use! Car la vie n'est pas là, elle n'est pas dans les affaires, dans les tourments, dans ce qui fait le charme des sots, dans le clinquant, les hommages, les phrases et cette apparence de gloire, si peu de chose en elle-même et si chère à acheter. Mon bonheur ne résidera jamais que dans mon cœur, il ne trouvera jamais un autre siège; il doit en partir ou y arriver. Tout ce qui n'est pas de lui, tout ce à quoi il reste étranger n'est rien, moins que rien. Les seuls êtres que j'ai revus avec plaisir, c'est (sic) les miens et l'Empereur. Je sais qu'ils m'aiment, je sais que nul autre être ne me remplacerait près d'eux; tout est conviction et bon sentiment de leur part. Aussi, mon amie, ne fais-je que ce qui me convient en fuyant tout, excepté ce petit nombre d'êtres. Je te jure—et j'espère que tu me croiras toujours en tout et pour tout—que je suis à peu près à détester tout ce qui n'est pas eux et toi.

Ma vie est là, c'est-à-dire loin et près de moi, ce qui fait que je ne la trouve pas.

Mon Dieu, s'il pouvait y avoir une chance de te fixer ici! Ce moyen est le seul qui pourrait remplir tous mes vœux. Je te reverrai, je serai avec toi des jours, peut-être quelques semaines. Elles seront empoisonnées par le regret de te reperdre; je t'aurai quittée et je serai l'homme à plaindre que je suis aujourd'hui.

Si tu étais fixée ici, je n'aurais plus un vœu à former, car tous se concentrent en toi. G. ne restera pas à longue [échéance] [217]; l'Empereur ne l'aime pas; il le trouve tout en phrases et il a raison. Pourquoi ne viendrais-tu pas? Comment cela ne pourrait-il ne pas s'arranger, si tu le voulais bien et surtout si tu le faisais vouloir! [218]

La banqueroute n'a pas lieu [219]. J'ai fait tout ce que j'ai pu: j'ai usé le vert et le sec. Il ne me reste plus qu'à porter mon ennui en d'autres lieux.

L'Empereur partira décidément le 10 février [220]. Je veux m'épargner Venise et je ne le retrouverai qu'à Bologne, ce qui fera que je ne quitterai Vienne que du 23 au 24. Le seul changement qu'éprouve le voyage, c'est le séjour de Florence avant celui de Naples. L'Empereur ira droit dans la première de ces villes; il y restera jusqu'aux 26 et 27 mars. Il passera entre quinze jours et trois semaines à Rome. Le 16 avril, il va à Naples; il y restera également trois semaines. De là, il retournera par Ancône, Modène, Parme à Milan et par le Tyrol à Vienne. J'irai de Milan à Turin, et je prendrai dans la considération la plus sérieuse ce qui dans notre intérêt—le seul qui aujourd'hui soit le mien—vaudra mieux: ou que j'aille à Londres en juillet 1819 ou bien en mai 1820. Le mieux est ici à consulter avant le bien, car je ne puis pas faire deux fois ce voyage. Tu m'écriras, en âme et conscience, ce que tu croiras. Si, en juillet et août, tu es à la campagne, si on te fait courir loin de moi, Londres sera comme si je n'y étais pas, et pire, car l'un des séjours tue l'autre.

Parle-moi de cela un peu en détail; consulte plus ta tête que ton cœur et parle-m'en bientôt. J'ai l'ordre de l'Empereur pour 1819 [221]. Je n'ai pas celui pour 1820. Ainsi, il faudrait le préparer, et je ne le puis et ne le veux qu'à bonne enseigne. Il me restera à consulter ensuite:

1o La position des choses après une absence que j'aurai déjà faite de Vienne de plus de cinq mois.

2o L'état de ma santé, c'est-à-dire si elle n'exige absolument pas que j'aille à Carlsbad. Ne t'y trompe pas, mon amie, ma santé est bien délabrée et ma machine est brisée en vingt endroits. Ce qui soutient le commun des hommes ne me sert plus: c'est tout juste mon âme qui a brisé mon corps. Je crois néanmoins que je n'aurai pas de difficultés à vaincre relativement à Carlsbad, car ma santé vaut mieux. Je crois que tu m'as fait du bien; je fais mieux: je le sens. J'ai retrouvé un être qui me comprend, qui est à moi avec cette franchise qui seule assure la possession; tout ce que tu cherches en moi, tu le trouveras; tout ce que je désire au monde, je l'ai trouvé! Je m'étais dit qu'il n'y avait plus de bonheur: ma bonne amie, il en existe encore.

18 décembre.

Le séjour de l'empereur A[lexandre] commence à tirer vers sa fin. Je le vois beaucoup, et comme nous ne sommes plus brouillés, tout va bien [222]. Il passe ici ses journées à peu près comme autre part. Il dîne tous les jours avec l'empereur François, et va voir quelques casernes, parades ou manœuvres [223]; il travaille et il va souper dans l'une ou dans l'autre maison de ses connaissances, où il retrouve toujours les mêmes personnes. Ces personnes sont tirées des trois familles de Zichy, Schwarzemberg et Auersperg, plus quelques hommes parmi lesquels j'ai l'infortune de me trouver. L'on prend le thé; l'Empereur reste assis à la table ronde avec cinq ou six de ces dames, toutes moins qu'aimables, excepté Mme Molly [224] qui voudrait l'être et qui tue l'esprit qu'elle a par les sons larmoyants avec lesquels elle débite tout celui qui lui manque. Je me mêle quelquefois de la conversation; quand je vois que le sommeil va faire ravage, je lâche un mot. Dès que j'ai atteint mon but, je me sauve et je me livre à mes pensées ou bien à quelque entretien avec l'un ou l'autre des mes compagnons de soirée.

Ajoute à ces charmes huit ou dix heures de travail par jour et un grand dîner que je donne ou que je ne puis éviter, une demi-heure de conversation avec ma femme et mes enfants, qui déjeunent toujours avec moi, et tu as le budget de ma journée.

Dis-moi bien ce que tu fais. Je tiens à le savoir; je veux pouvoir me dire que probablement je te sais occupée de telle ou telle chose, à telle heure donnée.

Tu es ma dernière pensée quand je me couche et ma première quand je me réveille, tu es celle de tous les moments où je ne suis pas forcé à penser à quelque devoir, et, mon amie, tu n'es pas même oubliée par ton ami dans ces moments-là.

Un grand malheur de notre position, c'est celui que nous ayons si peu de contact—pas entre nous, dix années ne nous eussent pas menés plus loin—mais avec les mêmes êtres et les mêmes lieux. Je voudrais te dire tout, sur tant de choses, mais elles te sont étrangères. Il s'agirait avant tout de te faire des tableaux et encore te resteraient-ils étrangers. Te parler toujours de moi, le seul objet que tu connaisses ainsi dans mon cadre, m'est impossible, car je suis tout juste l'être auquel je pense le moins. Je voudrais que tu connusses tout, que rien de ce qui me regarde ne te fût inconnu, que je puisse te prouver, heure par heure, que nous portons le même jugement sur toute chose, que toutes portent à nos yeux une couleur uniforme, qu'elles réagissent de même sur nous, que ce qui me plaît—et c'est assurément un petit nombre d'objets—te plaît, que ce qui m'ennuie t'ennuie, que ce que tu trouves bien et bon, je le trouve parfait. Mais la difficulté existe: elle n'est pas à vaincre.

Nous parlerons de nous; mon amie, toi, tu es de ce petit nombre d'êtres qui me plaisent, qui me satisfont, qui parlent à mon cœur et à mon esprit, que je ne me lasserais pas de voir et surtout d'aimer. Le jour où je pourrai te le redire au lieu de te l'écrire, je serai bien heureux. Le crois-tu, ma bonne Dorothée?

L'expédition de la présente lettre tarde beaucoup, mon amie, mais je n'y puis rien faire. Je ne puis expédier le courrier que quand l'affaire qu'il est destiné à porter sera prête. Je travaille tant que je puis pour arriver au terme et c'est pour cela que je te quitte.

Ce 20 décembre.

J'ai reçu aujourd'hui, ma bonne amie, tes lettres de Paris, nos 2 et 3. Je suis rassuré sur la longueur des miennes par le volume des tiennes. Comment te remercier assez de ces bonnes et excellentes lettres qui, aujourd'hui, font ma seule consolation?

Oui, mon amie, je sais que tu m'aimes, que tu m'aimes comme je veux l'être, de la seule manière qui jamais m'ait convenu et qui seule a pu me fixer deux fois de ma vie—et pour la vie! Le temps et l'absence ont usé ces relations, pas de mon côté mais de la part de mes amies; je t'ai mandé l'histoire de ma vie; tu la sais, aux noms près, aussi bien que moi. C'est de Francfort que t'est arrivée la lettre avec ma confession générale; je n'ai eu ni cesse ni repos avant que je ne l'eusse déposée entre tes mains. Tu me dis, dans l'une de tes dernières lettres, que parmi les personnes que le public me donne, tu n'en as pas trouvées qui fussent dignes de mes hommages? Il en va de la réputation relativement aux rapports de la vie comme de toute autre. L'on m'a donné beaucoup de femmes auxquelles je n'ai jamais pensé; j'ai été dans des rapports bien peu romanesques avec beaucoup que le public a toujours ignorées. Je n'ai jamais eu de ces rapports que dans des moments de pleine liberté et j'ai été malheureux.

Tout ce qui ne vient pas du cœur en moi, mon amie, est mauvais, sec et aride. J'ai un cœur qui n'a pas deux faces, qui n'est point partagé en cases: on peut l'occuper, mais alors on l'a tout entier; la place prise, il n'y en a point d'autres.

Conçois-tu, mon amie, toi, telle que tu es, qu'il y a des femmes—et il en existe beaucoup—qui ne veulent pas du cœur? Eh bien, je réponds du fait, je te l'ai dit et tout ce que jamais je te dirai est vrai, que je n'ai pas à me reprocher d'avoir jamais dit à une femme que je l'aimais, quand je n'éprouvais pas de l'amour. Crois-tu que la découverte de ce manque de sentiments les ait rebutées? Je te cite, comme preuve vivante, la personne contre le bras de laquelle tu as donné dans le salon de Stuart [225] et qui t'a fait peur. Je te remercie du sentiment de la peur: c'est un rapport de plus que tu as avec moi. J'ai dit cent fois à cette personne que je la détestais, elle a trouvé dans le fait un motif d'amour-propre; il lui a paru plus satisfaisant de vaincre le sentiment de la haine que de vivre de celui de l'amour. Comme cela lui a réussi! Elle a cru me connaître, elle ne m'a jamais connu. Elle a voulu me subjuguer et l'on ne me subjugue jamais. C'est moi, mon amie, qui me rends à l'être qui réunit ce que je veux; et cet être doit avoir toutes tes qualités, peut-être même tes défauts. Je ne scrute pas avec moi-même, je suis la voie de mon cœur, car jamais elle ne m'a trompé. Il n'est pas un être au monde que j'ai aimé ou que je pourrais aimer que tu n'aimerais de ton côté. Commence par t'aimer pour l'amour de moi; combien j'éprouve tout ce que tu éprouves et tout ce que tu dis si bien! Oui, mon amie, l'on n'aime pas, ou bien l'on a le malheur d'aimer un être indigne de ce sentiment si saint, si l'on ne se sent pas porté au bien par ce même sentiment qui exclut tout, excepté ce qui est généreux, noble et bien! Tu es bonne—car si tu ne l'étais pas, je ne t'aimerais pas—tu deviendrais meilleure dans un contact suivi avec moi. Il m'en irait tout de même près de toi. Mon amie est ma récompense; je veux la mériter; je me mépriserais si je ne la méritais pas; je mourrais le jour où je croirais devoir me mépriser! Crois-tu qu'avec ce sentiment, l'on puisse aimer souvent!

Je ne me permets pas de juger le propos que t'a tenu W... [226]. Il peut être bon et mauvais. Bon, s'il croit pouvoir t'arrêter sur une voie parsemée d'épines et, par conséquent, de peines et de privations. Mauvais, s'il y a cherché un moyen de vues personnelles.

Mon naturel, mon amie, est bienveillant, et j'adopte toujours de préférence la bonne version; il faut me prouver la seconde. La comparaison entre ses libertés et les miennes est sotte et je ne la lui pardonne pas. Ce n'est pas toi, mon amie, qui aurait dû—entre vous deux—entrevoir que ce qui ne se peut pas est placé hors de la possibilité et par conséquent, certes, encore davantage hors de facilité. Ce n'est pas à lui, au reste, que je prouverai ce qui est possible, mais à toi.

Un autre sot propos est celui de mes compatriotes qui prétendent que je fais ce que je veux, et que c'est pour cela que l'Empereur va en Italie. Je m'entends dire ce mot vingt fois l'an. Voici le fait: l'Empereur fait toujours ce que je veux, mais je ne veux jamais que ce qu'il doit faire. Il en a la conviction; il ne me demande plus guère et j'en fais autant de mon côté. Nous sommes, tous les deux, les êtres les plus faciles à trouver et, par conséquent, à calculer dans leurs volontés et dans leurs faits. Il en est ainsi pour tout et en tout. Une preuve certaine que la thèse s'arrête à la simple convenance, tourne dans ce moment-ci bien contre nous. Si l'Empereur faisait tout ce qui me convient, certes nous n'irions pas au Midi, tandis que mon bonheur est couvert par toutes les brumes du Nord! Mon amie, tu me jugerais mal si tu croyais que j'en veux pour cela à l'homme que j'aime le mieux au monde. J'en veux à ma place, et il ne me faut pas cette nouvelle contrariété pour la détester. L'Empereur sait que le plus grand sacrifice que je puisse porter à lui, à mon pays, c'est celui que je lui porte en étant ce que je suis: il sait que c'est celui de la vie. Il ne sait pas ce qu'il me coûte dans ce moment! S'il le savait, il me plaindrait et il m'emmènerait! Et W... serait amené tout comme moi et moi j'irais dans sa position à Londres tout comme il y va [227]! Comme lui, j'irais où je voudrais aller!

Nos rapports, ma bonne D[orothée], ne sont pas ceux de quelques jours; ils trouveront leur terme avec notre existence. Tu vois que je compte sur toi, tout comme je me donne à toi. Au bout d'une carrière que je désire longue, tu me rendras la justice que jamais je n'écris le roman; mon âme est toute positive et par conséquent toute historique, toute à la vérité. Je ne me fais illusion sur rien—on m'a plaint vingt fois de ce fait,—ce ne sont que de bien pauvres âmes que celles qui peuvent fonder des plaintes sur une pareille disposition!

Le bonheur, pour moi, est une réalité, la plus vraie, la plus effective qu'il y ait. Comment avec une âme trempée ainsi, pourrais-je trouver du bonheur dans une illusion? Je la découvrirais tôt ou tard; je n'ai pas besoin de chercher le vrai en toutes choses, je tombe dessus; je n'y ai point de mérite car je n'ai qu'y faire. Or, de toutes les réalités, la plus forte pour moi, c'est l'amour; sois certaine que les personnes qui croient qu'il faut de l'illusion en amour ne sont pas assez fortes pour savoir aimer. Que l'on ne dise pas qu'il y a de l'illusion à aimer telle ou telle personne—le principe est faux. La convenance est individuelle et elle est placée hors du calcul de tout autre que de l'être pour qui elle existe. Il n'est pas un être qui soit fait pour être aimé de tout le monde, tout comme il n'en est peut-être qu'un seul que l'on puisse aimer de tout son amour!—Je suis bien abstrait, mon amie, mais je suis sûr que tu me comprends.

C'est sur ce principe qui, chez moi, est un sentiment, que se fonde le calme que j'éprouve quand j'ai rencontré l'amie qu'il me faut. Je n'ai pas la prétention que cette amie soit jugée par tout le monde telle que je la juge—j'en serais peut-être même fâché. Je ne suis pas jaloux, car je croirais insulter mon amie; je puis être exposé à plus de risques qu'un autre—n'importe. Je puis me faire des illusions dans cette carrière de confiance; eh bien, bonne amie, j'aimerai encore jusqu'à ces illusions. En amour, j'aime tout, mais il faut beaucoup pour que j'aime.

Maintenant, juge du succès que doivent avoir près de moi ce que, dans la société, l'on appelle de petites femmes. Il n'en est pas une de cette classe (qui fournit cependant aux besoins de toutes les places) qui me comprenne et qui, par conséquent, puisse me satisfaire. Qui m'a dit que tu comprendrais ma langue? Qui m'est garant de ce fait? Ai-je eu besoin de beaucoup d'épreuves, de recherches, de soins, pour savoir à quoi m'en tenir? Mon amie, si j'aide l'esprit, j'ai cet esprit-là: c'est celui du cœur. Il m'a fait te deviner.

Conçois-tu le bonheur que j'éprouve de pouvoir t'écrire des pages entières sur moi—dans ma langue—et être sûr d'être compris de toi et de ne pas avoir besoin de faire le moindre effort pour y parvenir? Je te rencontre à mi-chemin, je t'y rencontrerai toujours.

Mon amie, je sors d'une grande fête à la Cour. La fête a été belle, comme le sont toujours celles que l'on donne ici; il y a régné le plus grand ordre; il y a fait chaud; mon cœur est resté froid. On a représenté, comme partie de la fête, des scènes des meilleurs opéras; les larmes me sont venues aux yeux. Serions-nous nous, mon amie, si les mêmes circonstances n'influaient pas de même sur nous? Rien ne me fait de l'effet comme la musique. Je crois qu'après l'amour, et que surtout avec lui, c'est la chose au monde qui rend le meilleur. Il ne m'arrive jamais d'en entendre—pas seulement de la bonne, mais même de la passable—sans éprouver une sensation qui ne se définit pas. La musique m'excite et me calme à la fois; elle me fait l'effet du souvenir; elle me place hors du cadre étroit dans lequel je me trouve; mon cœur s'épanouit; il englobe à la fois le passé, le présent et l'avenir; tout se réveille en moi: peines, plaisirs qui ne sont plus—peines et plaisirs que j'attends et que je désire!

La musique m'excite aux douces larmes; elle m'attendrit sur mon propre être; elle me fait du bien et du mal, qui, lui-même, est du bien. Tu me connais si peu, mon amie, que tu ignores mes forces et mes faiblesses.

Ne commences-tu pas par avoir un peu d'inquiétude que tu vas te découvrir des faiblesses que tu ne t'es pas connues ou point avouées jusqu'à présent?

Comme je les ai, il faut bien que tu les aies. Étudie-moi et tu apprendras à te connaître, si déjà tu n'en es là. En dernier résultat n'aie pas peur: j'aimerais en toi-même les faiblesses que je réprouverais en moi. Demande aux petites femmes si elles croient que je sache pleurer? Mon amie, je me détesterais, si je n'avais point de larmes. Elles t'assureront qu'un homme comme moi ne sort jamais du plus profond des calculs et de la pose la plus ministérielle, et qu'il agrée tout au plus qu'on l'adore, comme nos bons aïeux, les Gentils, adoraient leurs Termes et leurs Lares.

21 décembre 1818.

Je finis enfin cette longue lettre; elle est un volume et j'espère, mon amie, que de tous les reproches que tu pourrais me faire, certes, le moins fondé serait celui que je ne te dis pas assez ce que je sens et ce que je pense.

J'expédie la présente lettre par un courrier qui n'est pas à moi—car je ne pourrai expédier le mien que dans quelques jours. Je me flatte qu'elle échappera à une indiscrète inspection, je prends toutes les mesures pour cela. Si tel ne devait pas être le cas, on verrait que je t'aime et on n'oserait le dire—il n'y aurait guère de mal à cela. Ma bonne amie, je ne crains pas que les cabinets sachent que je t'aime, mais je craindrais que tu ne m'aimasses pas et je serais au désespoir de ne pas t'aimer. En très peu de jours, tu auras une nouvelle lettre de moi.

Adieu; je voudrais être ma lettre et, si je l'étais, je voudrais être moi. Il n'y a guère de moyen de me contenter. Je ne le serai que le jour et les jours où je serai réuni à toi. Adieu pour le moment. Ces jours aussi arriveront.

Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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