Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 12

No 6.

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Coblenz, ce 1er décembre 1818.

Je commence un nouveau mois loin de toi, mon amie, et je le commence dans le lieu qui m'a vu naître. Je ne puis te dire à quelles singulières réflexions tant de circonstances entassées dans un si court espace de temps que l'est celui qui englobe toute notre existence font naître en moi.

Mon amie, il faut que je t'aime beaucoup pour souffrir tout ce que je souffre! Ne m'abandonne plus, et que je retrouve toujours en toi l'amie qu'il me faut pour le bonheur de ma vie!

J'ai couché la nuit dernière à Cologne. Ma journée a été courte, car j'avais du monde qui m'attendait dans cette ville, et que j'ai dû voir, quelque peu disposé que je sois à m'occuper de rien, à la lettre: de rien.

Je suis parti de Cologne ce matin, je suis arrivé ici cet après-midi.

Tu ne sais rien de ma vie, excepté ce que tu as lu depuis plusieurs années dans les feuilles publiques; or, ce n'est certes pas le moyen de savoir rien de ce qui peut t'intéresser sur mon compte.

Nous nous sommes vus, je t'ai aimée; tu as appris à me connaître mieux en moins de quatre semaines que tu ne m'eusses connu sans doute, durant des années d'un commerce moins intime. Mais tu ne sais cependant rien de moi. Tu connais aujourd'hui mon cœur mais tu ne sais rien de l'histoire de ma vie.

Quel champ à exploiter, mon amie, que celui d'une vie entière! Que de bonnes heures à passer dans de longues soirées d'hiver! Mon amie, nous aurions à nous conter beaucoup et n'aurions pas tout dit au bout de l'hiver! Quel mal y aurait-il à nous laisser tranquillement établis sur un de ces meubles que vous avez tant raffinés en Angleterre, au coin du feu, loin de tout trouble, sans interruption, moi te voyant me sourire vingt fois, t'entendant m'applaudir et peut-être même me gronder, moi toujours prêt à te dire plus que peut-être même tu voudrais entendre, et toi m'écoutant toujours et me contant à ton tour tant et tant de choses que je désirerais savoir!

Un pareil hiver vaudrait-il celui que tu vas passer? Et sais-tu quel en serait le résultat? Nous saurions ce dont nous avons le pressentiment aujourd'hui, qui nous est venu comme toute inspiration, comme tout ce que l'on aime à croire: nous saurions, mon amie, que notre âme est de la même trempe et que, sortis de la main d'un même Créateur, nous sommes deux êtres parfaitement homogènes! Crois-en, mon amie, à la première qualité, peut-être à la seule que j'aie: à mon tact. Je ne me trompe pas sur ce fait et c'est toi qui me sers de seule consolation.

Je vais t'esquisser mon histoire. Où l'idée pourrait-elle m'en venir plus naturellement que tout juste à Coblenz?

Je suis né dans cette ville le 15 mai 1773, un peu plus de treize ans avant que le même moule a servi au sort pour créer, à plus de 600 lieues, cet être que j'ai deviné avant de l'avoir connu [189].

Mon père était ministre de l'Empereur dans toute cette partie de l'ancien empire [190]. La place convenait à mon père: il s'y est trouvé au milieu de ses possessions principales, près de ses sujets qu'il a rendus plus heureux que ne l'a fait la république française qui les lui a arrachés, comme au reste des princes allemands de la rive gauche du Rhin.

Ma jeunesse n'a présenté rien de remarquable. J'ai été un bon enfant, laborieux, fort occupé de mes devoirs et de mes livres. A l'âge de mon premier développement, mon esprit et mon cœur se sont portés sur deux routes différentes. J'ai donné dans une exaltation religieuse telle que mes parents et mes gouverneurs en ont été effrayés. Mes vœux allaient leur train et mes études le leur. A dix-sept ans, j'ai été—à un peu d'expérience près—ce que je suis aujourd'hui, tout juste ce que je suis, mêmes qualités et mêmes défauts, mais mon cœur est redescendu sur terre.

J'ai fait à cette époque, à Bruxelles [191], la connaissance d'une jeune femme de mon âge, pleine d'esprit, de bon goût et de raison, française, de l'une des premières familles. Je l'ai aimée comme aime un jeune homme. Elle m'a aimé dans toute l'innocence de son cœur. Nous voulions tous deux ce que nous ne nous sommes jamais demandé; je ne vivais que pour elle et pour mes études. Elle, qui n'avait rien de mieux à faire, m'a aimé tout le jour; elle passait les nuits avec son mari, et je crois qu'elle y était plus occupée de moi que de lui. Cette relation a duré plus de trois ans, et elle a eu pour moi l'inappréciable avantage de me détourner de toutes les folies de mauvais goût si communes à cet âge. Réunis, nous nous assurions de notre amour réciproque, et nous voyions un si long avenir devant nous, que nous remettions le dénouement de tant d'amour à des temps plus opportuns, comme si le temps ne coulait pas alors comme toujours! Absents, nous nous écrivions et nous ne pouvions attendre le moment de nous réunir. Nous fûmes enfin séparés pour plus de quinze ans. Je l'ai trouvée alors en liaison et grandie de 2 pouces. Nous nous revîmes sans nous aimer et en parlant du vieux temps comme on lit une chronique [192].

A dix-sept ans, j'étais mon maître. Mon père, voyant que j'étais loin de faire et même de viser à des folies, me laissa une pleine liberté. A vingt ans, j'ai été nommé ministre de l'Empereur à la Haye. La révolution de la Hollande empêcha mon départ pour ce poste et je fis le voyage de l'Angleterre [193]. L'été de 1794 [194], je me rendis pour la première fois à Vienne. J'y fus accueilli par la société avec bonté. J'avais vingt et un ans et on me trouva plus de raison et surtout plus d'usage du monde qu'à une foule de nos têtes à perruques.

Je me suis marié peu de mois après mon arrivée à Vienne [195]. Les parents avaient arrangé le mariage; on avait remis le fait à la décision des parties intéressées. J'étais fâché de me marier; mon père le désirait et je fis ce qu'il voulut.

Je suis bien loin aujourd'hui de le regretter. Ma femme est excellente, pleine d'esprit, et réunissant toutes les qualités qui font le bonheur d'un intérieur. J'ai de grands enfants qui sont mes amis, et je puis voir, d'après un cours des choses naturel, la deuxième et même la troisième génération.

Ma femme n'a jamais été jolie; elle n'est aimable que pour ceux qui la connaissent beaucoup. Tout ce qui est dans ce cas l'aime; le public la trouve maussade et c'est tout juste ce qu'elle veut. Il n'est rien au monde que je ne fasse pour elle.

A vingt-huit ans, j'ai accepté le poste à Dresde [196]. Mon beau-père, qui ne voulait pas se séparer d'une fille unique, m'avait empêché de me livrer aux affaires publiques. J'ai peu perdu à ce retard. J'ai beaucoup observé: le sentiment qui se développa en moi, fut celui de trouver que, dans toutes les grandes occasions et dans les désastres qui accablèrent mon pays, j'eusse agi différemment de ceux qui conduisirent à cette époque la barque de l'État. J'ai vingt défauts, mais pas celui de la présomption. Mon caractère ne porte pas à l'opposition: je suis trop positif et je n'aime pas m'occuper de la critique. Mon esprit va toujours vers les moyens. Je suis calme et je n'aime pas le rôle facile quand j'ai le choix entre ce rôle et celui qui est utile. Avec ces éléments-là, on n'est jamais dans une opposition permanente.

Je restai dix-huit mois à Dresde, et je passai à Berlin où je restai à peu près le même temps [197]. En 1805, j'y ai eu de grands intérêts à traiter avec l'empereur Alexandre; il me demanda comme ambassadeur près de lui. J'y fus destiné et appelé à Vienne.

Je fis partir une partie de mes effets pour Saint-Pétersbourg. Arrivé à Vienne, l'Empereur me dit que Napoléon avait décliné l'envoi du comte Cobenzel [198], et qu'il avait témoigné le désir que je fusse envoyé à Paris. Je fis tout ce que je pus pour éviter la balle: il fallut obéir. Je restai ambassadeur à Paris depuis 1806 jusqu'en 1809 [199].

Je t'ai conté pendant le dernier bon jour que j'ai eu la suite de mon histoire. J'ai toujours voulu n'être rien de ce que je suis; j'ai toujours fait tout ce que j'ai pu pour ne pas le devenir, et il y a huit ou dix imbéciles—mais il n'y en a pas plus—qui me croient de l'ambition! Si j'en ai, c'est celle du bien, c'est la seule dont je suis capable.

Me voilà dépeint comme homme d'État. Si je veux le bien, je le paye cher, car mon cœur n'est pas aux affaires et je trouve qu'il en va de ce que le monde appelle de la gloire comme de la beauté: on a de l'une comme de l'autre, plus au profit d'autrui qu'au sien propre.

Sais-tu, mon amie, ce qui me console du sacrifice de ma vie, et ce qui seul peut m'en consoler? C'est les services que déjà j'ai rendus et que je suis dans le cas de rendre journellement au triomphe des principes. Il n'y a point de hasard, point d'illusions dans ma marche: je vais droit au but et je suis sûr de l'atteindre. Je suis attaché à l'Empereur comme à mon ami; je sais tout ce qu'il vaut.

J'aurai rempli toute ma tâche le jour où le monde ne se trompera plus sur ce que l'Empereur a été. Regardes-y de près, et tu te convaincras que je suis sur la bonne voie. S'il n'était pas l'homme qu'il est, c'est-à-dire celui de la justice, de la bienveillance, le véritable père du peuple, je ne serais pas son ministre. Suis-je bien ambitieux, mon amie, de ces ambitieux à faux clinquant, à grandes phrases, sauf de petits résultats et des honneurs passagers?

J'ai eu deux liaisons dans ma vie, ce que j'appelle liaisons. Je n'ai jamais été infidèle; la femme que j'aime est la seule au monde pour moi. Quand je n'aime pas, je prends la jolie femme qui veut tout excepté de l'amour.

J'arrive à une époque de ma vie avec laquelle j'ai cru terminer tout ce qui tient au cœur. J'ai aimé une femme qui n'était descendue sur terre que pour y passer comme le printemps. Elle m'a aimé de tout l'amour d'une âme céleste. Le monde s'en est à peine douté. Nous seuls étions dans le secret. Ses dernières années étaient marquées par une extrême exaltation religieuse. Malheureuse de toutes les passions d'une âme ardente, placée dans un cadre opposé à ses goûts, à son esprit, ayant d'inconcevables ménagements à garder, elle a succombé: elle est morte de la mort d'une sainte et avec une force d'âme marquée par l'un des traits les plus extraordinaires dans la vie d'une femme. Elle a fait un testament et elle a en même temps adressé une lettre à son mari et à ses parents. Par son testament, elle avait disposé de tout ce qu'elle possédait et il n'est pas un petit objet duquel elle n'ait fait une ligne. Elle m'a légué une petite boîte cachetée: en l'ouvrant j'y ai trouvé les cendres de mes lettres et un anneau qu'elle avait brisé!

Dans sa lettre, elle a rendu compte de sa vie; elle a dit à son mari tous les motifs qui l'avaient empêchée de l'aimer, tous ceux de religion qui l'avaient portée à remplir ses devoirs envers lui. Le reste de la lettre me regarde et n'est compréhensible que pour moi et pour une seule amie qui avait deviné son secret. Mais elle a tout dit.

Ma vie s'est terminée là, je ne désirais ni ne voulais vivre au delà. Mon âme était brisée: je n'avais plus de cœur. Il s'est passé deux ans.

Et le sort m'a fait te rencontrer!

Il ne me reste rien à te dire. Tu me vois tout à fait: tout ce que je suis, tout ce que j'ai éprouvé, tout ce que je vaux, tout ce que je ne vaux pas.

J'ai cru te devoir cette explication. Si j'avais trouvé dans les derniers temps—les derniers et à la fois les premiers—celui de te parler avec quelque suite, je t'aurais conté ce que je t'écris. Je n'ai pas la conscience libre, si je n'ai pas tout dit: j'en ai besoin, je veux que mon amie me connaisse, sauf à lui prêter des armes contre moi. Je crois même t'en prêter de fortes; je ne devrais pas t'aimer! Et puis-je ne pas le faire?

J'entends sonner 2 heures du matin, mon amie; je partirai à 6. Je vais me coucher et je dormirai bien moins que je ne penserai à toi. Je suis sur la quatrième feuille: j'ai cru causer avec toi.

Johannisberg [200], ce 2 décembre.

Mon amie, je suis ici depuis cinq heures du soir. Le lieu est beau et même tout ce qu'il y a de beau au monde pendant les mois d'été. Maintenant la nature est morte; tout ce que j'avais quitté beau et frais, est fané. Un épais brouillard a couvert pendant toute la journée le vallon du Rhin. Tout ce que je vois est en rapport parfait avec ce que j'éprouve.

Je ne fais que coucher ici et j'irai demain à Francfort où la diète m'attend, in corpore; je m'arrangerai de manière à n'arriver que tard et je partirai au point du jour, le lendemain. Ma bonne amie, s'il n'y avait plus de bonheur pour moi au monde que celui qui me viendrait de la diète germanique, je me noierais dans ce Rhin, si large et si beau, dont je vois plus de 12 lieues de cours, de ma fenêtre!

Ma bonne D[orothée], que n'es-tu ici? Comme nous ne nous y déplairions pas, comme notre vie s'y passerait doucement et bien! Pourquoi a-t-il fallu que tout juste nous deux fussions dans les affaires?

On me dit que j'ai du vin de l'année excellent. Dans deux ou trois ans, j'en enverrai à ton mari. Il aura oublié qu'il a été fâché et il finira par le boire à ma santé. Je m'aperçois, mon amie, que le lieu m'inspire et que je ne suis séparé que par une voûte d'une cave immense.

J'ai établi ici un gros in-folio pour y faire inscrire les étrangers qui viennent visiter le lieu. Je trouve plus de trois cents noms inscrits depuis mon départ et il n'y a que sept semaines.

Mes bons Allemands, surtout ceux du nord, s'amusent à placer de leur esprit partout. Il y a une litanie de mauvais vers à côté de noms obscurs. Le seul que je trouve avec plaisir dans mon livre est celui d'un de nos meilleurs romanciers, un certain Jean-Paul [201], fameux en Allemagne, et que, sans doute, tu n'as jamais entendu nommer, car je crois que tu lis peu l'allemand.

Le brave homme a écrit dans mon livre la strophe suivante:

Die Erinnerung ist das einzige

Paradies aus welchem wir nicht

Vertrieben werden können [202]!

Il a l'air d'avoir voulu consoler le maître du château! Je lui sais mauvais gré de ne pas avoir parlé de l'avenir. Mon amie, je ne puis m'empêcher d'y penser et ma vie est maintenant là! Quel changement s'est passé en moi dans le peu de semaines qui se sont écoulées entre mon précédent et mon présent séjour!

Francfort, ce 4 décembre 1818.

Mon amie, je finis cette lettre au moment de monter en voiture pour partir. Ce n'est que dès ce moment que je commence à m'éloigner véritablement de toi: de Bruxelles ici, je n'ai fait qu'un mouvement circulaire. Une distance de trente heures sépare la première de ces villes de Paris, il ne faut que quarante-huit heures pour y aller d'ici. Chaque jour double maintenant la distance.

Mon amie, auras-tu le courage de lire toute cette lettre? J'espère que oui. J'ai passé mes soirées à t'écrire. Pouvais-je mieux employer le temps que je passe loin de toi? Tu ne recevras maintenant des lettres que par l'occasion de chaque semaine.

Adieu. Je t'écris dans une pièce où je suis entouré de vingt personnes. Je ne suis pas à tout ce monde, je ne suis qu'à toi.

Adieu, et écris-moi bientôt et beaucoup. Je t'en donne l'exemple et je ne sais le faire que quand l'on est pour moi ce que tu es devenue pour ton ami.

Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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