Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 6

LETTRES
DU
PRINCE DE METTERNICH
A LA
COMTESSE DE LIEVEN

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Table des matières

Il m'est impossible de vous voir partir sans vous dire ce que j'éprouve [152].

L'histoire de notre vie se concentre en peu de moments. Je vous ai trouvée pour vous perdre! Le passé, le présent et peut-être l'avenir est renfermé en ce peu de mots. Le jour où je vous reverrai sera l'un des plus beaux de [ma] [153] vie.

J'ai terminé une période [de ma] vie en moins de huit jours. Ce fait me p[araîtra]it un rêve, si je ne me connaissais. On e[st tout] pour moi ou rien. Mon âme n'est pas [sus]ceptible d'un demi-sentiment ni d'une demie-pensée. J'ai passé des semaines près de vous. Je vous ai à peine parlé et vous faites partie aujourd'hui de mon existence. Ce qui séduit la plupart des hommes est sans effet sur moi; j'ignore s'il me faut plus qu'à d'autres, mais je sais que c'est autre chose qu'il me faut. Le jour où j'ai vu que ma pensée rencontrait la vôtre, le jour où il ne m'est pas resté un doute que vous me comprendrez, que votre esprit et que surtout votre cœur marchait sur la ligne que je regarde comme la mienne, j'ai senti que je pouvais devenir votre ami; il m'a suffi de me convaincre que je ne me trompais pas pour vous aimer. La contrainte m'a forcé à vous confier ce que vous aviez deviné de votre côté. Je ne dis rien ici que vous ne sachiez, mais j'ai besoin de le redire à mon amie, à vous, mon amie de huit jours et pour la vie!

Peut-être nous retrouverons-nous un jour,—je serai alors ce que je suis aujourd'hui. Si peu de relations me conviennent, celle qui me convient ne finit pas. Vouez-moi un bon souvenir, et peut-être plus, et ne f[ormez] que des regrets. Jamais ils ne s'élèveront à la [hauteur] des miens; je n'ai ni l'espoir ni la prét[ention] d'exiger que l'on m'accorde ce que je [donne]. Laissez-moi même la consolation de me dire que si vous m'aviez connu davantage, vous m'eussiez voué un sentiment autre que celui que vous pouvez me porter aujourd'hui. Vous voyez que je m'accroche à tout ce qui peut me sauver de mon affreuse peine; le naufragé ne choisit pas la planche qui doit lui servir,—il saisit celle qui se trouve à sa portée—et il se noie!

Ce 15 novembre [154].

J'ai passé, mon amie, une bien mauvaise et cependant une bonne nuit. Mauvaise, parce que je n'ai quasi pas fermé l'œil; bonne, parce que j'ai beaucoup pensé, à ce qui aujourd'hui est ma pensée. Or ma pensée est toujours moitout moi. Tout ce qui est placé hors elle, n'est rien; j'ai un fonds de réserve que je dépense en paroles, en actions, en calculs, c'est de ce fonds que je tire des matériaux que je rédige en mémoires et en protocoles; mais mon véritable capital—celui qui doit fournir à ma vie—celui qui fonde mon bonheur, ne se mêle jamais avec l'autre. Je n'aime que l'une de ces propriétés, je déteste l'autre; l'une vous appartient autant qu'à moi, l'autre est à mon pays, à ma place, à mes devoirs comme homme d'État; je ne vous en offrirai jamais le partage: je vous aime trop pour vous faire faire un aussi mauvais marché!

Mais, mon amie, comment userons-nous de notre propriété commune? Faut-il la placer à fonds perdu? Vous vous occupez des mêmes calculs, j'en suis sûr et voilà ma seule consolation.

Je vous ai dit hier que, de toutes les convictions, celle qui se trouve le moins à ma portée, c'est celle de me croire aimé. Pourquoi m'inspirez-vous une sécurité que j'ai si peu connue dans le cours de ma vie? Cette énigme—et c'en est une véritable pour moi—ne me tourmente pas. J'aime à croire ce que je crois et je serais au désespoir d'un seul soupçon du contraire. S'il ne m'est guère arrivé d'avoir été gâté dans ce monde, j'ai bien moins encore le reproche à me faire de m'être gâté moi-même. Pourquoi n'ai-je pas peur de me livrer tout juste vis-à-vis de vous à un sentiment de sécurité que je n'ai jamais éprouvé? Seriez-vous bien moi? Eh bien! je le crois, comme l'on croit à ce que l'on ne comprend pas.

Mon amie, comment et quand vous verrai-je? Si rien n'est possible dans la journée, je serai pour sûr ce soir, au sortir d'une maudite conférence, chez Lady Castlereagh [155]. Portez-y un mot. Vous me direz peut-être ce que vous ferez demain. Et nous partons un de ces jours!

Ce 16 minuit.

Mon amie, merci, mille fois merci, pour la bonne journée que vous m'avez fait passer hier! Vous avez fait l'aumône à un pauvre; c'est plus que de donner un trésor à un riche. Je vous ai vue—j'ai pu vous dire ce que j'éprouve—je vous ai entendue me dire ce dont j'ai tant besoin—ce que je sais et ce que je voudrais apprendre à chaque heure de ma vie! Suis-je bien froid, mon amie? Suis-je cet homme pour qui vous m'avez pris dans les moments qui ont précédé notre connaissance? Voudriez-vous que cet abord eût été autre, aujourd'hui que je suis moi?

Le temps, au reste, vous apprendra ce que je suis, mieux que je ne pourrais vous le dire aujourd'hui! Commencez par me croire et finissez par m'aimer, aimez-moi beaucoup dès ce moment, demain et toujours, ne craignez pas les regrets: ce n'est pas moi qui suis vous qui vous y exposerai.

Mon amie, je vais vous faire une bien sotte question.—Si mon billet devait jamais tomber entre les mains d'un tiers, il me prendrait pour fou. Comment vous appelez-vous? Je veux savoir le jour de l'année que je dois aimer par-dessus tous les autres. Quel jour êtes-vous née? Je suis bien tenté également d'aimer ce jour-là. Je sais le jour où je vous ai aimée—c'est de tous les jours le meilleur! Pourquoi tout ce qui tient à vous acquiert-il du charme à mes yeux? Je le sais, pour le coup, mieux que vous et je vous dispense de la réponse.

Bonsoir! Je sais encore avec qui je vais me coucher et avec qui je me réveillerai. Je sais enfin tant de choses que je suis tout étonné de ne pas savoir votre nom. Je sais ce que beaucoup ne savent pas, et j'ignore ce que tant de monde n'ignore pas; je n'aime pas l'ignorance: nous saurons bientôt de nous tout—et c'est ce que je veux.

Concevez-vous le genre de tourment qu'il y a à ne pouvoir penser à un être qui m'est devenu ce que vous m'êtes, qu'en le nommant dans son intérieur le plus secret d'un nom que l'on n'aime pas? Je veux vous aimer sans coups d'épingles; vous avez la conviction par maintes preuves que je ne crains pas les fortes douleurs!

Entre deux et trois chez Marie [156] et ce soir, après mon dîner chez Castlereagh [157], chez vous si vous ne me dites pas le contraire. Ce sera une visite grande et bien cérémonieuse, tout juste comme elles me conviennent quand il ne me reste que l'alternative de ne pas vous voir, ou de vous voir ainsi.

Bonsoir et bonne nuit—si le fait est possible.

Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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