Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 3
PRÉFACE
ОглавлениеMme de Lieven, femme de l'ambassadeur de Russie à Londres, fut en 1818, durant le congrès d'Aix-la-Chapelle, la maîtresse de Metternich. Le 22 octobre, dans le salon de Nesselrode, les deux personnages firent connaissance. Jusqu'alors Metternich n'était pour Mme de Lieven qu'un homme froid, intimidant, désagréable, et elle n'était pour lui qu'une grande femme maigre et indiscrète. Ce jour-là Mme de Lieven et Metternich s'apprécient: Metternich pense que la dame n'est pas vulgaire et la dame juge Metternich aimable. Le 25, excursion à Spa et déjeuner à Henrichapelle; le charme opère; les deux diplomates changent de voiture pour ne pas se quitter, et le chemin paraît court à Metternich. Le 28, visite du ministre à l'ambassadrice; pendant une heure il reste assis à ses pieds. Puis, les Lieven se rendent à Bruxelles. Le 13 novembre, ils sont de nouveau à Aix-la-Chapelle. Le 14, écrit plus tard Metternich à Mme de Lieven, «tu es venue dans ma loge, tu as eu la fièvre, tu m'as appartenu!» C'était aller vite en besogne, et le siège ne fut pas long. Mais Metternich savait être pressant et Mme de Lieven avait déjà capitulé plus d'une fois: «Tu as fait des choix, lui disait galamment Metternich, et tu as été trompée; quelle est la femme qui ne l'a pas été?»
On aura d'ailleurs, en lisant l'introduction de l'ouvrage que nous préfaçons, les détails les plus sûrs et les plus complets sur la liaison des deux amants, et on saura, en lisant la conclusion, comment elle finit. Ils passèrent ensemble près de la moitié du mois de novembre 1818; lorsque l'un d'eux avait un instant de liberté, il envoyait à l'autre un journal anglais! Ils ne purent se rejoindre ni en 1819 ni en 1820: tous deux, comme dit Metternich, étaient dans les affaires. Mais aux mois d'octobre et de novembre 1821, ils se retrouvèrent à Hanovre et à Francfort durant une douzaine de jours qu'ils mirent évidemment à profit, en dépit des fêtes, des soirées et des obligations mondaines. En 1822, au congrès de Vérone, nouvelle rencontre, et cette fois, Mme de Lieven avoue aux siens qu'elle a fait amitié avec Metternich; ses ennemis la traitent d'Autrichienne et Chateaubriand rapporte malignement que le grand homme venait se délasser chez elle et s'amuser à effiloquer de la soie... Et ce fut tout. Les amants ne se revirent plus qu'en 1848. Pourquoi? C'est que Metternich, devenu veuf, a convolé en secondes noces avec une jeune fille d'assez basse origine dont il s'était épris, et Mme de Lieven estime qu'il a dans la circonstance agi comme un niais et que le chevalier de la Sainte-Alliance finit par une mésalliance. C'est qu'elle est plus que jamais une femme d'intrigues et, après la mort du tsar Alexandre, la question d'Orient la brouille avec Metternich; elle préfère, selon ses propres mots, aux voies tortueuses du chancelier la marche droite de l'empereur Nicolas.
M. Jean Hanoteau possède les lettres que Metternich adressait à Mme de Lieven en 1818 et en 1819, et il les publie. Elles sont intéressantes. Metternich manie aisément la langue française. Pourtant, il n'écrit pas avec beaucoup de correction et sa façon de s'exprimer est fréquemment obscure. Il est et demeure Allemand. De là son Gemüt, car il a du Gemüt et il se pique d'en avoir: le Gemüt, dit-il, voilà «le premier don du Créateur»; il ajoute qu'il est porté au rêve et à la mélancolie, à la wehmütige Stimmung, que son bonheur ne résidera jamais que dans son cœur. De là, dans ses lettres, je ne sais quoi de nébuleux et d'abstrait. Il philosophise; il s'efforce de prouver à son amie qu'ils sont «deux êtres parfaitement homogènes»; il lui apprend que notre être se compose de deux essences, le corps et l'âme, et que l'âme a besoin d'organes qui forment le système nerveux; il disserte pesamment sur le cœur humain; il prétend qu'il a fait des découvertes morales et trouvé de grands principes, des vérités éternelles. Metternich, avouait plus tard Mme de Lieven, «est plein d'un interminable bavardage, bien long, bien lent, bien lourd, très métaphysique et ennuyeux». Fat et pédant à la fois, il se regarde comme le premier homme de l'univers; avec une énorme et naïve présomption il affirme qu'il sait aimer plus et mieux que la plupart des mortels, qu'il est constamment arrivé à ses fins, qu'il a toujours gagné le prix de la course, qu'il est un des hommes les plus justes du monde, qu'il ne sent pas comme le commun, qu'il ignore la peur et qu'il dispose d'une puissance immense, qui est la raison, le calme, la force de l'âme, et il est tout fier d'avoir eu Mme de Lieven, de la dominer à distance, de la «mettre au nombre de ses propriétés». Ses lettres sont donc un témoignage de sa vanité, de son incommensurable orgueil. Mme de Lieven n'écrit-elle pas, lorsqu'elle le revoit en 1848, qu'il est, comme jadis, plein de satisfaction intérieure, qu'il ne cesse pas de parler de lui-même et de son infaillibilité?
On peut, par instants, deviner les réponses de Mme de Lieven et on notera ce mot, répété par Metternich, qu'elle aime l'ambition et tout sentiment qui pousse un homme à aller en avant. M. Jean Hanoteau nous renseigne à merveille sur la princesse, et qui ne sait qu'elle fut rappelée à Pétersbourg en 1834 et qu'elle s'établit en 1836 à Paris pour tenir durant vingt années une place importante dans la société française et devenir l'Égérie de M. Guizot? Les anecdotes foisonnent sur son compte. Elles courent les chancelleries. Une d'elles représente Mérimée, au sortir d'une soirée, rentrant à l'improviste dans le salon de la rue Saint-Florentin où l'austère Guizot ôte déjà son grand cordon; une autre raconte qu'une femme de chambre trouva ledit cordon dans le lit de Mme de Lieven. Notre éditeur a bien fait de laisser de côté ces commérages, si amusants qu'ils soient. Mais il a eu raison de rechercher dans les correspondances du temps et d'énumérer les paroles de dépit et de haine qui, après la rupture, échappèrent à Mme de Lieven: elle reconnaît, par exemple, que Metternich ne manque pas d'esprit et d'intelligence, mais celui qu'elle nommait son bon ami et son bon Clément n'est plus pour elle qu'un grand fourbe. Metternich, plus indulgent, se contentait de dire que Mme de Lieven avait besoin de se remuer et qu'elle ne pouvait jamais rester tranquille.
Les anecdotes sont rares dans ces lettres de Metternich. Quelques-unes méritent d'être citées. Le bourgmestre de Judenbourg se plaint des souris qui font des dégâts dans la campagne. «Depuis quand? demande Metternich.—Depuis les Français.—Les Français avaient donc des souris avec eux?—Non, mais ils ont mangé tant de pain qu'ils ont semé de miettes tous nos champs, et depuis lors les souris de la Styrie se sont établies ici.» Le chasseur de Metternich en Italie est un Tchèque qui ne sait qu'un seul mot italien: avanti, et au moyen de ce mot, il arrive à tout ce qu'il veut: avanti, et les postillons avancent; avanti, et les postillons reculent; avanti, et l'hôtelier sert le souper.
Certaines lettres sont curieuses: celle où Metternich révèle à son amie de la veille sa vie amoureuse et sentimentale, celles où il décrit son voyage d'Italie—bien qu'il débite souvent des phrases banales sur le climat, les arts et les vicissitudes humaines,—celles où il parle de Mme de Staël, cette femme-homme dont le salon ressemble à un forum et le fauteuil à une tribune, de la duchesse de Sagan, de Napoléon. «Il est charmant, disait Mme de Lieven en 1848, quand il raconte le passé et surtout l'empereur Napoléon.» C'était lui qui transmettait au pape Pie VII les propositions impériales, et Napoléon offrit une fois au pontife une pension de vingt millions; le pape répondit qu'il avait fait ses calculs et que quinze sous par jour lui suffisaient. «Je n'ai jamais été plus fier, assure Metternich, que le moment où j'ai fait cette commission à Napoléon.»
Mais les lettres les plus piquantes sont peut-être celles où il explique son ascendant sur François II: «L'empereur fait toujours ce que je veux, mais je ne veux jamais que ce qu'il doit faire», et celles où il proteste qu'il n'est pas jaloux, où il expose gravement, doctoralement que Mme de Lieven doit être douce, gentille, excellente pour son mari, doit garantir avant tout la paix dans son intérieur, que son mari a des droits, que lui, Metternich, n'a jamais brouillé un ménage, qu'il sait ce qui constitue les bons ménages, qu'il respecte la loi et veut qu'on l'observe: au mois d'octobre 1819, lorsque Mme de Lieven accouche d'un fils dont il n'est pas le père—et qui n'était pas du tout, comme prétendaient les bonnes langues, l'enfant du Congrès—il la félicite d'être sortie d'embarras et de se sentir légère!
Nous avons tenu dans nos mains le manuscrit des lettres et nous pouvons certifier que M. Jean Hanoteau l'a scrupuleusement reproduit. Il a fait davantage. Il a expliqué toutes les allusions au passé de Metternich: il a identifié tous les diplomates et hommes politiques mentionnés dans les lettres et désignés par de simples initiales; il a consacré à chacun d'eux une note substantielle. D'aucuns trouveront même que son commentaire est trop abondant et vraiment luxueux; ne quid nimis, aurait dit M. de Metternich. Quoi qu'il en soit, et puisque M. Jean Hanoteau a voulu que son premier travail fût présenté au public par un vétéran de la science historique, nous jugeons en toute franchise que son œuvre est très consciencieuse et qu'elle témoigne d'un fort grand soin, d'une lecture étendue, d'un vaste savoir. Ce petit roman épistolaire, encadré de si bonne façon, éclaire d'un jour nouveau la vie de deux personnages remarquables du siècle dernier.
Arthur Chuquet.
Nous aurions voulu présenter au Lecteur la série complète des lettres échangées par le prince de Metternich et la comtesse de Lieven. Ce désir, qu'il ne nous a pas été possible de réaliser, a nécessité de nombreuses recherches, au cours desquelles nous avons rencontré de précieux appuis. Nous tenons à dire, dès ces premières pages, le souvenir que nous en conservons.
M. Frédéric Masson, de l'Académie française, a bien voulu nous aider, dans cette recherche de documents nouveaux, de ses très éclairés conseils et de ses obligeantes démarches. Par lui, nous avons eu l'honneur d'être présenté à S. A. I. le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch dont tous connaissent les beaux travaux historiques, qui a daigné, avec une bienveillance inépuisable, nous faciliter la poursuite, en Russie et en Autriche, des parties perdues de la correspondance de M. de Metternich. A l'un et à l'autre nous offrons l'hommage de notre profonde gratitude.
M. Gabriel Hanotaux, de l'Académie française, a bien voulu, lui aussi, nous guider avec une amabilité et une indulgence dont nous ne savons comment lui témoigner assez notre reconnaissance très dévouée.
Nous devons encore de chaleureux et respectueux remerciements à M. Arthur Chuquet, membre de l'Institut, pour sa préface comme pour ses encouragements si utiles et si compétents.
Nous n'oublions pas les collectionneurs qui ont mis à notre disposition nombre de pièces inédites, tout d'abord M. le général Rebora, dans les belles archives duquel nous avons largement puisé, M. le comte Puslowski, M. Germain Bapst, M. Noël Charavay, M. Warocqué.
Nous tenons enfin à remercier particulièrement M. Raoul Bonnet, car son érudition très sûre a grandement favorisé nos investigations. Nous lui devons beaucoup et nos mercis, si cordiaux soient-ils, ne pourront acquitter notre dette envers lui.
Paris, 29 septembre 1908.
Jean Hanoteau.