Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 9

No 3 [180].

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Bruxelles, ce 27 novembre 1818.

Mon amie, ma bonne amie, c'est du lieu où j'ai été si heureux et si malheureux que je t'écris; de celui qui a vu finir ma vie, qui ne s'effacera jamais de ma mémoire, que j'aime et que je hais. Tout en moi est placé en contradiction: ce n'est certes pas dans une position pareille que l'on peut former des prétentions au bonheur.

Mon bonheur aujourd'hui, c'est toi. Mon cœur, mon âme, tout ce qui vaut en moi t'appartient. Tout ce qu'il me reste de sentiment, c'est pour sentir la perte que j'ai faite. Tout en moi est vague: tout est peine et souffrance. Ma tête, si froide, me reproche ce que mon cœur approuve; ma vie est dédoublée; la partie qui est près de moi, la seule dont je dispose, est celle que je n'aime pas et elle ne me sert qu'à faire tout ce que je déteste. Ce cœur qui est devenu le tien, ne m'offre que peines et regrets. Mon amie, me suis-je bien conduit? Es-tu contente de moi? Sens-tu tout ce que je n'ai pas fait? T'ai-je fourni des preuves de respect et d'amour? Doutes-tu encore de moi? Suis-je cet homme froid et inaccessible qui t'avait effrayée et qui devait déplaire à un être tel que toi?

Je t'écris peu de mots; je n'ai pas la faculté de t'écrire plus. J'ignore ce que je sens: tout est confus. Le présent a cessé d'exister pour moi; le passé se renferme en peu de jours; l'avenir, seul, survit à tant de destructions. Si on avait pu le tuer, on l'eût fait.

Mais conçois-tu ce que doit être une pareille attitude pour l'homme qui a pour principe de ne pas trop s'occuper du lendemain, qui est tout positif, qui sent que toute sa force réside dans son action sur le présent? Sur moi, enfin, qui suis forcé maintenant à porter jusqu'à mon existence même hors de moi-même, qui vais la chercher au loin, qui dois subordonner tout ce qui est sûr (par le fait même que rien n'est sûr dans ce qui constitue ma vie et mon existence) à un avenir incertain comme toute conquête? Mais, mon amie, ne le crains pas cet avenir; c'est à moi de le créer, tout ce que j'ai de volonté n'a qu'un but, et ce que l'homme veut offre d'immenses chances de succès. La mort peut me séparer de toi: la vie me rapprochera de toi.

J'ai fixé mon départ d'ici à demain. Je partirai vers 3 heures; je serai le matin à Aix-la-Chapelle. J'y resterai la journée du 29. Je vais le 30 à Cologne, le 1er au delà de Coblenz, le 2, chez moi, au Johannisberg. Je serai le 3 à Francfort, le 7 à Munich, le 12 à Vienne.

Je veux que tu saches me trouver. Ta pensée rencontrera toujours la mienne. S'il me reste un sentiment de bonheur, c'est cette unité de propriété. Sans ce sentiment je puis éprouver des fantaisies, mais point d'amour. Ce qui me lie à toi, c'est ce repos intérieur qui ne me permet pas un doute sur la parfaite identité de nos pensées. Je suis sûr comme de mon existence que ma pensée est la tienne, que mes vœux sont les tiens; mes goûts, mes plaisirs et mes peines, tout, tout [est] tien. Le jour où j'ai eu ce pressentiment, j'ai commencé à voir ce que tu pourrais devenir pour moi. Combien l'intervalle qui a séparé la réalité de la possibilité a été court? Ne va pas chercher la clef de l'énigme en moi, cherche-la en toi-même, tu la trouveras dans ton cœur. Mon amie, pour se comprendre ainsi que nous nous sommes compris, il faut bien qu'il n'y ait qu'une impulsion à suivre et point une conquête à faire! Que les hommes qui m'avaient dit que tu étais faite pour moi ont eu raison! Oui, mon amie, toi, tout toi est ce qui ferait le bonheur de ma vie. Il te resterait peut-être à faire une découverte et tu la ferais: tu te crois jalouse? Eh bien, je défierais ta jalousie et nous verrions lequel des deux sentiments l'emporterait, celui de l'inquiétude ou celui de la douce jouissance, le seul et le véritable bonheur. Je te permets de retourner à ton ancien rôle, le jour où tu croiras que l'on peut aimer plus et que surtout l'on puisse t'aimer plus que moi. Je suis tout ou rien, en tout et pour tout. Mon amie, il n'est que peu d'êtres qui soient tels, mais ceux qui le sont ne prêtent point au doute.

Adieu pour ce soir. Mon homme va partir. Demain je t'écrirai à Londres. Je veux que tu y trouves mes lettres et tes lettres. Tu auras de mes nouvelles de la route: je t'enverrai de toutes les bonnes stations sous le point de vue de la régularité des postes, et je t'écrirai de toutes où je pourrai trouver le moment d'écrire. L. aura l'instruction d'envoyer sous un couvert que j'ajouterai, toutes celles qui pourraient arriver à Paris après ton départ.

Je t'envoie une feuille d'ici pour que tu voies que nous avons été à Waterloo [181]. Les 26 sont de bons jours [182].

Adieu. Je t'écrirai mieux quand je saurai ce que je t'écris, et je le saurai le jour où je pourrai former mon plan sur l'avenir sur une base solide.

Adieu. Pense à moi.

Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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