Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 4

INTRODUCTION
I

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Table des matières

La très tendre affection qui, pendant quelques années, unit le prince de Metternich et la comtesse, depuis princesse de Lieven [1], n'est plus un secret.

Chateaubriand, le premier, la fit connaître au public. Comme il n'aimait pas l'ambassadrice de Russie à Londres, il mit dans sa révélation toute la malveillance dont il était capable: «Les ministres, et ceux qui aspirent à le devenir, dit-il dans les pages où il peint la société britannique au temps de sa mission en Angleterre, sont tout fiers d'être protégés par une dame qui a eu l'honneur de voir M. de Metternich aux heures où le grand homme, pour se délasser du poids des affaires, s'amuse à effiloquer de la soie [2]».

On a cherché—et peut-être en partie trouvé—la raison d'être de cette animosité du grand écrivain dans le peu d'empressement avec lequel Mme de Lieven accueillit, au cours des fêtes de Vérone, l'orgueilleux ami de Juliette Récamier [3].

Comme on a pu le constater depuis, en effet, pas une fois, dans ses lettres de cette époque, elle ne fait mention de lui. Elle n'avait donc pas été éblouie par sa présence. Or, Chateaubriand n'aimait pas que l'on passât à ses côtés en indifférent. Il était l'homme dont Talleyrand dira, en apprenant qu'il se plaignait de maux d'oreilles: «Il se croit sourd depuis que l'on a cessé de parler de lui [4]». Toutefois, l'antipathie de l'auteur des Martyrs pour la maîtresse de M. de Metternich est antérieure au Congrès de Vérone, car, de Londres, en juin 1822, il la traitait déjà, assez dédaigneusement, de «femme d'intrigues [5]».

Cependant, bien avant la publication des Mémoires d'outre-tombe, on avait jasé sur la liaison du ministre des Affaires étrangères d'Autriche et de la comtesse de Lieven.

Les assiduités du futur Chancelier auprès de la grande dame russe, pendant les derniers jours du Congrès d'Aix-la-Chapelle, n'avaient pas échappé aux regards, professionnellement curieux, des diplomates. Quelques personnes, d'ailleurs, étaient dès lors dans le secret. En pareil cas, quelques personnes deviennent bien vite tout le monde.

A Paris, Louis XVIII, si friand de petits scandales, était au courant de cette intrigue, et il pouvait renseigner Decazes sur la correspondance entretenue par Mme de Lieven avec son «cher z'amant» [6].

Aux conférences de Vérone, l'ambassadrice de Russie fut froidement accueillie par ses compatriotes et Mme de Nesselrode notait à ce sujet: «Le soupçon qu'on a d'une liaison de la comtesse avec Metternich est la cause du soulèvement qui s'est produit contre elle [7].»

Bien d'autres indices encore permettent de croire les contemporains bien informés.

Lorsque la comtesse de Lieven mit au monde son fils Georges, le 15 octobre 1819, celui-ci fut dénommé par la malignité publique «l'enfant du Congrès». Le surnom était d'ailleurs plus piquant que juste. Sa méchanceté tombe devant ce fait: les deux personnages visés ne s'étaient pas vus depuis le 24 novembre 1818, onze mois avant la naissance de l'enfant.

Mais les bonnes langues de la Cour de Saint-James n'en cherchaient pas si long.

Un peu plus tard, le prince Paul Esterhazy, ambassadeur d'Autriche à Londres, se plaignait des lettres échangées à sa barbe [8], et parmi les hommes politiques qui, à partir de ce moment surtout, se pressèrent dans les salons de Mme de Lieven, beaucoup y étaient sans doute attirés par l'espoir d'y trouver un reflet de la pensée du tout-puissant ministre.

Tous ces bruits malveillants, comme tant d'autres, auraient pu n'avoir aucune consistance et ne reposer sur aucune réalité. Ils furent confirmés par diverses révélations ultérieures.

La preuve historique de l'intimité du prince de Metternich et de l'ambassadrice de Russie fut acquise lorsque M. Ernest Daudet publia un fragment de leur correspondance, dont il avait pu découvrir une copie exécutée, au passage des courriers à Paris, par le cabinet noir de la Restauration [9].

Cette précieuse publication était cependant incomplète et il était encore impossible de déterminer la date et les péripéties du début de cet amour.

Un hasard heureux nous a mis sur la trace d'une nouvelle liasse de lettres écrites par M. de Metternich à son amie, immédiatement après leur séparation, au lendemain du Congrès d'Aix-la-Chapelle. Cette série comprend tous les billets envoyés par le prince—nous n'avons pu retrouver les réponses de la comtesse—depuis les derniers jours de novembre 1818 jusqu'au 31 avril 1819. Ces pages contiennent les premières confidences de l'amant.

Il nous a été impossible de suivre l'histoire de ces lettres depuis le moment où, d'une façon inconnue, elles sortirent du tiroir de Mme de Lieven jusqu'à celui où elles tombèrent entre nos mains.

Cependant, leur authenticité n'est pas douteuse. L'écriture est bien celle, éminemment cursive, sobre, nette, nerveuse du chancelier d'Autriche [10]. Toutes les fois que cela a été possible, nous avons établi avec le plus grand soin la concordance de leurs récits avec les circonstances déjà connues des incidents auxquels ils font allusion. Pas une de leurs lignes ne laisse planer un doute sur le bien-fondé de leur attribution. A défaut de signature, le cachet de M. de Metternich, un C surmonté de la couronne princière, en cire noire, vient, sur quelques-unes d'entre elles, apporter aussi son témoignage.

Enfin, on retrouve dans leur texte bien des qualités et des défauts de leur auteur présumé, mélange compliqué d'élégance native, de finesse, d'incommensurable orgueil, de pensée claire mais parfois étroite «alliant la fatuité mondaine et la présomption à un certain pédantisme germanique, assez beau joueur pour en imposer au monde, pour déguiser des intérêts sous le nom de droits, des expédients sous le nom de principes, l'immobilité, qui était son système, sous le voile de profonds calculs» [11].

Le lecteur trouvera ces lettres plus loin. Leur étude permettra de préciser certains points de la liaison dévoilée par Chateaubriand et d'ajouter quelques détails à l'intime psychologie de celui qui les écrivit et de celle qui les reçut. Ces détails seront tout à l'honneur de l'un comme de l'autre, hâtons-nous de le dire.

Au cours de l'exposé très rapide de leurs relations, l'on se trouvera sans doute amené à faire sur eux, sur leur morale, quelques restrictions. Mais, de ces lignes où le prince s'est montré tel qu'il voulait être vu par l'Aimée, où il caresse celle-ci de la louange des charmes qu'il voulut voir en elle, il ressort un Metternich plus tendre, plus affectueux, plus humain, «sachant mieux aimer», selon sa propre expression, que celui dont l'histoire officielle nous laisse voir l'altière figure.

En souhaitant la publication complète de la correspondance dont nous apportons quelques nouvelles feuilles, M. Lionel Robinson disait que ces lettres inconnues devaient faire honneur «à la tête, sinon au cœur, de l'homme d'État qui, pendant toute une génération, fut le dictateur de l'Europe et le Nestor des hommes politiques» [12].

Rien de bien nouveau, croyons-nous, ne sortira cependant de ce livre, si l'on y cherche la «tête» du ministre de François Ier, mais il témoignera d'un cœur meilleur que M. Robinson ne le supposait.

Le malheur des hommes d'État dont la vie se confond avec la carrière est de faire difficilement croire à leur sensibilité, écrasée sous le masque d'impassibilité dont ils doivent se couvrir.

M. de Metternich semble avoir souffert de sa réputation de froideur, presque inhérente pourtant à ses fonctions. Il était cependant capable d'un amour ardent. Il est équitable de lui rendre justice sur ce point. Ses lettres permettront de le faire en toute sincérité.

II

Au moment du Congrès d'Aix-la-Chapelle, le prince de Metternich, né à Coblentz le 15 mai 1773, avait quarante-cinq ans.

Son père [13], diplomate assez médiocre, mais adroit et ambitieux, d'abord au service de l'électeur de Trèves, était passé, très jeune encore, à celui de l'empereur d'Allemagne.

Il avait représenté ce prince auprès des cours électorales du Rhin. Il fut plus tard son ministre dirigeant du Gouvernement des Pays-Bas autrichiens. Les victoires des armées françaises le forcèrent à quitter Bruxelles, leurs échecs l'y ramenèrent; Fleurus l'en chassa définitivement. Après avoir encore été plénipotentiaire de son souverain au Congrès de Rastatt, il fut nommé ministre d'État et vécut, dès lors, dans le sillage de la brillante carrière de son fils.

Ce dernier avait d'abord fait ses études sous la direction de précepteurs, puis, en 1788, avait été envoyé à Strasbourg, dont les Universités étaient en grand renom. De là, il s'était rendu à Mayence pour achever son droit.

Dans ces deux villes, le jeune Clément tomba en pleine agitation. Le grand souffle qui secouait le monde avait pénétré jusque sur les bancs des écoles d'Alsace et d'Allemagne. Beaucoup, parmi les professeurs et les élèves, avaient embrassé les idées nouvelles et celui qui devait être l'un des adversaires les plus irréductibles de la Révolution eut pour maîtres et pour condisciples ses premiers adeptes.

Il reçut, à Strasbourg, ses leçons d'instruction religieuse d'un canoniste alors célèbre: Brendel, le même qui, l'heure venue, prêta serment à la Constitution civile du clergé, fut élu évêque constitutionnel du Bas-Rhin et le resta jusqu'au soir où, son arrestation ayant été décidée par la société des Jacobins, il sacrifia ses fonctions sacerdotales à sa sécurité [14].

A Mayence, en dehors des cours de l'historien Vogt, M. de Metternich suivit ceux d'Hoffmann, se lia d'amitié avec Georges Forster, le compagnon de Cook, avec Kotzebue, les uns et les autres fervents propagandistes des doctrines modernes.

A ces hommes se trouva ainsi confiée la formation intellectuelle de celui dont le nom servit un jour à symboliser tout un système de résistance aux idées qui étaient alors les leurs. Cette coïncidence, d'ailleurs, nous étonne certainement plus aujourd'hui qu'elle n'étonnait les contemporains.

M. de Metternich, dans l'autobiographie placée en tête de ses Mémoires, s'est appliqué à dramatiser encore cette situation. Il se plaisait dans le contraste de ce qu'avait été ce milieu et de ce que fut sa vie. Malheureusement, pour mieux faire ressortir son indépendance, peut-être aussi dans le dessein de montrer que rien dans sa carrière n'avait pu être banal, il n'a pas cru nécessaire de se confiner toujours dans la stricte vérité.

«Lorsque j'arrivai dans cette ville (Strasbourg), dit-il, le jeune Napoléon Bonaparte venait de la quitter; il y avait fini ses études spéciales comme officier au régiment d'artillerie qui était en garnison à Strasbourg. J'eus les mêmes professeurs de mathématiques et d'escrime que lui [15].»

Le rapprochement, en effet, aurait pu être curieux. Il n'y a qu'une ombre au tableau: à cette date, Napoléon n'était encore jamais venu à Strasbourg. On sait de reste qu'à sa sortie de l'École militaire de Paris, il fut nommé directement lieutenant et envoyé au régiment de La Fère, dont la garnison était Valence [16].

M. de Metternich dit encore qu'il se vit, à Mayence, «entouré d'étudiants qui inscrivaient les leçons d'après le calendrier républicain [17]». Mais il quitta la ville où ce fait aurait dû se passer, au plus tard, vers le milieu de l'année 1793, puisque, le 27 juillet, il assistait à la prise de Valenciennes. Or, le décret de la Convention qui fixa le point de départ de l'ère nouvelle et en établit le calendrier, bientôt remanié d'ailleurs, est du 5 octobre 1793! Tout au plus donc, les jeunes Allemands pouvaient-ils ajouter aux dates grégoriennes les mentions: l'ère de la liberté ou l'ère de l'égalité, dont la première avait été créée par l'Assemblée législative le 2 janvier 1792 et dont la seconde était entrée en usage après le 10 août [18].

Dans le même état d'esprit, le chancelier a voulu faire [19] de l'un de ses précepteurs, Frédéric Simon, l'un des personnages de premier plan de la tourmente révolutionnaire à Strasbourg et même à Paris. D'après lui, son nom serait «voué aux malédictions de l'Alsace», il aurait été membre du Tribunal révolutionnaire que présidait (?) Euloge Schneider, puis président du Conseil des Dix (??) institué par les Marseillais pour organiser la journée du 10 août.

La réalité est plus modeste: J.-F. Simon était un pauvre professeur, enseignant suivant une méthode d'instruction alors fort à la mode, celle de Basedow et Campe. Il avait été maître de pension à Neuwied avant de prendre soin de l'éducation du jeune Clément. Après avoir abandonné cette fonction, il fit paraître, en 1789, le premier journal de Strasbourg: la Feuille hebdomadaire et politique. C'était un simple récit des événements, terne et incolore, tout le contraire d'un organe de combat. En 1790, ce premier essai n'ayant pas réussi, Simon lança une publication quotidienne: Die Geschichte der gegenwärtigen Zeit [20] (l'Histoire du temps présent). Là encore, il ne fit guère œuvre de polémiste, bien qu'il fût sympathique à Euloge Schneider. Ce dernier prit même la suite de la rédaction, quand, en juin 1792, Simon vint à Paris. Parmi les fondations de ce dernier, il faut encore citer le Patriotisches Wochenblatt, mais aucune de ces œuvres ne permet de voir en lui l'homme exalté dont son élève nous parle.

Simon fut ensuite, dans la capitale, non pas président d'un Conseil des Dix qui n'exista jamais, mais membre obscur du Directoire secret d'exécution formé par le Comité central des Fédérés pour préparer le Dix Août [21].

Commissaire national dans les pays rhénans, il joua un rôle à Mayence [22], mais ne fit jamais partie du Tribunal révolutionnaire, et on le retrouve, en 1804, maître de langue allemande au collège Louis-le-Grand [23].

On ne peut donc croire facilement que l'horreur inspirée par l'obscure personnalité du journaliste de Strasbourg ait beaucoup influé sur la marche de l'esprit de M. de Metternich, comme celui-ci le dit.

Maints spectacles donnaient à ce moment plus forte matière à ses méditations.

Les études du futur chancelier furent interrompues à deux reprises par l'obligation d'aller remplir les fonctions de maître des cérémonies de l'ordre des comtes catholiques de Westphalie aux couronnements des deux empereurs Léopold et François [24].

Ces fêtes grandioses et surannées empruntaient un caractère tragique aux secousses qui ébranlaient la nation voisine. Tandis que «tout était angoisse et humiliation aux Tuileries» [25], tout était pompes et splendeurs à Francfort. La répétition de ces réjouissances, dans le même décor, à des intervalles si rapprochés, séparés pourtant par de tels événements, permettait de mesurer le chemin parcouru. Le jeune de Metternich en fut vivement frappé. Mais ses convictions, que les doctrines de ses maîtres n'avaient pas entamées, s'en trouvèrent affermies: «J'étais plein de confiance, dit-il, dans un avenir qui, selon mes rêves de jeunesse, devait sceller le triomphe de cette organisation puissante (l'Empire d'Allemagne) sur la faiblesse et la confusion que je voyais au delà de nos frontières [26].»

Son instruction achevée, M. de Metternich rejoignit son père à Bruxelles. Il lui servit parfois de courrier auprès de l'armée autrichienne, put suivre ainsi la campagne dont la fin fut marquée par la prise de Valenciennes, puis, profitant d'une mission envoyée au gouvernement de Londres, il se rendit en Angleterre et visita longuement le pays.

A son retour sur le continent, le jeune homme épousa Marie-Éléonore, fille du prince Ernest de Kaunitz, petite-fille du grand ministre duquel il allait reprendre l'œuvre [27]. La cérémonie fut célébrée dans l'église d'un petit village alors inconnu, Austerlitz, dont le nom devait, en 1805, résonner moins joyeusement à ses oreilles.

Sa femme, ni jolie, ni aimable, sut être la bonne étoile de sa carrière. Par son tact, elle en facilita les débuts, et il trouva toujours auprès d'elle, même aux moments où les pires infidélités conjugales auraient pu séparer les deux époux, un guide sûr, éclairé et bienveillant.

Après son mariage, M. de Metternich resta pendant quelques années à Vienne sans prendre part aux affaires publiques, s'occupant de médecine, de physiologie et d'art. Il sortit un instant seulement de cette retraite pour accompagner son père au Congrès de Rastatt, en qualité de délégué des comtes de Westphalie.

Le 5 février 1801 [28], après la chute du ministre Thugut, le comte de Trauttmansdorff, chargé par intérim du ministère des affaires étrangères, lui confia la légation de Dresde. Il quitta celle-ci pour l'ambassade de Berlin, où il remplaça, le 3 janvier 1803, le comte de Stadion. Il resta en Prusse jusqu'en 1806, au milieu de toutes les difficultés et de toutes les émotions que pouvaient créer à un ennemi de la France les hésitations de Frédéric-Guillaume.

Entre temps, la fortune de sa famille s'était brillamment accrue. En échange de ses comtés de Winneburg et de Bielstein, son père avait reçu, après le traité de Lunéville, l'abbaye d'Ochsenhausen, médiatisée en 1803 et cédée au Wurtemberg, puis avait obtenu, à titre personnel, la dignité de prince de l'Empire. Celle-ci devait être étendue à tous ses descendants le 20 octobre 1813.

Le 18 mai 1806 [29], Clément de Metternich, d'abord désigné pour le poste de Saint-Pétersbourg, fut, sur le désir de Napoléon, nommé ambassadeur d'Autriche à Paris. Accueilli par l'Empereur avec une faveur qui lui créait une situation particulière dans le corps diplomatique, sa vie politique, pendant la durée de sa mission, est intimement liée à l'histoire extérieure de la France.

Quand survinrent les événements de 1809, Napoléon fit reconduire M. de Metternich à la frontière. L'ambassadeur arriva dans sa patrie pour prendre part aux conférences de Znaïm, et, peu après, reçut le portefeuille des affaires étrangères [30].

Le mariage de Marie-Louise le ramena à Paris pour six mois. Il s'agissait pour lui de tirer les choses au clair. Le conquérant «voulait-il remettre l'épée au fourreau et fonder l'avenir de la France et de sa famille sur les principes de l'ordre à l'intérieur et de la paix au dehors», ou bien aspirait-il «à fonder une dynastie en s'appuyant sur l'Autriche et à poursuivre en même temps son système de conquêtes?» [31].

Dans l'un comme dans l'autre cas, M. de Metternich comptait bien tirer profit de la situation en faveur de sa monarchie. C'est à elle seule qu'il pensait quand il fut un instant le maître des destinées de l'Europe [32] à l'entrevue de Dresde, puis lorsque, revenu sur les bords de la Seine, en 1814, il prit la part que l'on sait aux négociations qui enlevèrent son trône à une archiduchesse d'Autriche. Il avait rêvé plus d'une fois d'une régence où son maître aurait eu le premier rôle. Le retour des Bourbons ne le satisfit pas pleinement. Il en voulut aux tendances constitutionnelles du nouveau gouvernement et, avant de partir pour Londres porter au Prince Régent les regrets de l'empereur François de ne pouvoir accompagner Alexandre et le roi de Prusse dans leur visite à la cour d'Angleterre, il disait à Louis XVIII: «Votre Majesté croit fonder la monarchie. Elle se trompe: c'est la révolution qu'elle reprend en sous-œuvre».

Le Congrès de Vienne mit M. de Metternich aux prises avec Talleyrand, dont la fine habileté l'emportait sur sa tortueuse diplomatie, quand le débarquement du golfe Jouan et son épilogue, Waterloo, firent reprendre aux alliés le chemin de Paris. Le prince Clément resta dans cette ville jusqu'au mois de novembre 1815, signant entre temps la Sainte-Alliance, appelée par lui-même un rien «vide et sonore».

De France, il se rendit en Italie, souffrant d'une grave maladie des yeux, revint à son poste en Autriche, mais, en 1817, repassa les Alpes pour accompagner à Livourne l'archiduchesse Léopoldine, fiancée au prince héritier de Portugal.

En 1818, sa santé le conduisit aux eaux de Carlsbad.

On était à la veille du Congrès d'Aix-la-Chapelle: il arrivait à l'un des points culminants de sa carrière.

Déjà prince de l'Empire et duc au royaume des Deux-Siciles, il venait d'être fait duc de Portella [33].

Il avait ambitionné, après avoir abattu la puissance napoléonienne, de devenir le régulateur de la paix et de l'ordre en Europe: pendant quelques années, il allait voir son rêve réalisé.

La tenace application de son système, système d'immobilité, de statu quo et de repos, selon ses propres expressions, devait faire de lui l'arbitre des puissances.

Au moment où il fit la connaissance de Mme de Lieven, le prince de Metternich était vraiment la plus haute personnalité du monde politique européen.

Si l'homme public et le diplomate sont si connus que tenter d'écrire une ligne sur ces deux aspects de sa physionomie serait s'exposer à d'inutiles redites, l'homme privé ne l'est guère moins.

M. de Lacombe juge ainsi son caractère: «Impassible en apparence et capable de sensibilité, recherchant avec une égale humeur les dissertations dogmatiques et les succès du monde, l'esprit sans cesse occupé des combinaisons de la politique et passionné pour les arts, procédant par maximes abstraites et se pliant avec aisance aux nécessités du temps, ironique et bienveillant, grave et frivole, résolu et circonspect, sachant fléchir sans s'abaisser et résister sans rompre, alliant à l'autorité des sentences le charme des anecdotes, aux élévations morales et religieuses les vues positives, il y a en lui un trait qui domine, une limite qui maintient dans une proportion équitable ses qualités diverses: la possession de soi et le don de l'observation [34].»

La plupart de ses contemporains parlent de lui comme d'un cavalier accompli et d'un parfait homme du monde. M. de la Garde trace son portrait: «Ses traits étaient parfaitement réguliers et beaux, son sourire plein de grâce; sa figure exprimait la finesse et la bienveillance; sa taille moyenne était aisée et bien prise, sa démarche remplie de noblesse et d'élégance [35]». M. de Falloux, qui lui fut présenté, à Vienne, en 1834, en avait conservé ce souvenir: «Le prince de Metternich était... un des hommes les plus beaux et les plus élégants de son temps. Il gardait, même alors, pour la mode toute la déférence qu'on peut concilier avec la distinction grave dont il ne se départait jamais; sa conversation avait le même caractère; elle était tout ensemble parfaitement moderne et parfaitement digne [36]«.

Il joignait «aux avantages de la naissance, dit un autre de ses biographes, la figure la plus séduisante, les formes les plus distinguées, une parole facile».

Enfin, un de ses plus chauds admirateurs, qui fut sinon son conseiller, du moins son confident, son familier et son porte-parole, le sceptique et dépravé Frédéric de Gentz, le peignait ainsi: «Il se croit heureux: c'est une qualité excellente; il a des moyens, il a du savoir-faire, il paie beaucoup de sa personne, mais il est léger, dissipé et présomptueux [37].»

De son mariage avec la princesse Éléonore de Kaunitz, M. de Metternich, en 1818, avait eu déjà sept enfants [38]. Deux étaient morts en bas âge. La santé des survivants lui donnait de fréquentes inquiétudes: la plupart devaient, comme leur mère, mourir avant lui d'une affection pulmonaire sans remède. Il les aimait ardemment: le peu que l'on connaît des lettres adressées par lui aux uns et aux autres témoigne d'un constant souci de leur esprit et de leur cœur. Et cet homme que le monde pouvait croire insensible sous son frac officiel, trouvait, dans ses joies comme dans ses douleurs paternelles, des accents profondément émus.

Mais, père irréprochable, M. de Metternich ne s'est pas cru astreint à un respect continu des serments conjugaux.

M. de Loménie, sans donner d'ailleurs d'autres preuves de son affirmation que quelques lignes de ces petits opuscules ou Taschenbücher paraissant périodiquement en Allemagne, raconte combien son enfance fut précoce: «Les jeunes filles attachées au service de madame sa mère attiraient au jeune Clément autant de réprimandes que ses succès scolaires lui valaient de louanges. M. de Metternich, le père, se montrait, lui, fort indulgent; il se plaisait à reconnaître à ces traits le sang de sa race, il en augurait bien pour son fils; et quand Mme de Metternich venait se plaindre de quelque nouvelle incartade amoureuse: «Laisse-le faire! disait-il, nous aurons là un fameux gaillard [39].»

Chercher à savoir si M. de Loménie a dit vrai, serait sans doute perdre beaucoup de temps. Mais les dispositions prêtées à l'élève se retrouvent certainement dans l'homme mûr.

Élégant, souple, brillant et insinuant, M. de Metternich savait et voulait plaire. Il mettait sa coquetterie à mener de front les affaires les plus graves et les intrigues mondaines les plus futiles.

Toujours d'après le même écrivain, «on ferait des volumes avec le récit de toutes les bonnes fortunes échues ou prêtées au diplomate autrichien [40].»

De ces bonnes fortunes, beaucoup sont bien connues.

Alors qu'il n'était que ministre à Dresde, M. de Metternich s'était pris de passion pour une belle russe, la princesse Catherine Pavlovna Bagration, femme du général qui, à la tête de l'une des armées moscovites, devait périr en 1812 d'une blessure reçue à la bataille de Borodino. Un contemporain la dépeint en ces termes: «Qu'on se figure un jeune visage, blanc comme l'albâtre, légèrement coloré de rose, des traits mignons, une physionomie douce, expressive et pleine de sensibilité, un regard auquel sa vue basse donnait quelque chose de timide et d'incertain, une taille moyenne mais parfaitement prise, dans toute sa personne une mollesse orientale unie à la grâce andalouse [41].»

Dans les cercles diplomatiques, la princesse Bagration avait reçu le surnom de «bel ange nu» en raison de ses toilettes décolletées jusqu'aux limites du possible. La vertu de cet ange n'était guère farouche.

M. de Metternich conquit ses faveurs, et de leur liaison naquit, en 1802, une fille dont le prince s'occupa toujours avec sollicitude.

A Vienne, la princesse Bagration fut l'un des «astres les plus brillants dans cette foule de constellations que le Congrès avait réunies [42]». Elle se retira ensuite à Paris, où, dans sa maison des Champs-Élysées, elle tenta longtemps de jouer un rôle politique et de se poser en rivale diplomatique de Mme de Lieven [43].

A la cour de Napoléon, M. de Metternich sut mériter les bonnes grâces de plus d'une Française. Mme de Rémusat nous le dit: «A cette époque, il était jeune, de figure agréable. Il obtint des succès auprès des femmes [44].»

Pendant son ambassade, il goûta les faciles baisers de Caroline Murat, encore grande-duchesse de Berg, mais qui rêvait déjà de ceindre ses jolis cheveux d'une couronne plus lourde. Il ne fut du reste pas un ingrat, et quand les heures difficiles eurent sonné, il tenta de sauver la royauté de son ancienne amie. Par l'intermédiaire de celle-ci, du reste, il avait obtenu l'acte de trahison connu sous le nom de traité du 11 janvier 1814. Il voulut peut-être sincèrement payer sa double dette, mais les coups de tête du roi de Naples devaient lui rendre la tâche impossible.

Quand, pour le mariage de Marie-Louise, M. de Metternich était revenu à Paris, il ne s'était cependant pas piqué de fidélité envers la sœur de Napoléon. Il eut alors pour maîtresse Mme Junot.

M. Frédéric Masson a raconté la tragi-comédie qui s'ensuivit.

Lorsque Caroline apprit cette infidélité, elle acheta de la femme de chambre de la duchesse d'Abrantès les lettres de M. de Metternich à cette dernière et les livra à Junot.

«Junot, furieux, a fait un esclandre, a battu sa femme, l'a tuée presque, a voulu provoquer Metternich. Cette histoire a fait le tour de Paris [45].»

Il fallut l'intervention de Mme de Metternich pour arranger les choses. Le duc d'Abrantès l'avait fait venir chez lui pour l'associer à sa vengeance. Elle trouva moyen de le calmer et, par crainte du scandale, s'établit la négociatrice de la réconciliation entre le mari outragé et l'épouse infidèle. Napoléon, au dire de Golovkine, l'en récompensa en l'embrassant et en lui déclarant:

«Vous êtes une bonne petite femme qui a su m'éviter un grand embarras avec ce butor de Junot [46].»

Pendant son séjour à Paris, M. de Metternich fut encore épris—lui aussi—des charmes de Mme Récamier.

On a pu retrouver deux lettres de lui adressées à cette dernière [47]. Dans l'une, il lui déclare ne pouvoir attendre le terme de trois semaines imposé pour la revoir et fait ce serment d'amoureux d'entrer chez elle par la fenêtre, au cas où sa porte lui serait fermée. Dans l'autre, il lui demande une demi-heure d'entretien pour lui rapporter un anneau qu'elle lui avait offert. Juliette, on le sait, aimait à répandre ainsi des anneaux.

Un autre caprice du prince de Metternich eut pour objet cette curieuse et séduisante duchesse de Sagan, dont il parlera longuement à Mme de Lieven. Belle comme toutes les filles de la duchesse de Courlande, Wilhelmine de Biren chercha toute sa vie le bonheur à travers trois mariages: l'un français et catholique, l'autre russe et orthodoxe, le troisième autrichien et protestant [48], et une multitude d'intrigues, dont la plus connue est celle qu'elle noua avec le prince Louis de Prusse, le héros de Saalfeld [49]. Elle était la sœur de la future nièce de Talleyrand, Dorothée de Biren, duchesse de Dino, à laquelle passèrent son titre et ses biens. D'après Mme de Boigne, «elle excellait dans le talent des femmes du Nord d'allier une vie très désordonnée avec des formes nobles et décentes [50].» On trouvera dans les lettres publiées plus loin l'opinion assez peu flatteuse conservée d'elle par M. de Metternich; mais, quand ce dernier parlait amèrement de la duchesse de Sagan, sa flamme était éteinte. Au temps de celle-ci, il était plus ardent qu'il ne voulait ensuite l'avouer. Frédéric de Gentz laisse deviner, par ses demi-confidences, tous les ennuis causés à son ami par celle qu'il nomme «la maudite femme [51].»

M. de Metternich avait connu Wilhelmine de Biren à Dresde. Plus tard, il s'était engoué d'elle. Pendant le Congrès de Prague, il lui avait donné quelques heures arrachées à la politique. La duchesse avait suivi les armées alliées et son amant à Paris, en 1814, puis l'un et l'autre s'étaient mis en quête de nouvelles aventures [52]. L'un et l'autre, en effet, savaient se consoler des infidélités et des déceptions du cœur.

Dans une de ses missives à Mme de Lieven, M. de Metternich lui raconte, avec un à-propos d'un goût douteux, qu'à peine sorti de l'Université de Mayence, il aima pendant trois ans une jeune femme de son âge, française et de grande famille [53]. Un passage des Souvenirs du marquis de Bouillé nous donne peut-être la clef de cette énigme. Il s'agit sans doute de cette délicieuse Marie-Constance de Caumont la Force, fille de l'ancien garde des Sceaux Lamoignon qui «eût offert à un peintre le plus parfait modèle pour représenter Hébé ou Psyché [54]».

Dans la même lettre, le prince Clément avoue «deux liaisons», ce qu'il «appelle liaisons.»

Sur la première, il donne quelques détails.

Il aima une «femme qui n'était descendue sur la terre que pour y passer comme le printemps». A sa mort, elle lui légua une petite boîte cachetée. En l'ouvrant, il y trouva les cendres de ses lettres et un anneau qu'elle avait brisé.

Il est difficile de deviner à qui ces confidences font allusion. Aussi bien, n'en est-il besoin. Cette passion semble avoir été la plus pure de celles semées sous les pas du grand ministre. Si les contemporains n'ont su découvrir ce secret, il y aurait témérité à le vouloir violer.

Mais ce sont là seulement les étapes principales de la carrière amoureuse de M. de Metternich jusqu'en 1818, au moment où la comtesse de Lieven allait apparaître dans son existence.

Il ne pouvait vivre seul, ni dans l'intérieur de son foyer, ni dans la profondeur de son cœur. Deux fois veuf, deux fois il se remaria sans grands délais, et, à côté de son ménage, il ne dut jamais laisser longtemps vide la place de l'amie.

Dans ses lettres à Mme de Lieven, le prince se plaint beaucoup, souvent, longuement de ce que le vulgaire le croit incapable d'aimer. L'histoire de sa vie intime est là, pour prouver que, peut-être, aux yeux de notre morale bourgeoise, il le savait trop.

Il écrivait, à la vérité, avec une belle inconscience, à cette même amie: «Je n'ai jamais été infidèle. La femme que j'aime est la seule au monde pour moi [55].»

III

Dorothée (ou Darja) Christophorovna de Benckendorf était née à Riga, le 17 décembre 1785.

Elle appartenait à une famille noble, originaire du Brandebourg, depuis de nombreuses années fixée en Esthonie et entrée au service de la Russie.

Son père, le général Christophe de Benckendorf [56] avait épousé la baronne Charlotte-Augusta-Johanna Schilling von Canstadt, amie et compagne de la princesse Dorothéa-Augusta de Wurtemberg qui devint l'impératrice Marie Féodorovna de Russie.

Celle-ci couvrit toujours Mme de Benckendorf de son affectueuse protection, et, quand cette dernière mourut, le 11 mars 1797, elle fit entrer ses deux filles au couvent des demoiselles nobles de Smolna: elles y furent élevées sous les yeux, constamment attentifs, de la souveraine.

Quelques passages des lettres de la tsarine à Mlle de Nélidoff [57] nous la montrent s'inquiétant de la santé de ses «bonnes petites», les faisant venir dans son intimité, aux spectacles de l'Ermitage, mais s'opposant à leur entrée à la Cour avant l'âge ordinaire, se tourmentant de ne pas voir l'une d'elles proposée pour une récompense, leur donnant de multiples preuves d'une tendresse éclairée, véritablement maternelle.

Dorothée quitta Smolna, en février 1800, «musicienne de première force, mais d'une ignorance à scandaliser un écolier de dix ans. D'Alexandre ou de Philippe, elle n'eut certainement pas su lequel des deux était le père de l'autre [58]».

Cette ignorance devait d'ailleurs la poursuivre toute sa vie, sans qu'elle fît jamais rien pour y remédier.

L'empereur, pendant ce temps, assurait la fortune des deux fils de la baronne Schilling, Alexandre et Constantin [59], et bientôt l'impératrice mariait ses jeunes protégées.

L'aînée, Maria, épousa le lieutenant général Schewitsch [60]. La seconde devint la comtesse de Lieven.

Les Lieven étaient d'antique race livonienne. La fortune de cette famille, un instant obscurcie, s'était brillamment relevée le jour où la grande Catherine avait choisi, comme gouvernante de ses petits-enfants, Charlotte de Gaugreben, veuve du général baron André de Lieven dont elle avait eu plusieurs enfants [61]. Cette femme supérieure, d'une haute énergie, d'une parfaite droiture, avait su s'attirer le respect et l'affection de ses élèves et de leur père.

La protection de Paul Ier s'étendit sur ses fils, et, de l'un d'eux, le comte Christophe Andréïévitch, né le 8 mai 1774 [62], il fit successivement son aide de camp et son ministre de la guerre [63].

Marie Féodorovna fit épouser à ce dernier, en 1800, Dorothée de Benckendorf. Il avait vingt-sept ans. Elle en avait quinze et sortait du couvent.

Le mariage fut d'abord heureux. L'assassinat de Paul Ier trouva les jeunes époux en pleine lune de miel. La sanglante tragédie du Palais Michel aurait pu mettre fin à la faveur du nouveau ménage: elle la consolida.

Mme de Lieven a conté dans un long chapitre de ses Mémoires [64] ce qu'elle vit du dramatique événement [65].

Son mari, retenu chez lui par une indisposition, avait, par une heureuse chance, été laissé en dehors du complot par son ami Pahlen. Le Tsar, impatienté de l'absence prolongée dont sa maladie était cause, l'avait relevé de ses fonctions ministérielles dans la soirée du 11 mars.

La nuit suivante, à 2 heures 1/2 du matin, les Lieven sont réveillés en sursaut. Leur premier mouvement fut de croire à l'arrivée d'un ordre d'exil: leur effroi ne diminua guère quand ils apprirent qu'un nouvel empereur mandait l'ancien ministre au Palais d'Hiver. Cela était-il vrai? N'était-ce pas une ruse de Paul? Le mari de Dorothée de Benckendorf mit longtemps à décider s'il se rendrait à la convocation et, bien des années après, celle-ci n'avait pas oublié les émotions de ce lugubre jour.

Alexandre Ier ne rendit pas à M. de Lieven le ministère de la guerre, mais il lui conserva la confiance entière dont son père l'avait honoré.

Cette période fut l'une des plus heureuses de la vie de Mme de Lieven. Elle aimait son mari, dont l'indiscutable infériorité n'avait pas encore éclaté à ses yeux. Dénuée d'ambition politique, elle jouissait sans arrière-pensée de sa jeunesse, de sa haute situation mondaine, des joies qu'elle trouvait au milieu d'une famille très aimée et très unie. Ses lettres, dont M. Ernest Daudet a publié une analyse fidèle mêlée de longs extraits, reflètent ce calme et cette sérénité, assombris seulement par les absences de l'époux et, un peu plus tard, par les revers de la Russie [66].

En décembre 1809, M. de Lieven, qui avait donné en février 1808 sa démission de lieutenant-général pour raisons de santé, fut nommé ambassadeur à Berlin [67]. Sa mission dura jusqu'en 1812. Elle fut ce qu'elle pouvait être pour le représentant d'un souverain humilié auprès d'un autre monarque, malheureux, abaissé, vaincu, meurtri, ayant à se méfier de tout et de tous. Dans ces conditions, le rôle du nouveau ministre plénipotentiaire devait être très effacé et il quitta ce poste sans regrets, le 30 juin 1812, quand une guerre imposée mit aux prises son maître et le roi de Prusse [68].

Sa femme, de son côté, quoi qu'en ait dit Talleyrand, ne fit grande impression ni sur les diplomates ni sur les hommes politiques allemands, dans les Mémoires desquels sa présence passe inaperçue.

Mais le sort réservait au comte et à la comtesse de Lieven une brillante compensation. Alexandre, en lutte avec Napoléon, cherchait à se rapprocher de l'Angleterre qui accueillait volontiers ses avances. Le premier acte de ce rapprochement devait être la reprise des relations diplomatiques, interrompues depuis Tilsitt, entre Saint-Pétersbourg et la Cour de Saint-James.

Le 5 septembre 1812, M. de Lieven fut nommé ambassadeur de Russie à Londres. Il débarquait le 13 décembre à Harwich et présentait le 18 ses lettres de créance au Prince Régent [69]. Mme de Lieven avait trouvé son véritable terrain.

La réception qui lui fut faite en Grande-Bretagne flatta sa vanité: «Il faut se rappeler, disent les Mémoires de Talleyrand [70], qu'à cette époque il n'y avait plus, depuis plusieurs années, aucun corps diplomatique à la Cour de Londres, avec laquelle tous les cabinets du continent avaient dû rompre, au moins en apparence, leurs relations officielles. Aussi l'apparition d'une ambassadrice de Russie y produisit-elle une grande sensation. Le Prince Régent, la Cour, l'aristocratie, on pourrait dire la Nation accueillirent avec un empressement, qui ressemblait à de l'enthousiasme, le représentant de l'empereur de Russie. On fêta partout M. de Lieven, et Mme de Lieven, qui, déjà pendant la mission de son mari à Berlin, avait acquis une sorte de célébrité, partagea naturellement les ovations faites à son mari. A la Cour, où il n'y avait point de reine, le premier rang lui revint de droit, et le Prince Régent était charmé de l'attirer à Brighton, où sa présence autorisait celle de la marquise de Conyngham, que peu de femmes de la société anglaise aimaient à rencontrer. L'aristocratie, si hospitalière, accourut au-devant de la nouvelle ambassadrice, et lui accorda d'emblée tous ces petits privilèges réservés aux femmes que leur beauté, leur esprit ou leur fortune placent à la tête du monde élégant; c'est de cette époque que date l'empire incontestable que Mme de Lieven a exercé sur la société anglaise. Elle eut le mérite, en l'acceptant, de tout faire pour le conserver longtemps: il faut en reporter tout l'honneur à son esprit.»

Quelques femmes distinguées se partageaient alors le sceptre de la vie mondaine de Londres: Lady Jersey, l'Égérie des tories, remplie de qualités aimables, Lady Holland, Lady Grenville, enthousiaste et charmante. Mais, entre elles, il restait une place pour un salon plus libre des attaches de parti. «Mme de Lieven, dit M. Lionel G. Robinson, était bien douée pour saisir les occasions et elle prit promptement la place d'une reine du grand monde [71].»

«Par un intelligent instinct, et sans se dire qu'un jour peut-être elle ferait là des choses plus importantes», raconte M. Guizot, l'ami fidèle de ses derniers jours, «Mme de Lieven s'appliqua d'abord à assurer dans la société anglaise son succès personnel, et elle y réussit pleinement; elle eut de bonne heure, à la Cour de Saint-James, diverses occasions de faire preuve de tact, de fin sentiment des convenances, de prompte et heureuse repartie... Hommes ou femmes, torys ou whigs, importants ou élégants, tous la recherchèrent pour l'ornement ou l'agrément de leurs salons; tous mirent du prix à être bien accueillis d'elle et chez elle [72].»

Mais le salon de Mme de Lieven, d'abord exclusivement mondain, ne devait pas tarder à devenir un centre politique. On a cru pouvoir attribuer ce changement à l'influence de M. de Metternich, après 1818, et à une nouvelle orientation de l'activité intellectuelle de la jeune femme, conséquence de sa liaison avec le grand homme d'État. Cependant elle était bien avant ce temps, semble-t-il, entrée personnellement dans l'action diplomatique.

On en trouverait une preuve dans les dessous du Congrès de Châtillon. D'après M. de Barante, qui le tenait de la comtesse elle-même, le Prince Régent avait confié à cette dernière sa secrète opposition aux idées de son ministère, lequel proposait aux Alliés de n'intervenir en rien dans les questions relatives à l'ordre intérieur de la France. Il souhaitait voir Alexandre repousser les vues du gouvernement britannique et, pour l'informer de ses désirs, passant sur le dos du mari, il chargea l'ambassadrice de Russie d'écrire dans ce sens à Pozzo di Borgo [73]. Ce petit fait montre Mme de Lieven déjà engagée dans les intrigues qui, plus tard, seront toute sa vie.

Pouvait-il en être autrement d'ailleurs?

A cette époque où les communications rapides étaient inconnues, la personnalité propre de l'ambassadeur d'une puissance prenait une importance primordiale. Or, en présence des très graves problèmes posés alors devant l'Europe, M. de Lieven était notoirement inférieur à sa tâche.

Chateaubriand a voulu faire de lui un esprit élevé et étendu [74], mais, sur ce terrain, l'auteur du Génie du Christianisme est à bon droit suspect: grandir l'époux était encore une manière de rabaisser l'épouse.

Mme de Boigne le dit «homme de fort bonne compagnie et de très grandes manières, parlant peu mais à propos, froid mais poli»; cependant elle ajoute malicieusement: «Quelques-uns le disent très profond, le plus grand nombre le croient très creux... [75].»

En réalité, le voisinage de sa femme lui fit toujours le plus grand tort, et il faut tenir compte de cette circonstance. Talleyrand reconnaît qu'il avait «plus de capacités qu'on ne lui en accorde généralement» [76]. Mais, tout bien pesé, il n'en reste pas moins, aux regards de ses contemporains, un être assez insignifiant et d'intelligence moyenne.

A cette médiocrité, l'esprit souple de Dorothée de Benckendorf devait être d'une haute utilité. M. Guizot dit: «Le comte de Lieven faisait grand usage, pour sa correspondance avec sa cour, des observations et des récits de sa femme; il lui demanda un jour de les écrire elle-même au lieu de lui en donner, à lui, la peine; elle s'y prêta d'abord par complaisance, ensuite avec un intérêt plus sérieux et plus personnel [77].» Ce fut sans doute sur cette pente que, de bonne heure, elle dut glisser vers la politique. Une fois engagée dans celle-ci, elle n'y pouvait voir qu'une perpétuelle et tortueuse machination. Elle n'était pas de ces esprits supérieurs qui savent, dans l'examen des affaires, s'en tenir aux vues générales sans tomber dans les petitesses des détails.

Son influence, au début, fut vraisemblablement discrète et il devait en être encore ainsi en 1818. Ce fut d'ailleurs l'une des élégances de Mme de Lieven de s'effacer constamment devant son mari. A Londres, toujours, elle affecta de lui paraître soumise et attachée [78]. Plus tard, à l'heure de la séparation, quand elle le saura las de sa part dans leur collaboration, elle s'excusera de sa supériorité dans un joli mouvement: «Cette supériorité, écrira-t-elle à l'un de ses frères, je l'ai mise pendant de longues années à son service. Elle lui a été utile, bien utile... [79].»

En Angleterre, comme plus tard à Paris, le salon de Mme de Lieven se distinguait des autres centres de réunion mondains par son éclectisme. Quel que fût le parti au pouvoir, opposants et gouvernants, vainqueurs ou vaincus y trouvaient le même accueil, et bien des compromis durent y être ébauchés.

Très aristocratique, très imbue de préjugés de caste, la maîtresse de maison savait ouvrir ses portes à tous ceux dont la position pouvait lui servir.

Mais il fallait se trouver en mesure, d'une façon ou d'une autre, de lui être utile à quelque chose. «Je pus remarquer moi-même, à plus d'une reprise, notera plus tard le duc Albert de Broglie, que, malgré la bienveillance dont elle m'honorait, en raison de la haute situation de mon père, ma conversation lui paraissait plus intéressante le jour où mes relations avec le ministre des Affaires étrangères me permettaient de lui apporter quelques observations qu'elle ne pouvait obtenir autrement [80].»

Si elle se servait momentanément de gens plus modestes, elle leur demandait de disparaître, leur instant passé.

Un soir, raconte Lord Malmesbury [81], on annonce chez elle «un homme pimpant et de bonne mine. La princesse le regarde fixement et lui dit: «Monsieur, je ne vous connais pas.» Le pauvre homme paraît fort attrapé et s'écrie: «Comment, madame, vous ne vous rappelez pas, à Ems?»—«Non, monsieur.» Elle le salue et lui tourne le dos. Je n'ai jamais rien vu d'aussi impertinent. Il parut clair à la compagnie, qui ne pouvait dissimuler des sourires, que tel peut être utile à Ems et être de trop à Paris.»

Une autre anecdote, contée par M. Daudet, d'après les Souvenirs de la duchesse Decazes, témoigne du même sans-gêne. Mme de Lieven était alors fixée à Paris. «La princesse partait pour les eaux d'Allemagne, où elle devait rejoindre l'empereur de Russie. Désirant ne pas voyager seule, elle cherchait un compagnon. M. Dumon, l'ancien ministre,—ceci se passait sous Louis-Philippe,—lui proposa son gendre, M. Trubert. La princesse accepta et n'eut qu'à se louer des prévenances et des attentions que lui prodigua ce dernier durant ce long voyage fait en voiture et en tête à tête. N'empêche qu'en arrivant à destination, elle lui dit fort lestement et sans embarras: «Votre position, mon cher monsieur, ne me permet pas de vous présenter dans mon monde. Je pense donc que nous devons nous dire adieu [82].»

Comme l'ajoute M. Ernest Daudet, la duchesse Decazes, après se l'être laissé conter, a peut-être négligé de contrôler l'exactitude de ce récit, mais, tout en tenant grand compte de cette réserve, on peut penser que, si cette histoire n'est pas vraie, elle est du moins vraisemblable.

En voici une autre, en effet, contée par Mme de Lieven elle-même, montrant la singulière façon dont elle entendait parfois les lois de l'hospitalité.

En villégiature aux eaux de Schlangenbad, en 1850, elle apprend la présence dans la petite ville d'un marquis de Villafranca et le prend pour le partisan dévoué, le confident et le conseiller du comte de Montemolin, fils de don Carlos. Elle désire vivement faire sa connaissance, se creuse la tête pour trouver le moyen de l'attirer chez elle, se rappelle tout à coup qu'il est en relations avec son fils Alexandre et, s'autorisant du nom de ce dernier, lui adresse un billet d'invitation.

Elle s'aperçoit, à l'arrivée de son hôte, qu'elle s'est trompée. «Alors, dit-elle, je ne me gêne plus du tout et je prends les manières que vous me connaissez [83].» Oubliant qu'après tout l'invitation vient d'elle et d'elle seule, elle le traite en aventurier, le met à la porte. Et alors, l'inconnu de se regimber:

«—Permettez, madame, je suis le duc de Parme [84].»

La leçon était bonne. Mais toutes ces historiettes donnent bien le droit à M. Robinson de dire que «son tact se montrait plutôt dans la difficulté de son goût que dans son affabilité [85]».

On sait d'ailleurs que Mme de Lieven fut la plus exclusive des dames patronnesses de l'aristocratique bal d'Almack [86]. On l'accusait, à la cour de Londres, d'avoir empiété, au profit des ambassadrices, sur les prérogatives des princesses royales. Très attachée aux honneurs qui lui étaient dus, ne tolérant jamais un manque de formes, elle sut imposer à la vieille reine Charlotte, dont elle n'était pas aimée, une attitude toujours correcte à son égard.

Elle défendait du reste âprement sa situation privilégiée. Un instant, elle crut voir une rivale possible en la princesse Paul Esterhazy, arrivant en Angleterre avec plus de beauté, plus de jeunesse qu'elle et l'avantage d'une proche parenté avec quelques membres de la famille royale. Elle fut vite rassurée, mais elle oublia lentement ce mouvement d'inquiétude et de jalousie: longtemps après, Mme de Boigne la voyait encore s'exercer en politesses «hostiles et perfides» [87] envers la belle Autrichienne.

Physiquement, Mme de Lieven n'eut jamais de vraie beauté.

Son portrait, par Lawrence, aujourd'hui à la National Gallery, nous la montre à vingt ans, le nez un peu fort, les oreilles énormes, le cou trop long, la bouche disgracieuse. Néanmoins, il ressort de sa physionomie, sous ses beaux cheveux blonds, un charme réel: les yeux sont profonds et caressants, l'ensemble est fin et spirituel.

Mais, par-dessus tout, une maigreur extrême, une maigreur «désespérante», dit Mme de Boigne [88], déparait ce qu'il y avait de grâce dans sa personne et soulignait ce que son abord avait de peu avenant. L'impression laissée par ce portrait se retrouve dans les descriptions de ses contemporains.

M. de Marcellus dira bien d'elle plus tard: «Elle avait été fort jolie», mais seul, avec le baron de Stockmar, il a apporté ce témoignage.

Ce dernier fait d'elle, en 1817, ce tableau, en somme peu flatté, malgré quelques louanges: «La comtesse de Lieven: maintien désagréablement raide, fier, visant à la distinction. Il est vrai qu'elle est pleine de talent, joue excellemment du piano, parle anglais, français et allemand à la perfection, mais on voit qu'elle le sait. Son visage est vraiment beau, pourtant trop maigre, et le nez pointu, ainsi que la bouche qui peut se contracter en formant de nombreux plis, prouvent, au premier aspect, son peu d'inclination à considérer les autres comme ses égaux. Le buste est celui d'un squelette [89].»

Le plus acerbe de ses ennemis, Chateaubriand, dont le ressentiment ne fut jamais assouvi, lui trouve un visage aigu et mésavenant. Pour lui, elle est seulement «une femme commune, fatigante et aride [90]», mais, sans autres preuves, on ne pourrait ajouter grande foi à ces lignes.

M. Ralph Sneyd la connut dans sa vieillesse: «C'était, dit-il, une femme assez grande, droite, maigre, qui, bien que les amoureux ne lui aient pas manqué dans ses jeunes années, n'avait jamais été d'une beauté remarquable. On lui passait volontiers les détails, l'ensemble ayant un charme et un attrait incomparables [91]».

En réalité, sans beauté, Mme de Lieven fut, éminemment et au plus haut degré, une véritable grande dame.

D'après les Mémoires de Talleyrand, quand l'âge eut terni «les agréments de la jeunesse, elle sut les remplacer par de la dignité, de belles manières, un grand air qui lui» donnaient «quelque chose de noble et d'un peu impérieux [92].»

Même note dans une lettre de la comtesse Apponyi à M. de Fontenay, écrite en 1824: «C'est une personne marquante, de beaucoup d'esprit, de beaucoup d'aplomb, grande, parlant de politique, grande musicienne et avec des manières nobles et belles [93].»

En 1818, elle était encore dans toute sa fraîcheur, et elle ne méritait pas l'affront dont la gratifia plus tard Miraflorès, l'ambassadeur d'Espagne à Londres. Elle montrait à ce dernier une belle Anglaise, Lady Seymour, en lui demandant son appréciation: «Je la trouve trop jeune et trop fraîche», répondit-il, et il ajouta en lui glissant un regard tendre: «J'aime les femmes un peu passées [94].»

A la veille du Congrès d'Aix-la-Chapelle, ses vingt-sept ans la mettaient à l'abri de compliments de ce genre. Elle pouvait plaire et M. de Metternich, cet homme à bonnes fortunes, est là pour prouver qu'elle pouvait être aimée.

Si les contemporains de Mme de Lieven sont presque unanimes à lui trouver un physique médiocre, ils sont non moins affirmatifs en ce qui concerne l'étendue de son intelligence.

Chateaubriand, seul, lui en dénie toute trace. «Elle ne sait rien, et elle cache la disette de ses idées sous l'abondance de ses paroles. Quand elle se trouve avec des gens de mérite, sa stérilité se tait; elle revêt sa nullité d'un air supérieur d'ennui, comme si elle avait le droit d'être ennuyée [95].»

Ce portrait est trop poussé au noir pour ne pas être faux et il ne faut pas plus prendre à la lettre la boutade de M. Thiers à Greville, la traitant de bavarde, de menteuse et de sotte [96].

Aussi bien, sans beauté physique, sans grande élévation morale, une femme ne saurait acquérir sans esprit la haute situation où elle atteignit.

La duchesse de Sagan, nièce de Talleyrand, pensait ainsi quand elle écrivait à Barante, parlant de Mme de Lieven: «On n'attire que par de la grâce; elle n'avait que bel air; on n'attache que par le cœur, il ne dominait pas en elle. Mais on peut, à part cela, intéresser l'esprit, exciter la conversation et soutenir la curiosité; c'est ce qu'elle savait très bien [97].»

Greville dit aussi d'elle: «Cette femme est extraordinairement intelligente, d'une finesse extrême, et sait être charmante quand elle veut bien s'en donner la peine. Rien n'égale la grâce et l'aisance de sa conversation, pailletée des pointes les plus délicates, et ses lettres sont des chefs-d'œuvre [98].»

Écoutons maintenant M. Ralph Sneyd: «Elle avait énormément d'esprit, de cet esprit mâle, sérieux et logique qui ne se rencontre que rarement chez les femmes, tempéré toutefois par la finesse, la grâce et la souplesse qu'on ne retrouve que chez elles [99].»

La même impression ressort de l'examen de son écriture. Celle-ci est rapide, d'une sobriété rare pour son sexe, avec des lettres souvent abrégées, sans nervosité. Elle a tout à fait l'apparence d'une écriture d'homme cultivé, et ce caractère de masculinité est à signaler.

On vient de voir les opinions les plus favorables sur l'intelligence de Mme de Lieven. Dans d'autres Mémoires l'éloge s'enveloppe de quelques réserves.

Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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