Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 8

No 2.

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Table des matières

A[ix-la-Chapelle].

Ce 20 novembre 1818, minuit.

Mon amie, il s'est opéré un changement forcé dans mes projets de voyage. Je ne partirai d'ici que dimanche 22 pour aller coucher à Saint-Trond, au lieu de partir d'ici le 21 et aller coucher à Liège. Je serai le 23, à midi, à Bruxelles. Dans mon premier plan, j'y serais arrivé le 22 au soir. Il y a donc une matinée de différence. Ne me dis pas qu'une matinée est beaucoup: elle peut être tout. En me consultant, je sens qu'une minute vaut la vie sans cette minute. Mais les maîtres de poste raisonnent autrement et mes collègues raisonnent comme des chevaux. Ils fouettent parce qu'ils sont fouettés à leur tour. Mon amie, puis-je leur dire ce qui m'attire à Bruxelles [172]? Et si je le leur disais, me laisseraient-ils partir, quand il s'agit de la traite des nègres? Dussé-je en devenir noir moi-même, ils se contenteraient de rester blancs et ils me cloueraient à la table verte. Je t'ai dit pour le moins vingt fois, dans le peu de bons moments où j'ai pu te parler, que je faisais le plus abominable des métiers; j'en ai une conviction si forte et si profonde que mon malheur en est accru au point de devenir insupportable.

Puis, je rentre dans mon cœur et je sens qu'il vit! Tout mon espoir, toute ma consolation est dans ce cœur que le monde me nie! Et encore ce fait tient-il plus ou moins à mon métier! Comment un homme de mon espèce pourrait-il sentir? Comment lui accorder ce que l'on ne refuserait qu'avec la crainte de commettre une injustice au mendiant dans la rue? Ma bonne D[orothée], je te le demande: crois-tu que je puisse aimer? Es-tu contente que je ne sois pas ce que l'on croit que je suis? N'éprouves-tu même pas un peu de bonheur de le savoir mieux que le monde? Gardons ce secret à nous deux; ne le trahissons pas; qu'il soit et qu'il reste le nôtre. Dis-toi, dans toutes les circonstances de ta vie, qu'il existe un être qui t'est dévoué, plus certes qu'on ne te l'a jamais été. Quel est donc le motif qui pourrait me porter à te le dire? Qu'ai-je eu de toi hors ce que j'aime plus aujourd'hui que ma vie: la conviction d'être aimé de toi et de l'espérance sur un avenir vague! Mon amie, il faut que tu aies de bien grandes qualités pour que je sois placé vis-à-vis de toi ainsi que je le suis; sans te connaître par l'usage de la vie, fût-ce même celui du salon, sans souvenir autre que de ce que je t'ai voué de sentiments dans un aussi court espace de temps que l'est celui de notre connaissance, sans un fait, sans prémisses et sans suites!

Que de confiance ne dois-je pas te vouer; combien ce lien invisible, qui est l'amour lui-même, doit m'avoir saisi pour que l'homme au monde le moins susceptible d'illusions n'éprouve pas un seul instant la crainte d'avoir trop donné. Quand je t'ai dit, le premier jour où je t'ai parlé de nous, que tu me connaissais tel que je suis, t'ai-je trompée? J'ai été pour toi ce que je suis si rarement: tout en dehors dès les premiers moments de notre liaison. Je n'y ai point eu de mérite; mon cœur a toute ma confiance: il ne m'a jamais trompé et il ne me trompera jamais. C'est lui qui m'a permis de croire et j'ai cru; c'est lui qui m'a fait passer sur toutes les considérations par trop naturelles dans notre position, et j'ai passé outre. Rends-moi la justice que je ne me suis point arrêté, mais aussi sois sûre que l'on ne m'a jamais vu bouger de ma place. Je tiens ferme ce que je tiens et ce à quoi je tiens. Mon âme est forte et droite et mes paroles sont vraies, toujours et en toute occasion. C'est là l'énigme résolue de ma prétendue finesse. Aussi souvent qu'un sot se trompe sur mon compte, il m'accuse de cette finesse que je déteste parce que je la méprise. Il se fâche et je reste calme: voilà ma réputation de froideur établie. J'ai une mine sur laquelle on cherche ce que la foule n'y trouve pas, mais ce que mon ami découvre facilement et ce que mon amie découvre toujours. Il suffit du fait pour me nier du cœur. Je suis enfin sans haine et sans passions—sans haine car j'ai trouvé toujours que mes ennemis avaient tort et je les ai plaints—sans passion autre que pour l'être qui ne s'en vante pas. Voilà l'homme introuvable défini et voilà en peu de mots l'histoire de ma vie.

Le jour où tu me diras: comme tu sais bien aimer, je serai l'homme du monde le plus fier. Cette fierté est la seule de laquelle je sois capable; je réserve toute autre aux sots et je ne le suis pas. Cette prétention enfin est la seule que je me permette d'avoir.

Mon amie, tu apprendras bien à me juger—de près si le ciel exauce mes vœux, et de loin si le sort ne les seconde pas. Tu me diras un jour—et je t'interpellerai—si j'ai bien fait mon portrait. Le jour où je croirais me tromper, je serais le plus malheureux des hommes.

21 novembre, 9 heures du matin.

Je vais faire partir cette lettre avec la commande de mes chevaux. J'espère que tu pourras la recevoir avant mon arrivée. Le fait me fera grand plaisir.

J'ai passé hier quatre fois par la rue de Cologne [173]. J'ignore pourquoi chaque affaire m'y mène: je ne connais plus les promenades à l'est de la ville; tout me tire vers le bord opposé. La route de Liège est une bien vilaine route; j'y ai mené ce matin Castlereagh, Capo et Nesselrode [174]; ils ont juré et j'ai continué à marcher; ils s'en sont retournés et je ne l'ai pas fait; j'ai quitté enfin ma route pour la reprendre à meilleures enseignes.

Ta maison n'est pas louée. Je l'ai demandé à ma vieille édentée de l'autre jour, et j'ai manqué l'embrasser. La bonne femme doit me prendre pour un acquéreur très décidé en faveur de la rue de Cologne.

Adieu, mon amie. Au revoir: je tâcherai de toute manière à te voir au spectacle lundi, et si tu fais ou bien si tu veux autre chose, dis-le à notre homme. Je veux que le premier mot qu'il me dise soit une nouvelle de toi.

Adieu et aime ton ami.

Ce 24 novembre [175].

Mon amie, il me reste tant et si peu à désirer, je suis à la fois si riche et si pauvre, mon âme est si satisfaite et elle ne l'est pas, le présent offre tout et l'avenir est en espérances—ma pauvre amie, que deviendrons nous? Tout ce que destin voudra!

Tes lettres m'ont fait un bien qui ne m'étonne pas; mais il m'effraie. Je te vois et je voudrais pleurer au lieu de dire des balivernes! Mais je te vois! Que puis-je désirer après et avant une aussi cruelle séparation?

Reste malade: c'est-à-dire que ton état à la fois exige des ménagements, mais qu'il ne te prive pas de la faculté de sortir. Il faudra toujours consulter le mieux du moment. Sais-tu ce qui me console? C'est l'idée de nous créer un avenir plus stable que ne peuvent être tous les calculs qui ne portent que sur un état présent plus que gêné. La volonté de l'homme est une bien imposante puissance et je sais vouloir. Ne t'y trompe pas, mon amie: je n'en connais pas beaucoup qui le savent.

Tu veux que j'aie bonne opinion de toi? Si je ne l'avais pas, crois-tu que je t'aimerais? Non, mon amie, jamais je n'aimerai que l'être que je crois digne du sentiment le plus saint à mes yeux. Rien en amour n'est profane, et, dès que tel n'est pas le cas, il n'y a plus d'amour. Le jour où je t'ai dit que je t'aimais, je t'ai dit à la fois que je te respecte, que je suis plein de confiance en toi, que je te crois bonne, sûre et constante. Or, je ne suis pas injuste et si je veux que tu sois tout cela, je dois me donner tel que je te prends. Le temps te prouvera, mon amie, qui je suis.

Le meilleur moyen de me faire savoir quand tu es seule, c'est de m'envoyer des feuilles anglaises. Je prends ce soir un paquet avec moi, pour avoir un prétexte de t'envoyer Floret [176] si je pouvais en avoir besoin.

Nous verrons s'il ne vaudra pas mieux de ne pas aller à Waterloo [177]. Pourquoi tous les autres n'iraient-ils pas?

Si le projet d'aller à Anvers seul pouvait se réaliser [178]! Enfin, mon amie: mercredi, jeudi, vendredi, voilà ma vie.

Mon amie [179], tu pars et tu emportes à la fois ma vie, mon bonheur—tout! Rentre en toi, dis-toi ce que tu éprouves: tu sentiras ce que je sens, tu éprouveras ce que j'éprouve; n'en diminue rien: pas une pensée, pas un fait! Reste mon amie—toujours, pour la vie. Ne crois pas que rien puisse changer en moi; ce que je t'ai dit, le temps te le prouvera—ce que je t'ai promis, je le tiendrai. Je cesserai plutôt d'exister que de cesser d'être moi; rien n'a jamais changé en moi: pourquoi changerais-je dans un intérêt qui ne m'appartient plus, qui est devenu le tien? Mon amie, crois aujourd'hui à ma parole et à ton cœur: tu finiras par être convaincue que je ne t'ai point trompée. Je t'ai dit ce matin que je ne pouvais pleurer que quand je suis seul, ou quand je suis avec cet autre moi-même dans le sein de laquelle je puis épancher bonheur, malheur, peine et plaisir. Je t'écrirai dans le reste du jour de demain. Je ne puis plus t'écrire maintenant, car je n'y vois pas.

Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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