Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 7

No 1 [158]

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Table des matières

Ce 17 novembre, minuit [159].

Mon amie, nous voilà séparés [160]! J'aurais demandé à tout autre que toi si tu éprouves ma douleur. Je suis sûr, si sûr de la tienne que l'envie même de te faire la question me paraît une injure. Je n'ai pas besoin d'apprendre ce que je sais, de croire à ce que je sens, de te consulter sur ce que j'éprouve.

Tu m'as peut-être cru bien froid en te quittant. Mon amie, nous étions à trois. Je sens que je ne vaux rien devant témoin—il me faut mon amie et elle seule pour que je sois parfaitement moi et tu m'as dit que tu l'aimes, ce moi. Je te crois sans le comprendre, et j'en douterais qu'encore je voudrais te croire.

Je voudrais que tu fusses partie. Je déteste de te savoir si près de moi sans une possibilité de contact. J'aime mieux dans ce cas la distance elle-même; je voudrais te savoir hors de ma portée. L'impossibilité vu la distance se comprend; je supporte bien moins l'impossibilité sans distance. L'une est toute matérielle, l'autre morale, et tout mal du premier genre me paraîtra toujours plus supportable que ceux du second.

Je te remercie de la journée. Elle a été bonne, la meilleure que j'ai eue. Je veux te dire que j'en suis heureux; j'en ai le besoin. Mon amie ne m'abandonne plus!

Ce 18, 10 heures du matin.

Je n'ai pas dormi, car sommeiller n'est pas dormir. J'ai entendu partir à 6 heures ma fille [161]; j'en ai été peiné, mais je suis resté tranquille. A 7 heures, mon cœur s'est serré et j'aurais voulu te savoir loin; j'ai senti que tu devais être encore ici. A 8, je me suis senti soulagé et j'ai commencé à éprouver le bonheur que j'aurai de te revoir! Pourquoi des sentiments aussi opposés que le sont ceux de l'amour et de la haine produisent-ils les mêmes effets! Je suis plus à moi, je me crois plus maître de ma volonté. Je te sais loin; je puis m'occuper davantage de l'idée d'aller te rejoindre; elle me paraît plus raisonnable. Oui bien certainement te reverrai-je. Mon amie, ce n'est pas la haine qui me porte à cette détermination.

Minuit.

Voici l'heure où je t'écrirai souvent. Puis-je mieux finir ma journée qu'avec toi? J'ai passé ma matinée après t'avoir quittée—c'est hélas! mon bureau qui est toi—à faire mon devoir, triste ressource quand il n'absorbe que les facultés de l'esprit! J'ai eu trois heures de conférences. J'ai passé sous tes fenêtres en m'y rendant. Toutes étaient ouvertes; rien ne ressemble à la mort comme un départ! Pas une âme dans cette maison; la porte close; je serais au désespoir de la savoir habitée.

Au sortir de la conférence, j'ai été, avec à peu près toute la bande, chez Lawrence [162]. J'ai été charmé d'y revoir mon portrait; j'aurai une nouvelle séance demain; je ferai ôter le trait méchant, car tu le verras, ce portrait, quand tu seras loin de moi; et je l'aime car tu le verras, tout comme je m'aime parce que tu m'aimes.

Le roi de Prusse [163] est à peu près achevé et parfait. L'empereur Alexandre [164] est décent; il a des pantalons gris. L'empereur François [165] est assis dans un coin et fait sa bonne mine. Tous ces portraits sont excellents, mais je veux que tu en trouves un meilleur que tous les autres; la chose même est naturelle, car, parmi les originaux d'Aix-la-Chapelle, il y en [a] bien un qui t'aime plus que les autres et je le connais assez pour pouvoir t'en répondre.

Puis, je me suis promené avec Capo [166] et Richelieu [167]. J'ai trouvé moyen de te nommer une bonne vingtaine de fois et le nom que je n'aime pas m'a paru doux à prononcer.

Puis, je suis rentré chez moi. J'ai vu une vieille femme sous ta porte; je lui ai demandé à quelle heure le comte était parti.—«Vers 8 heures.»—«Et la comtesse?»—«Eh! bon Dieu! elle est partie avec lui.»—«Votre maison est-elle louée?»—«Non, mon bon Monsieur; si vous en voulez, elle sera à vos ordres.»—«Ne la louez pas, ma bonne, rien ne gâte les maisons comme les locataires. Tenez-vous-en à ceux que vous avez perdus et n'en cherchez pas d'autres.»—«J'ai bien peur que nous n'en trouvions pas.»—«Allez au diable, j'en suis charmé.»

La bonne vieille m'aura cru fou, et j'en suis charmé.

J'ai eu une vingtaine d'aimables personnages à dîner, parmi eux Kozlovski [168]. Après le dîner, je me suis assis dans un coin; Kozlovski est venu se placer à mes côtés. La conversation a tourné sur le beau sexe.

«Moi, me dit Kozlovski, je n'aime que les femmes grasses.»—«Et moi, lui ai-je dit, celles qui ne le sont pas.»—«Je me soucie peu de l'esprit, pourvu qu'il y ait des joues pleines et de gros bras, reprend K.»—«Et moi, je n'aime que l'esprit, le cœur et l'âme, que les joues soient plates ou pleines, lui dis-je.»

K.—«Vous êtes donc sentimental?»

M.—«Non, mais j'aime ou je n'aime pas.»

K.—«Moi, j'aime les chairs.»

M.—«Et moi, j'aime mon amie.»

K.—«Ma première belle était extrêmement maigre; je n'en ai plus voulu que de grasses.»

M.—«Il me paraît que nous aurons quelque peine à nous comprendre.»

K.—«Mon Dieu, non. C'est que vous êtes sentimental et que je ne le suis pas. Savez-vous sur quoi je juge la femme qui me convient? Sur son appétit. Il faut que ma maîtresse mange beaucoup, et, plus elle mange, plus je l'aime, car mieux elle se portera.»

L'argument m'a paru si fort que je me suis levé pour saluer un no 1 [169] qui venait d'entrer dans le salon.

Que de Kozlovski dans le monde! Le ciel a fait les gros bras tout exprès pour eux.

Ma bonne amie, je t'écris une lettre bien bête; tu vois que je pousse le scrupule jusqu'au point de ne pas te déguiser le moindre détail de ma pensée et même de l'ordre dans lequel mes pensées se succèdent. Je trouve que c'est faire preuve de sens commun que de ne pas se présenter en parure recherchée à son amie. Si elle ne veut pas de vous tel que vous êtes, elle ne voudra également plus de vous... tel que vous voudriez être.

Je te prends, ma bonne D[orothée], telle que tu es. Tu vois que je sais ton nom, et je me crois fort avancé en besogne.

Éprouves-tu aujourd'hui ce que j'éprouve, mon amie? Y a-t-il du vide dans ce monde? Que faisaient les amants avant l'invention de l'écriture? Sens-tu le bonheur qu'il y a à se voir sans plus? Comment avons-nous pu avoir de l'humeur quand nous nous sommes rencontrés? Je ne le conçois pas dans ce moment, mais je l'ai éprouvé alors. Il faut donc que le fait soit vrai, mais je n'y veux rien comprendre dans ce moment. Je donnerais tout pour te voir, fût-ce même dans le salon de la rue de Wesel!

Bonsoir, mon amie. Tu dois être arrivée à l'heure qu'il est; il sonne une heure de cette grosse cloche que j'entends, et que tu n'entends plus, que tu n'entendras peut-être plus jamais. Bonne amie, n'oublie jamais Aix et quelques bonnes gens que tu y as vus.

Ce 18.

Je vais expédier le porteur de cette lettre. Il va entrer en fonctions; j'espère qu'il s'en acquittera bien. Comme il est heureux! Il va te voir: crois-tu que ce soit du bonheur?

Ma bonne D... j'ai rêvé de toi une bonne partie de la nuit. J'ai été près de toi: tu étais bonne, aimable, comme tu l'es toujours. Je me suis réveillé et tu n'y étais pas: j'ai vu que c'est une bien vilaine chose que d'être seul. Mon amie, je t'aime beaucoup; je me sers du mot, quoiqu'il ne dise rien. L'on aime ou l'on n'aime pas. Le plus comme le moins n'existe pas en amour. Moins aimer c'est ne plus aimer. Sois satisfaite si je te dis que je t'aime et rends-moi amour pour amour.

Je partirai d'ici samedi [170] après-dîner. Je serai à Bruxelles dans la journée de dimanche. Si le porteur dit que peut-être je ne viendrai pas, c'est qu'il en a l'ordre: ne le crois pas et crois-moi. C'est pour te dispenser de la forte fièvre qu'il dira que peut-être je pourrais changer d'avis: un peu de malaise à la suite des fatigues de la Cour suffira pour te retenir vu le peut-être.

Et puis, sois bonne et douce avec ton mari: pas de querelles; elles gâtent plus qu'elles ne servent et je ne les aime pas. Si tu as envie de te fâcher, pense à ton ami et dis-toi qu'il blâmerait le fait. Je te fais découvrir ici un singulier côté de ma façon d'être.

Combien d'amis trouverais-tu qui te donneraient un pareil conseil? Et ton cœur ne te dit-il pas que je t'aime plus que ne pourraient t'aimer ceux qui te diraient le contraire? Consulte-le toujours, ton cœur, si tu veux savoir ce que je veux. Il ne te trompera jamais, aussi longtemps qu'il sera à moi.

Adieu, mon amie. Tu vois que mon no 1 est long [171]. Tu en recevras de bien plus longs encore. Il est si facile de dire ce qui vous passe par la tête quand l'on a le cœur plein, tout aussi facile que de trouver quatre mots quand le cœur est vide. Tu me crois tout à toi, parce que je le suis: rien ne trompe sur ce fait.

Adieu et au revoir. Que ne pourrais-je le dire souvent! Conçois-tu la peine qui ne m'attend, hélas! que trop tôt? Mais, bonne amie, je te reverrai!

Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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