Читать книгу Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819 - Clemens Wenzel Lothar Fürst von Metternich - Страница 5

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Ceux de Talleyrand la jugent ainsi: «Elle a beaucoup d'esprit naturel, sans la moindre instruction, et, ce qui est assez remarquable, sans avoir jamais rien lu... Elle écrit mieux qu'elle ne cause, sans doute parce que, dans sa conversation, elle cherche moins à plaire qu'à dominer, à interroger, à satisfaire son insatiable curiosité. Aussi est-elle plus piquante par la hardiesse de ses questions et même de ses provocations, que par la vivacité de ses reparties [100].»

En effet, de cette ignorance dont nous avons déjà parlé, elle ne répara jamais la lacune. «La lecture n'était pas son goût, elle ne pouvait s'y fixer. Elle ne lisait que les journaux, et c'était une merveille qu'ayant moins lu, elle sût écrire mieux que personne au monde [101].»

Celui de ses admirateurs auquel nous empruntons ces lignes ajoute: «Un homme d'État illustre, M. ...., disait qu'elle feuilletait les hommes comme les hommes feuillettent les livres. Mais sa science n'avait pas d'autre source [102].» Ce n'était, d'ailleurs, un médiocre résultat.

Très musicienne, elle savait par cœur des opéras entiers. Elle les exécutait à ravir sur le piano [103], mais, semble-t-il, ses goûts artistiques s'arrêtaient là.

Pour terminer en ce qui concerne son esprit, nous voulons citer en entier ce passage de Greville, écrit en février 1819, peu après l'époque où nous allons la voir s'emparer du cœur de M. de Metternich. Il jugeait ainsi celle que M. Kleinschmidt appelle «la plus spirituelle diplomate de Russie [104]» et dont Mme des Cars disait qu'elle était «la bête la plus forte en politique [105]» de l'Angleterre:

«L'idée qu'elle se fait de sa supériorité sur l'univers entier et son dédain pour tous ceux qui l'entourent la rendent incapable de chercher à plaire et impuissante à se plaire elle-même dans le monde. Elle est la personne la plus profondément blasée qui se puisse voir et dévorée par un ennui profond, même dans la compagnie de ses meilleurs amis, peu nombreux du reste, car son attitude est si froide, si ennuyée, si languissante que, lors même qu'elle s'efforce d'être gracieuse et de faire la bonne femme, elle ne parvient qu'imparfaitement à fondre la glace dans laquelle elle semble figée [106].»

De tout ceci ressort, il faut bien en convenir, une personnalité dont la supériorité ne se serait pas imposée sans ses dons merveilleux pour l'intrigue. Plus âgée, elle consacrera toutes ses forces à celle-ci et Lord Malmesbury dira d'elle: «Elle était la terreur de nos ministres des affaires étrangères [107].»

Nous verrons ce qu'il faut penser des accusations très nettes d'espionnage lancées contre elle dans la seconde partie de sa vie. Mais, en 1818, si elle tenait déjà sa place dans les conseils de l'ambassade, du moins n'avait-elle pas encore cherché à influencer la politique intérieure des gouvernants anglais.

Elle n'apportera pas, du reste, dans ces intrigues, des vues supérieures. Elle ne comprit jamais grand'chose aux causes profondes des embarras dans lesquels l'Europe se débattait. Mme de Boigne avait déjà remarqué que, pour elle, tout se réduisait à des questions de personnes [108] et M. Paul Muret l'a parfaitement jugée, semble-t-il, quand il la caractérise d'un mot: «De fait, elle ne dépassa jamais les horizons des ambassades et des salons... [109]»

Mme de Lieven eut peu d'amis sincères et désintéressés. Son égoïsme était déjà un obstacle, et ceux qui l'aimèrent véritablement, comme Lord Grey, durent, plus d'une fois, faire preuve de patience vis-à-vis d'elle.

En 1816, d'après Mme de Boigne, elle était peu aimée et fort redoutée à Londres. La duchesse de Talleyrand dira plus tard, pour expliquer le peu de chaleur de leurs relations—et ses paroles suffiront pour faire comprendre bien des choses: «Elle ne s'intéresse jamais assez à ses amis pour s'identifier à ce qui les touche dans leur vie privée, et je n'ai pas de vie politique [110].»

En écrivant ces lignes, la nièce de l'ancien évêque d'Autun touchait du doigt le côté faible de son cœur. Trop de diplomatie entrait dans les sympathies de Mme de Lieven pour qu'elles pussent être bien profondes.

Les Mémoires de Talleyrand constatent, à leur tour, qu'«elle était assez volage dans ses affections politiques», et ils ajoutent: «Où se marquait son habileté, c'est qu'elle se trouvait presque toujours dans de meilleures relations avec le ministre qui arrivait au pouvoir qu'avec celui qui le quittait [111].»

On la vit détester et vitupérer ceux qu'elle avait le plus choyés. Bien peu—Metternich ne fut pas une exception—échappèrent à la règle, quand leur devoir se heurta à sa fantaisie ou à l'intérêt russe.

Il serait injuste d'ailleurs de ne pas lui tenir compte de certains élans de cœur qui militent en sa faveur. La plus durable de ses amitiés fut celle vouée à M. Guizot. Ce fut sans doute œuvre de patience et de dévouement de la part de cet esprit fin et indulgent que de fixer cette âme mobile et inquiète, de donner à ses vieux jours l'apaisement d'un amour sans alliage diplomatique.

Deux autres de ses affections sont tout à son honneur. Elle se lia—jusqu'à oser prendre maintes fois leur défense—avec la princesse Charlotte, fille du Régent, et avec la belle-sœur de celui-ci, la malheureuse duchesse de Cumberland, l'une et l'autre si mal en cour. Il fallait, pour ainsi faire, avoir quand même quelque peu de courage.

La place prise par Mme de Lieven dans la vie mondaine de Londres était trop haute pour qu'elle ne fût pas exposée à la médisance.

On lui prêta une aventure avec le Prince de Galles, toujours plein de prévenances pour elle [112]. Rien n'est venu, à notre connaissance, confirmer ce bruit.

Cependant, comme l'insinue cette mauvaise langue de Mme de Boigne, on tenait «beaucoup de mauvais propos sur sa conduite personnelle» [113]. Sa réputation, en effet, ne devait pas être très pure, pour que M. Thiers osât, comme il le fit, dire à brûle-pourpoint à Greville: «Vous avez été son amant, n'est-ce pas?» Le secrétaire du conseil privé eut beaucoup de peine à se défendre d'avoir jamais eu cet honneur [114].

Elle fit un jour l'aveu de ses faiblesses à M. de Metternich. L'un et l'autre semblent s'être complu dans ces singulières confidences. Il lui écrivait, pour solliciter les siennes: «Mande-moi tout: que je sache quand tu as été heureuse et quand tu ne l'étais pas. Je sais au reste ce qui te regarde; tu n'as pas besoin de nommer: je crois que je pourrai y suppléer. Tu as fait des choix et tu as été trompée: quelle est la jeune femme qui ne l'a pas été [115]?»

Un autre passage des lettres du prince nous parle encore de l'un de ces choix, dont le héros pourrait bien avoir été Dolgorouki [116]. Aucun indice cependant ne permet d'affirmer que ce caprice ait franchi le point délicat au delà duquel il aurait pu être coupable. Mais M. de Metternich en a dit assez pour nous prouver que tout n'était pas calomnie dans les anecdotes qui couraient sur la vertu de son amie [117].

Telle était la comtesse de Lieven, au mois d'octobre 1818, au moment où elle rencontrait à Aix le ministre autrichien.

Elle avait eu quatre enfants: une fille qu'elle avait déjà perdue et trois fils, Alexandre, Paul et Constantin, dont elle surveillait encore l'éducation [118].

A trente-cinq ans, son cœur allait s'ouvrir à nouveau. Elle allait pouvoir bientôt, dans la joie de son amour naissant, écrire au grand charmeur dont la grâce avait captivé son âme, dont la puissance flattait son orgueil et servait ses desseins: «Mon ami, comme il m'est doux de t'aimer! C'est une si ravissante chose! [119]».

IV

Un article du traité de Paris du 20 novembre 1815 avait prescrit que, à l'expiration d'un délai de trois ans, les souverains examineraient si la situation intérieure de la France permettait de retirer de ce pays les troupes étrangères [120].

En 1818, le duc de Richelieu, fort de la loyauté avec laquelle son gouvernement avait rempli ses obligations et comptant sur l'amitié du tsar, crut le moment venu de réclamer l'exécution de cette clause et la libération du territoire français. Grâce à ses efforts, la conférence prévue fut fixée au mois de septembre et la ville d'Aix-la-Chapelle fut choisie pour en être le siège.

La vieille cité de Charlemagne présenta alors une animation extraordinaire. Officiellement, le Congrès ne devait s'occuper que des questions de France, et les ambassadeurs des grandes puissances, seuls, devaient y être admis. Mais tous les princes, toutes les nations ayant quelque réclamation à présenter, quelque espérance à faire valoir, se hâtèrent d'y envoyer des représentants prêts à saisir les occasions propices.

Autour des diplomates, se précipita une foule de banquiers, de commerçants, d'artistes, d'élégantes, d'aventuriers et d'aventurières avides de trouver la fortune ou le succès.

Parmi les souverains, le roi de Prusse arriva le premier. Il fit, le 27 septembre au soir [121], une entrée assez piteuse dans la ville, mécontente de s'être vue donnée au gouvernement de Berlin par la seule volonté des plénipotentiaires de Vienne.

Par contre, l'empereur d'Autriche, arrivé le 28 dans la journée, et l'empereur de Russie qui le suivit de quelques heures [122], soulevèrent un enthousiasme dont le contraste avec la froide réception de la veille blessa profondément Frédéric-Guillaume.

Ce dernier, instruit de ce que la populace voulait dételer les voitures impériales, avait trouvé un biais ingénieux pour couper court à cette manifestation dirigée contre lui: il était allé, successivement, loin dans la campagne, à la rencontre de chacun de ses deux alliés et était monté dans leurs carrosses. Seuls donc, les vivats des habitants froissèrent sa vanité [123].

Le prince de Metternich était arrivé quelques heures avant son maître. Il revenait de sa cure d'eau de Carlsbad et de ses propriétés de Kœnigswart. Pendant son séjour dans ce dernier lieu, il avait appris la mort de son père, dont le décès le faisait chef de famille. Poursuivant son voyage par Francfort, où il avait eu à morigéner la Diète germanique, il s'était arrêté, le 12 septembre, au Johannisberg. Il pénétrait ce jour-là pour la première fois dans le splendide domaine qui, donné par Napoléon au maréchal Kellermann, lui était échu comme fief autrichien depuis 1816 [124].

Il demeura au milieu de ses vignes célèbres pendant deux semaines, entouré, selon sa propre expression, d'une véritable cour de diplomates, pressés de saluer sa puissance. Avant de partir, il reçut l'empereur François à dîner et par Mayence, Bingen, Coblenz, il vint jusqu'à Aix.

Dans cette ville, accompagné de son inséparable secrétaire, le chevalier de Floret, il se logea Comphausbadstrasse, no 777, occupant la maison d'une demoiselle Brammertz [125], louée 20,000 francs pour la durée de son séjour [126].

Jamais congrès ne fut moins solennel que celui de 1818. Les réunions devaient tout d'abord se tenir dans la grande salle de l'Hôtel de Ville, mais elles eurent lieu, sans apparat, en tenue de ville, chez l'un ou chez l'autre des plénipotentiaires, tantôt chez Lord Castlereagh, qui, accompagné de «sa prétentieuse et énorme épouse» [127], s'était installé Klein Borcette Strasse, no 218 [128], tantôt chez Metternich, tantôt chez le prince de Hardenberg, logé sur le Markt, no 910 [129].

Dans les intervalles des séances, la vie mondaine était brillante et animée. Les diplomates se retrouvaient au Kurhaus, sur la Comphausbadstrasse, autour des tables de jeu et le long des promenades à la mode.

Entre temps, les ascensions en ballon de deux femmes aéronautes, les concerts de Mme Catalani, des frères Bohrer, du violoncelliste Lafon remplissaient les journées.

Le soir, se déroulaient des fêtes de toutes sortes.

Le 2 octobre, l'empereur d'Autriche offrait un dîner de trente-deux couverts. Le surlendemain, la ville d'Aix donnait un bal à la Redoute. Deux fois par semaine, Lady Castlereagh ouvrait ses salons pour des soirées où tous les ministres accrédités étaient fort assidus. On y parlait politique et l'on y jouait. Les plus importants des plénipotentiaires avaient d'abord pris l'habitude de passer leurs après-dîners chez elle [130] mais bientôt, ces réunions s'étaient transportées chez le prince de Metternich.

Lui-même nous l'apprend: «Je fais une partie de whist tous les soirs, écrit-il, avec le prince de Hatzfeld, Zichy, Baring, Labouchère, Parisch, c'est-à-dire avec des gens qui ne se trouvent pas dérangés ni même incommodés de la perte d'une bonne dose de millions. Nous nous réunissions d'abord chez Lady Castlereagh, mais j'ignore quelle inconcevable atmosphère d'ennui s'est emparée de cette maison. D'un commun accord, on a renoncé aux charmes de milady et l'on s'est fixé dans mon salon» [131].

Vers le 10 octobre, débarquèrent à Aix le comte et la comtesse de Lieven. Une lettre datée du 11 annonce les nouveaux venus: «L'ambassadeur de Russie accrédité près la cour de Londres, le comte de Lieven, qui est arrivé en cette ville, y a été appelé par son souverain» [132].

A ce moment, la ville commençait déjà à se vider. L'objet principal du Congrès, l'évacuation des provinces françaises par les troupes étrangères, était définitivement réglé depuis la veille. L'empereur de Russie et le roi de Prusse se préparaient à partir pour passer, près de Denain et de Sedan, les revues de leurs armées. On pensait que tout le monde pourrait quitter l'Allemagne, à la fin du mois, après le règlement des questions secondaires. Des promenades dans les environs s'organisaient, pendant que les chancelleries rédigeaient les protocoles.

Malgré le bal donné le 13 octobre à Keutchenburg par M. d'Alopeus et les aides de camp généraux du Tsar, malgré les réceptions de la princesse de Salm, l'auguste assemblée s'ennuyait. Les plaisirs étaient trop uniformes. M. de Metternich s'en plaignait dans une lettre à sa femme, datée du 18 octobre, où il lui donnait quelques détails sur le vide des journées:

«Nous sommes abîmés de jeunes talents; tous les jours, des concerts de virtuoses entre 4 et 9 ans. Le dernier arrivé est un petit garçon de 4 ans et demi, qui joue de la contrebasse. Vous pouvez facilement juger de la perfection de l'exécution.

«Il n'y a pas même de boutiques remarquables, et les drogues qu'on nous offre coûtent le double de tout ce que l'on trouve de parfait à Paris et à Vienne. Si les marchands ont spéculé sur nos bourses, ils ont compté sans leurs hôtes. Je ne sache pas que personne achète au delà du strict nécessaire.

«Nos dames ici sont: Lady Castlereagh, trois ou quatre Anglaises plus ou moins mûres, c'est-à-dire qu'elles sont entre 50 et 60 ans—âge de jeunesse à Londres;—la princesse de La Tour, Mme de Nesselrode et trois dames russes. Il en est pour les dames comme pour les marchands: il existe un manque total d'amateurs» [133].

Parmi les dames russes dont le prince de Metternich parle si dédaigneusement se trouvait la comtesse de Lieven.

Peut-être la connaissait-il antérieurement. Lors du voyage du futur chancelier à Londres, en juin 1814, le salon de l'ambassadrice de Russie tenait déjà une place trop importante dans la société anglaise pour que le ministre des Affaires étrangères d'Autriche ait pu l'ignorer. D'autre part, le séjour de l'empereur Alexandre en Angleterre rend invraisemblable une absence de son représentant à ce moment.

Mais, de cette première rencontre, ni M. de Metternich ni Mme de Lieven n'avaient conservé d'impression durable.

Elle le jugeait froid, intimidant et de rapports peu agréables [134]. Lui n'avait prêté aucune attention à cette grande femme maigre et curieuse.

Pendant les premières journées de la présence à Aix des Lieven, installés rue de Cologne, ces opinions respectives ne se modifièrent pas. Nesselrode dut même risquer une démarche auprès de son illustre collègue pour lui demander la cause de sa froideur envers Dorothée Christophorovna et tenter d'établir de meilleurs rapports entre eux.

Mais l'amour allait bientôt entrer en scène et rattraper, à pas de géant, le temps perdu.

Dans une lettre à sa nouvelle amie, M. de Metternich fera bientôt lui-même le récit des préliminaires de leur commune passion.

Il prit garde à elle, pour la première fois, le 22 octobre, dans une réunion chez le même Nesselrode qui s'était fait auprès de lui l'interprète obligeant de sa compatriote: «Tu m'as prouvé ce jour-là, lui écrivait-il, que tu étais attentive à ce qui n'effleure pas même la femme qui, à mes yeux, pourrait encore être vulgaire, le monde eût-il porté depuis longtemps un autre jugement sur son compte [135].»

Dans la suite de sa correspondance, il reviendra sur l'histoire de ces premières heures: «Mon cœur, ce meilleur côté de moi-même, est allé à ta rencontre et il a eu le bonheur de ne pas te manquer, bien peu d'instants après notre premier contact. Je t'ai vue, je ne t'ai pas fixée. Tu m'as vu sans me regarder. Ce n'est pas le moyen de se connaître. Notre connaissance date, au fond, d'une soirée chez Madame de N... et c'est, je crois, Napoléon qui nous a servi d'intermédiaire. J'avoue que je ne lui eusse pas supposé ce mérite. Le fait prouve au reste qu'il m'a été bien plus utile de dessus son rocher que sur le trône. Tu ne doutes pas, sans doute, que dans cette circonstance, l'utile n'est pas ennemi de l'agréable. Utile miscuit dulci, dit feu Horace. Que Napoléon reste donc à Sainte-Hélène [136]».

Le 25, une excursion réunit quelques-uns des personnages du Congrès. Elle avait Spa comme but. «J'ai fait avant-hier, mandait deux jours plus tard le Prince à sa femme, une course à Spa avec M. et Mme de Nesselrode, le comte et la comtesse de Lieven, Steigentesch, Zichy, Lebzeltern, le prince de Hesse et Floret. Nous y avons passé la nuit; nous avons parcouru hier matin les environs de Spa, nous y avons dîné et nous avons été de retour ici à 8 heures du soir. Le temps était superbe, et notre course très bien organisée. Spa est vide; nous y étions les seuls étrangers, notre effet a donc été complet. Le voyage d'ici à Spa est charmant; rien n'est beau comme le pays de Limbourg avec ses prairies et ses habitations sans nombre [137].»

Le prince ne dit pas, dans cette lettre, que, à l'aller, Mme de Lieven lui avait fait quitter sa voiture pour lui faire prendre place dans la sienne et accomplir le voyage avec elle. Ils déjeunèrent ensemble à une méchante auberge d'Henry-Chapelle. Le lendemain, le charme avait opéré et le retour à Aix marque une nouvelle étape de leur liaison: «J'ai eu du plaisir à te voir, raconte Metternich. C'est moi qui t'ai proposé de changer de voiture pour ne pas te quitter. J'ai commencé à trouver que ceux qui t'avaient désignée comme une femme aimable avaient eu raison; j'ai trouvé la route plus courte que la veille [138].»

Dès lors, les événements se précipitent et il nous faut laisser la parole au principal intéressé, écrivant plus tard à son amie:

«Le 28, je t'ai fait la première visite, bien de cérémonie. L'heure que j'ai passée, assis à tes pieds, m'a prouvé que la place était bonne. Il m'a paru en rentrant chez moi que je te connaissais depuis des années. Je n'ai pas trouvé impoli que les deux hommes qui étaient dans l'appartement fassent bande à part; il m'a même paru qu'ils faisaient bien de rester à la grande table ronde. Le 29, je ne t'ai pas vue. Le 30, j'ai trouvé que la veille avait été bien froide et vide de sens. J'ignore le jour où tu es venue dans ma loge; tu as eu la fièvre,—mon amie, tu m'as appartenu! [139]»

Cependant, les choses n'étaient pas allées aussi rapidement que l'on pourrait le croire d'après ces lignes. Le 2 novembre, l'Impératrice douairière de Russie passait à Aix-la-Chapelle, y déjeunait et en repartait pour Maestricht, d'où le lendemain elle se rendait à Bruxelles. Elle avait été la bienfaitrice de Dorothée de Benckendorf. D'autre part, elle était accompagnée de la vieille comtesse de Lieven, l'ancienne gouvernante de ses enfants. L'ambassadeur de Russie et sa femme avaient peu d'occasions de voir leur souveraine et leur mère. Ils partirent, à la suite de Marie Féodorovna, vers l'ancienne capitale des Pays-Bas autrichiens.

Le Moniteur universel annonça en effet que M. de Lieven était arrivé le 5 novembre dans cette ville [140].

Sa femme n'avait encore rien à se reprocher. La première des lettres publiées plus loin fut vraisemblablement écrite à l'occasion de cette séparation. Elle ne porte pas de quantième, mais la main qui a composé le recueil des missives de M. de Metternich l'a placée en tête et elle devait avoir ses raisons pour agir ainsi. Elle serait du reste incompréhensible à une autre date.

Le prince ne comptait plus revoir la jeune femme, du moins dans un avenir prochain. «L'histoire de notre vie, lui disait-il, se concentre en peu de moments. Je vous ai trouvée pour vous perdre! Le passé, le présent et peut-être l'avenir sont renfermés en ce peu de mots.... J'ai terminé une période de ma vie en moins de huit jours... Le jour où j'ai vu que ma pensée rencontrait la vôtre... j'ai senti que je pouvais devenir votre ami; il m'a suffi de me convaincre que je ne me trompais pas pour vous aimer. La contrainte m'a forcé à vous confier ce que vous avez deviné de votre côté. Je ne dis rien ici que vous ne sachiez, mais j'ai besoin de le redire à mon amie, à vous, mon amie de huit jours et pour la vie. Peut-être nous retrouverons-nous un jour,—je serai alors ce que je suis aujourd'hui [141].»

La joie de l'inflammable ministre dut être grande quand, peu après, il vit revenir sa correspondante. Nous n'avons pu trouver les raisons de ce retour des Lieven, mais il est bien permis de penser que l'influence de la comtesse ne dut pas y être étrangère.

Quoi qu'il en soit, le Moniteur universel apprit à ses lecteurs le passage à Liège, le 12 novembre, du comte de Lieven et de sa famille, se rendant à Aix [142]. Le lendemain, les deux amoureux étaient de nouveau réunis.

Ils passèrent ensemble cinq jours derechef dans la ville du Congrès. La dernière phrase de la lettre précédemment citée, s'applique sans doute à ce moment «... tu es venue dans ma loge, tu as eu la fièvre,—mon amie, tu m'as appartenu»!

Pendant l'absence de l'ambassadeur de Russie, comme après son retour, la vie mondaine continuait à se dérouler sans incidents autour des conférences.

Le régent d'Angleterre avait envoyé Lawrence peindre les portraits des souverains et de quelques hauts personnages de la Sainte Alliance; les séances consacrées au grand artiste coupaient la monotonie des jours. Le duc d'Angoulême venait faire une visite de vingt-quatre heures aux Alliés. Le roi de Prusse et l'empereur de Russie étaient de retour de Paris, mais pour quelques jours seulement.

Les fêtes devenaient plus rares. M. de Metternich recevait son gendre et sa fille, le comte et la comtesse Joseph Esterhazy, qui, après un court séjour auprès de lui, devaient repartir pour la France [143].

Au milieu des premières et rapides tendresses des nouveaux amants, le Congrès se terminait [144]. Le 14 novembre, les monarques se réunissaient pour une dernière conférence, chez le prince de Hardenberg. Le 15, un grand dîner d'adieu avait lieu chez l'empereur de Russie, et les princes se rendaient ensuite au bal offert par le commerce. Le 16, Alexandre partait pour Bruxelles.

Deux jours après, le 18, le comte et la comtesse de Lieven l'y rejoignaient.

Cette nouvelle séparation des amoureux dut être bien adoucie par l'espérance d'une prochaine réunion. En effet, M. de Metternich avait décidé, lui aussi, de se rendre dans la même ville («on ignore l'objet de ce voyage», disait le Journal des Débats!) [145]. Obligé de retarder de quelque temps son départ, il y fit son entrée le 23 novembre [146].

Quatre nouveaux jours de bonheur s'ensuivirent. Pour se tenir au courant de leurs instants de liberté, les amants s'envoyaient des journaux anglais. Le ministre tout-puissant en avait toujours une provision sur lui!

Mais, le 27 novembre, M. et Mme de Lieven se mettent de nouveau en route pour Paris. Le mari n'avait plus rien à faire en Belgique: l'empereur Alexandre en était déjà reparti avec sa mère; Nesselrode allait passer quatre semaines en France, et l'ambassadeur devait le suivre.

Le 28 novembre, les deux époux passent la nuit à Roye. Le 29, ils arrivent dans la capitale française et descendent à l'Hôtel de Castille, rue de Richelieu, où ils resteront un mois [147]. Quant à M. de Metternich, après être allé visiter le champ de bataille de Waterloo avec Wellington [148], et avoir reçu du roi Guillaume Ier la plaque du Lion Néerlandais, après avoir dîné le 27 chez le marquis de la Tour du Pin, ambassadeur de France [149], il était parti le 28, à 5 heures du soir, pour Aix où l'appelaient encore quelques dernières affaires à régler [150]. De là, par le Johannisberg, il s'était mis en route pour Vienne.

La séparation était donc venue. Avant de se quitter, M. de Metternich et Mme de Lieven s'étaient promis de s'écrire. Ils tinrent parole. C'est la première partie de cette correspondance, comprenant uniquement les lettres du prince, que nous publions plus loin.

Presque chaque jour, généralement après sa tâche finie, le ministre s'asseyait à sa table et laissait courir sa plume en pensant à son amie. Il écrivait en français, connaissant peu l'anglais et le russe, et la comtesse lisant mal l'allemand. Ne peut-on croire à sa parole quand il disait que les instants employés à revivre les heures écoulées aux pieds de sa maîtresse étaient les meilleurs de ses journées?

Cet échange de lettres devait durer longtemps, bien longtemps, sept ans peut-être. Pour un homme courtisé comme l'était M. de Metternich, pour une femme occupée comme l'était Mme de Lieven, pour deux êtres ne pouvant se revoir qu'à de très longs intervalles, faire durer pendant tant d'années une telle correspondance, dut être un tour de force.

L'envoi des billets ne pouvait se faire chaque jour: il demandait de multiples précautions, non seulement contre les indiscrétions mondaines, pour ménager les susceptibilités du mari, mais encore contre les polices des États, toujours curieuses et sans scrupules.

Le prince—et sa correspondante faisait de même—écrivait ses confidences quotidiennes, à la suite les unes des autres, continuant chaque soir la page abandonnée la veille, jusqu'au moment où une occasion sûre, le courrier diplomatique hebdomadaire, le départ d'un personnage dont on pouvait escompter la discrétion, lui permettait d'expédier ces véritables journaux, soigneusement numérotés.

A Londres, les amants avaient un confident éprouvé en Neumann, secrétaire de l'ambassade d'Autriche, tout dévoué à son ministre. Mme de Lieven recevait de lui les envois de M. de Metternich et faisait parvenir les siens à ce dernier par la même voie. A Vienne, le très fidèle Floret était l'intermédiaire tout indiqué.

Quelques notes, relevées par M. Ernest Daudet en marge d'une lettre tombée, malgré toutes les mesures prises, entre les mains des agents français, nous permettent de suivre les ruses auxquelles expéditeur et destinataire étaient condamnés. La missive interceptée se trouvait sous quatre enveloppes. La première de celles-ci était au nom du baron de Binder, conseiller de la Légation d'Autriche à Paris. La seconde, adressée au même, portait ces mots de Neumann: «Je n'ai pas besoin de vous recommander l'incluse, mon cher ami.» La troisième avait pour suscription les titres du chevalier de Floret. Enfin, la quatrième était restée blanche: c'était celle qui, cachetée par l'ambassadrice, devait être remise aux mains de son ami [151].

On ne trouvera dans ces pages nul détail bien nouveau au point de vue de l'histoire. Certainement, la politique dut s'introduire un jour entre les deux correspondants. Il ne pouvait en être autrement, car ils en avaient fait, l'un et l'autre, l'essence même de leur vie. Mais au début de leur liaison, leur passion seule est en scène.

Les premières lettres sont un long, trop long parfois, cantique d'amour où M. de Metternich exalte surtout sa propre personnalité, où, réellement épris, ce grand égoïste veut trouver en Mme de Lieven, afin de mieux l'aimer, la fidèle représentation de son propre être. Il se dissèque, il se peint, il se cherche en sa maîtresse, et il arrive à ce résultat surprenant que chaque mot d'amour qu'il lui adresse revient vers lui comme un nuage d'encens.

Ce sujet,—l'amour,—bien qu'éternel, finissant quand même par s'épuiser, il raconte à la grande dame russe les menus faits de la cour de Vienne, ses impressions, ses ennuis, son dégoût, peut-être affecté, pour les affaires publiques. Entre temps, il rencontre et peint nombre de personnages dont les noms ne sont pas encore oubliés: le duc et la duchesse de Kent, Mme de Staël, Pie VII et bien d'autres. Quelques-unes des anecdotes qu'il rapporte à leur sujet sont amusantes. Mais c'est surtout de lui qu'il parle, et il dévoile tout le passé de sa vie sentimentale à son amie de la veille.

Enfin, un voyage en Italie, avec l'Empereur, lui permet de varier ses récits. M. de Metternich aimait réellement les arts: dans leur terre classique, il se sent à l'aise pour les célébrer.

A travers ses lettres, on retrouvera l'homme dans le ministre. A vrai dire, l'un ne différait pas beaucoup de l'autre. Quelques-uns de ses billets d'amour sont écrits du même style que ses dépêches diplomatiques. Il étudie et raisonne parfois son cœur comme il examinait les motifs d'intervention dans le royaume de Naples, par exemple.

Mais chaque homme aime selon sa nature. Et le prince Clément de Metternich était évidemment sincère quand il aimait Mme de Lieven en cherchant en elle sa propre image—et quand il le lui disait.

Les lettres qui suivent sont publiées intégralement. Nous avons respecté le texte de M. de Metternich, même dans ses obscurités et ses incorrections.—Les mots soulignés par le prince dans l'original sont indiqués en italiques.—Quand il a été indispensable de rétablir un mot oublié, ce mot a été mis entre crochets.

LETTRES

DU

PRINCE DE METTERNICH

Lettres du prince de Metternich à la comtesse de Lieven, 1818-1819

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