Читать книгу Armand de Pontmartin, sa vie et ses oeuvres, 1811-1890 - Edmond Biré - Страница 32
III
ОглавлениеAu mois d’octobre 1846, lorsque Pontmartin avait quitté Avignon, sa mère savait qu’il emportait dans sa valise une nouvelle destinée à la Revue des Deux Mondes. Elle lui avait dit, avec un bon sourire: «Jusqu’ici la Revue m’avait toujours fait peur. Je la crois bien encore un peu hérétique; mais elle est certainement en voie de s’amender, puisque tu vas y écrire. Je serai heureuse d’y lire ton article.»
Quelques mois auparavant, en effet, Jules Sandeau, qui venait de terminer son roman de Madeleine[129], avait dit un soir à Pontmartin: «Il est temps d’agrandir votre cadre; Buloz vous a lu, il veut vous connaître; je vais vous conduire rue Saint-Benoît.» Et simplement, sans phrases, avec une cordialité toute fraternelle, l’auteur de Mademoiselle de la Seiglière s’était fait l’introducteur et le patron du modeste auteur des Trois Veuves.
Pontmartin avait passé dix ans à rêver Revue des Deux Mondes, comme les sous-lieutenants rêvent le bâton de maréchal, comme les jeunes filles romanesques rêvent le Prince Charmant. Le cœur lui battait donc bien fort lorsqu’il se présenta, le 2 avril 1846, devant M. Buloz, sa copie à la main et ne demandant pas son salaire. Le tout-puissant directeur était dans son cabinet, avec sa culotte de velours noir et sa robe de chambre de flanelle bleue. Il fut extrêmement poli, serra le manuscrit dans un carton et promit de l’examiner. Quinze jours après, il indiquait à l’auteur des changements, des retouches, puis une refonte générale.
Son goût était plus instinctif que réfléchi, mais, en somme, très sûr. On se trouvait presque toujours bien d’écouter ses avis. La nouvelle, légèrement remaniée, parut dans la livraison du 1er février 1847, sous le titre d’Octave. Elle réussit, et M. Buloz résolut aussitôt de s’attacher Pontmartin comme chroniqueur littéraire et dramatique de la Revue.
Il était, à cette date, en même temps que directeur de la Revue des Deux Mondes, commissaire du roi près le Théâtre-Français. A ce dernier titre, il ne pouvait pas, en conscience, froisser les auteurs en vogue. Il lui fallait ménager M. Scribe, dont deux pièces au moins, Bertrand et Raton et Une Chaîne, tenaient souvent l’affiche, et qui parlait de lui donner une comédie nouvelle en cinq actes[130]. Il lui fallait, d’autre part, assurer le succès d’Alfred de Musset, qui allait débuter à la Comédie-Française avec le Caprice, rapporté de Saint-Pétersbourg, par Mme Allan. Malheureusement Scribe et Musset étaient aussi mal l’un que l’autre dans les papiers de Gustave Planche, qui était alors chargé, chez M. Buloz, de la critique théâtrale. Depuis douze ou quinze ans, il faisait hautement profession de mépriser le talent de M. Scribe. Il ne pouvait le prendre d’aussi haut avec Musset, qui était l’un des principaux collaborateurs de la Revue; mais brouillé avec le poète pour les beaux yeux de Mme Sand, il le traitait par la prétérition, il se déclarait décidé à ne pas dire un mot de son Proverbe, si on le représentait. Comment faire? Comment se tirer de cette situation complexe et concilier les intérêts du directeur de la Revue et ceux du commissaire royal? M. Buloz n’hésita pas; il enleva à Gustave Planche sa férule, et il la remit aux mains plus légères et mieux gantées du très spirituel rédacteur des Causeries dramatiques de la Mode.
Pendant près de cinq ans, du 1er mai 1847 au 15 mars 1852, il fut le chroniqueur attitré de la Revue, rendant compte à la fois des pièces de théâtre et des livres. Il y eut là pour lui, surtout dans les premiers mois et jusqu’en février 1848, des heures délicieuses, ce qu’il appellera plus tard sa lune de miel littéraire.
La Revue des Deux Mondes ne comptait guère alors que deux à trois mille abonnés; mais elle était la Revue, la première, la seule. Son influence dépassait nos frontières et s’étendait sur toute l’Europe. Ses rédacteurs n’étaient pas payés bien cher, mais dans cette glorieuse pléiade, il y en avait plus de sept qui étaient illustres: Alfred de Musset, Augustin Thierry, Prosper Mérimée, Alfred de Vigny, Sainte-Beuve, Ludovic Vitet, Victor Cousin, Henri Heine[131].
Elle ne se permettait pas, d’ailleurs, d’autre luxe que celui d’une rédaction exceptionnellement brillante. Son logis était modeste, une humble et bourgeoise maison, au numéro 20 de la rue Saint-Benoît, qui offrait pourtant cette double singularité d’appartenir à un futur académicien, M. Saint-René Taillandier, et de posséder un jardin au premier étage. Le souvenir de ce jardin légendaire, suspendu comme ceux de Babylone et dont George Sand avait été longtemps la Sémiramis, devait être toujours cher à Pontmartin, qui écrira trente ans plus tard dans ses Nouveaux Samedis:
Que n’a-t-on pas dit de ce jardin? Je crois que les solliciteurs, les martyrs et les refusés de la Revue l’ont jugé à travers leurs frayeurs ou leurs rancunes. Pour moi, il ne m’a jamais paru que les fleurs y fissent des piqûres d’orties et que la verdure y fût jaune. J’aimais cette salle d’attente avec son ombre discrète, ses économies de soleil et ses allées étroites enroulées autour de son microscopique tapis de gazon. J’ai passé là d’agréables heures, ruminant un sujet d’article, méditant sur les corrections demandées, attendant une épreuve, jasant avec un merle à peu près apprivoisé qui semblait chargé de siffler les manuscrits suspects et qui s’acquittait vaillamment de la besogne. De temps à autre, par les fenêtres entr’ouvertes, m’arrivait un bruit de tempête et j’aurais été tenté de redire le suave mari magno... de Lucrèce, si je n’avais songé que j’étais moi-même à bord du navire, sur cette mer agitée par les vents. J’entendais le maître, en proie à la fièvre de la veille du numéro, se déchaîner tour à tour contre M. de Mars[132],—toujours en carême!—contre le prote, contre le rédacteur absent ou présent, contre une malheureuse coquille oubliée sur une moyenne de deux cents pages. Il y avait de mauvais moments; mauvais moments dont on fait plus tard,—trop tard,—de bons souvenirs[133]!
On se réunissait presque tous les jours, de quatre à six heures, dans les bureaux de la Revue, Sainte-Beuve ne manquait guère d’y venir et c’était une fête pour Pontmartin de causer avec le célèbre critique. L’auteur des Portraits littéraires, à cette date de 1844, était bien loin d’être ou du moins de se montrer ce qu’il sera plus tard, sous le second Empire, quêteur de popularité, associant Brutus à César, positiviste et matérialiste, archevêque du diocèse où fleurit l’athéisme. Il fréquentait chez M. Guizot et surtout chez M. Molé, qu’il aimait à visiter en son château du Marais; il était conservateur en politique comme en littérature, aussi loin maintenant d’Armand Carrel que de Victor Hugo. Sa figure rabelaisienne et narquoise s’éclairait d’un pieux sourire lorsqu’il parlait de sait religion et du catholicisme, pour lequel il professait le plus profond respect. Quelquefois, il est vrai, il disait à Pontmartin: «Quand vous parlez des anciens, ne craignez jamais d’en trop dire. Quand vous parlez des contemporains n’ayez jamais l’air d’être leur dupe[134]!» Malgré tout son esprit, Pontmartin était au fond un naïf. Il fut la dupe de Saint-Beuve et il devint son ami. Voici du reste comment ce dernier, dans ses Nouveaux Lundis, parle de leurs premières rencontres dans les bureaux de la rue Saint-Benoît:
Quand je le vis arriver à Paris et s’adresser pour ses premiers essais critiques à la Revue des Deux Mondes, où un compatriote de Castil-Blaze[135] avait naturellement accès, c’était un homme qui n’était plus de la première jeunesse, spirituel, aimable, liant, point du tout intolérant, quoique dans la nuance légitimiste. Il avait déjà écrit quelques contes ou nouvelles, il s’était essayé dans la presse de province et il aspirait à faire des articles critiques plus en vue. J’avoue que mon premier pronostic lui fut aussitôt favorable. Il avait la plume facile, distinguée, élégante, de cette élégance courante, qui ne se donne pas le temps d’approfondir, mais qui sied et suffit au compte rendu de la plupart des œuvres contemporaines[136].
Tout cela est au demeurant assez juste, à la condition pourtant d’ajouter que les comptes rendus de Pontmartin avaient une réelle originalité. La Revue, avant lui, avait eu des critiques très pédantesques et très lourds comme Gustave Planche, ou très érudits et très fins comme Sainte-Beuve lui-même. Elle n’avait pas encore eu un véritable causeur littéraire, c’est-à-dire un homme d’esprit qui, sans approfondir, je le veux bien, sans appuyer, glisse avec grâce sur les sujets les plus divers, passe du roman de la semaine dernière à l’opéra-comique de la veille et à la comédie du jour, parlant de tout avec goût, avec mesure, avec malice, et sachant à l’occasion cacher, sous un mot piquant, une vérité sérieuse et une utile leçon. Ce chroniqueur littéraire, ce causeur qui avait jusqu’alors manqué à M. Buloz, Pontmartin le fut pendant cinq ans. Et comme il n’avait pas eu de prédécesseur à la Revue, il n’y a pas eu non plus de successeur: on ne l’a pas remplacé.
Ces chroniques de la Revue des Deux Mondes, de 1847 à 1852, sont au nombre de vingt-six: elles formeraient aisément deux ou trois volumes. Pontmartin n’en a jamais réimprimé une seule ligne. Combien de centaines d’articles n’a-t-il pas ainsi laissé perdre, sans vouloir prendre le temps et la peine de les recueillir! Rien ne le mortifiait plus, nous le savons, que de s’entendre appeler Monsieur le comte: son unique ambition était d’être un homme de lettres.—Oui, mais il restait malgré tout un gentilhomme, et il semait sans compter ses articles sur sa route, comme d’autres jettent leurs pièces d’or.