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Examinons de plus près cette emprise puissante que la peinture exerce sur les temps fortement individués. Plaçons-nous tout de suite au cœur du XVIe siècle, où les maîtres de Venise semblent en donner la formule dont les peintres européens vivront pendant trois cents ans. Elle offre là, déjà, si l’on consent à adopter, pour la comprendre, le langage de la musique, et si on la compare aux manifestations qui lui sont contemporaines en Occident et à celles du siècle qui précède aussi bien en Italie qu’en France, en Flandre ou en Allemagne, un caractère symphonique évident. Giorgione, Titien, Tintoret, Véronèse, devançant de deux siècles les musiciens, réunissent dans l’œuvre peinte, pour la première fois dans le monde moderne — car ce fut là jadis, sans doute, la tâche moins complexe de Parrhasios — tous les éléments qui font de l’œuvre peinte un monde d’expression complet. L’espace est conquis. Ses rires, et sa paix, et ses drames, tous ses visages entrent dans la forme mouvante, pour la pétrir par le jeu des reflets qui la mêlent à la lumière. Rien n’est plus séparé de rien. Un immense orchestre visuel, par un échange permanent de rappels, d’échos, de valeurs, de passages enchevêtrés, accorde l’orage qui monte à l’horizon avec le bout d’un sein que caresse l’ombre d’un arbre, associe à l’agonie du jour un collier d’ambre réchauffé par la peau que le sang inonde, et fait trembler dans un ruisseau, avec la frange argentée d’un nuage, la silhouette d’une fleur. Réalisé, l’enchaînement des formes offre à ce mouvement universel et dansant des atomes colorés qui se parlent et se reconnaissent, la profonde réalité d’un monde qui se continue, par le moyen de l’arabesque ondulant autour d’un centre invisible, dans toutes les dimensions de l’espace imaginaire où l’esprit du peintre se meut. Jusqu’à Giorgione et Titien, malgré l’effort de Masaccio , la peinture restait mélodique. Comme le chanteur déroule sa courbe sonore en une succession de sons le long du temps, le peintre disposait dans l’espace ses couleurs juxtaposées. L’individu, en qui les éléments du style social en dissolution étaient placés les uns à côté des autres avant de devenir fonction les uns des autres, avançait pas à pas vers sa propre unité, qu’il ne devait formuler que le jour où il eut l’audace et le génie d’organiser en lui ces éléments dispersés. Quand l’organisme social est complet, chaque homme chante sa partie. Quand il est effondré, quelques-uns les chantent toutes. La gloire de l’Italie, dans le monde moderne, est d’avoir donné naissance aux premiers êtres assez forts pour jouer ce rôle-là. Ceci explique aussi pourquoi elle fut la première et la plus vite épuisée. Bouleversé par ses passions, l’individu s’y développe mais s’y use plus rapidement qu’ailleurs.

La grande symphonie individuelle devait naturellement apparaître dans le pays qui s’affirmait déjà, en Europe, le plus individualisé dès l’époque où les cathédrales françaises exprimaient l’équilibre chrétien à son heure la plus émouvante. Avant le milieu du XIIe siècle, Arnaldo de Brescia proclame la République dans la ville de la papauté. Quand la première université — celle de Paris — apparaît hors d’Italie, celle de Bologne existe depuis quelque cinquante ans. Et on y enseigne le droit, et non la théologie. L’église italienne a déjà perdu, au XIIIe siècle, sa primitive pureté. Tandis que la Commune du nord de la France tire de l’invention de l’ogive le plus admirable parti, invitant la foule elle-même qui échappait déjà à la théocratie romane à édifier son poème social, les villes italiennes substituent un peu partout à l’édifice religieux le palais municipal. De farouches murs crénelés s’élèvent sur les dalles nues, témoignent d’un particularisme qui s’accentue de jour en jour. L’individu pousse dans la guerre des rues, nourri d’envie et de fureur. Dès ce temps-là, alors que l’imagier et le peintre travaillent en France coude à coude dans le même chantier, alors qu’aucun poème personnel de lyrisme ou de pensée ne songe à rassembler en lui l’unité multitudinaire de la cathédrale, François d’Assise et Thomas d’Aquin, bientôt Dante, Giotto , Duccio, Simone Martini, les frères Lorenzetti , résument par des mots, des formules, des peintures d’une admirable force synthétique, tout ce que l’idée chrétienne a pu faire germer de plus conscient et de plus noble dans les têtes et les cœurs. Les symphonistes de Venise pourront naître quand Vinci, Michel-Ange, Raphaël, achevant l’effort des mélodistes toscans Angelico, Ghirlandajo, Lippi, Signorelli, Piero della Francesca , auront coulé dans le moule de leur énergie spirituelle la forme italienne parvenue à sa plus implacable réalité : l’individualisme italien possède une telle avance qu’il précède d’un siècle entier tous les Occidentaux chargés d’exprimer les plus hauts sentiments et les plus vastes sensations que la peinture symphonique ait jamais tenté de saisir. Dès le milieu du XVIe siècle, en effet, le corps social mourait en Italie, alors qu’en Occident, grâce aux guerres religieuses, l’énergie morale maintenait, dans les confessions en lutte, une cohésion spirituelle que la force sociale n’avait pas encore déserté. Quand fléchit cette énergie morale, quand l’individu songe aux intérêts de sa bourse plus qu’aux intérêts de sa foi, les harmonies de Vélasquez rassemblent, autour d’un visage d’enfant, ce qui erre de plus secret dans l’espace espagnol où l’argent des mirages et les roses des crépuscules mettent des tremblements de fleurs. Ailleurs, l’orchestre géant de Rubens organise dans son tumulte, avec le sang et la graisse des Flandres, les arbres et les eaux tordus dans son brouillard illuminé. Ailleurs encore on voit Rembrandt écraser sur sa toile l’or des haillons et le feu des tropiques pour caresser le front d’un pauvre ou éclairer un berceau .

Cl. Anderson.

INDIVIDUATION DE L’OCCIDENTAL (Véronèse.)


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Cl. Anderson.

LA PEINTURE SYMPHONIQUE (Rubens.)


Ce n’est donc ni dans la Renaissance, ni dans la Réforme, ni dans la Révolution sans doute destinée à désagréger définitivement la société médiévale et à livrer à tous les hommes les moyens de se séparer les uns des autres pour libérer les éléments du corps social en refonte, que réside, à mon sens, le grand événement du monde européen moderne. C’est dans cette apparition d’un nouvel esprit symphonique ébauché par les Vénitiens, introduit par Rubens, par Rembrandt, par Vélasquez dans la sensualité de l’Europe, par Spinoza et Liebnitz dans sa pensée, par Newton et Lamarck dans sa science, par la musique allemande dans son sentiment. L’individu, réalisé par les grands peintres du XVIIe siècle, allait, en se heurtant au pessimisme, chercher au delà de lui cet anéantissement panthéistique qui n’est qu’un premier pas vers une fusion nouvelle des éléments éparpillés dans le grand moule commun. La symphonie plastique aboutissant à rencontrer partout l’espace, à ne plus pouvoir en sortir, à se mouvoir dans sa sphère immense, mais limitée par la vue, dont. les échos entrecroisés finissent par revêtir un accent creux et monotone, va s’orienter vers la musique qui peut construire un monde imaginaire libéré de tout objet et capable d’entraîner les cœurs, au delà du monde visible, dans le domaine infini de l’illusion organisatrice se donnant à elle-même un spectacle de volonté victorieuse du néant. Quand la grande peinture tend à suggérer la symphonie sonore, c’est à la symphonie sonore qu’elle doit céder le pas si elle ne veut pas mourir. Il est très émouvant de constater que Keiser, Haendel, Sébastien Bach naissent quelques années après la mort de Vélasquez et de Rembrandt.

Le poème sonore emplit les maisons, les jardins, les rues, les bois, les villages, les barques sur les eaux, les lieux de culte et de plaisir. Il est doté d’une puissance de sollicitation sensuelle que la peinture ne connaît pas. Il faut se déranger pour aller voir la peinture, consentir à ouvrir les yeux et surtout à réfléchir. Même distraite, au contraire, l’oreille est prise par le rythme d’autant plus que ce rythme prolonge dans la durée les rapports, les accords, les passages que la peinture établit dans l’espace seul. Le poème sonore exerce sur l’instinct une action plus insistante, plus durable, plus profonde qui, même si vous résistez, vous arrache à la réflexion. Il est la quatrième voix de l’homme, celle qui vient alors que les hommes sont à tel point séparés les uns des autres que même quand ils l’ignorent, même quand ils le nient, ils tendent à se rapprocher. Il n’exprime plus l’homme à la cime de lui-même, mais l’homme laissant assaillir cette cime. par les murmures, les cris, les plaintes des autres hommes et de l’univers oubliés. Le panthéisme social ne possède pas de moyen d’action plus puissant que la musique. Quand la musique s’élève, l’architecture n’est pas loin.

Dans le monde moderne, il n’est pas malaisé de voir qu’elle apparaît comme instrument d’intégration suprême, à l’heure où la peinture, encore trop intellectuelle — et sans doute même sommet de l’intelligence constructive — se déclare impuissante à exprimer la renaissance diffuse des plus intimes, des plus vagues, des plus irrésistibles entre tous les instincts sociaux. Quand vient la musique italienne, la grande peinture se meurt. Et là c’est encore sous la forme de l’arabesque mélodique que la musique offre un remède à l’anarchie générale à peu près complète, tant il est vrai que son heure n’est pas venue, la symphonie plastique déployant à cet instant-là toutes ses ressources dans l’occident non italien. Le grand mélodiste Monteverde est le contemporain du grand symphoniste Rubens, et il est le premier des musiciens modernes, car Palestrina prolongeait le monde gothique à l’heure même où Tintoret s’avançait à grands pas dans l’ère de l’individu. C’est à l’Allemagne du XVIIIe siècle, là où, après deux cents ans de révolutions et de guerres, le corps social est le plus morcelé, l’individu le plus dispersé, le moins défini, le plus malheureux, qu’il est réservé de brouiller les rapports plastiques en saisissant, dans leur désordre, les rapports sentimentaux, et d’orienter le monde vers un nouvel organisme en oubliant les symphonies de l’intelligence objective pour réunir les seules forces de l’espérance et de la volonté. Ce fut à ce moment-là sa fonction. C’était aussi sa mission historique. Les maîtres-chanteurs édifiaient déjà une cathédrale sonore diffuse, grégaire, organique, à l’heure où les maîtres-maçons, en France, achevaient avec la pierre, et le plomb, et le verre, le même travail. C’est le rôle de la musique même rassemblant, dès l’antiquité la plus haute, la nomade et le sauvage autour de la loi qui se chante. C’est le rôle des aèdes orphiques ou homériques relevant les ruines morales de l’hellénisme primitif dispersé dans les îles par l’invasion des Doriens. C’est le rôle du plain-chant qui précède de plusieurs siècles, dans le catholicisme primitif où l’individu reste encore complètement invisible, la synthèse architecturale de l’Occident. Tandis que le peintre héros porte en lui toute la foule, le musicien héros la rassemble autour de lui.

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Cl. Anderson.

L’HARMONIE (Vélazquez.)


Histoire de l'Art: L'Esprit des formes

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