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VIII

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Table des matières

Désormais, les mots qu’on a coutume d’employer pour désigner les différents aspects des styles — primitif, archaïque, classique, académique, décadent, etc... — me semblent prendre un sens bien plus humain que celui dont on les dote en général. Pierre et poussière, ils deviennent pensée et sang. Ils sont les chants de l’épopée. On pense, à propos d’eux, au cheminement en même temps aventureux et nécessaire des organismes dans la vie. Sortis de la confusion originelle, on les voit s’ébaucher en masses informes, sans organes différenciés, puis essayer un ordre embryonnaire où les organes modèlent une forme fruste, non déliée, dont les membres semblent encore engagés dans la matrice obscure, puis, par l’enchevêtrement de plus en plus complexe et harmonieux des grands instincts montant vers la conscience, les formes acquérir, grâce à la solidarité des énergies qui les parcourent, l’aisance et la sûreté, puis les déchets internes envahir les tissus, les organes entrer en déliquescence, ou s’ossifier au contraire, les relations mutuelles hésiter, se perdre bientôt... Une fatalité grandiose assure ainsi la naissance éternelle, la croissance éternelle, la vieillesse éternelle, la mort éternelle. Fatalité qui détermine, sans doute, en la maintenant dans le même orbe impitoyable, l’unité de la pensée et la variété émouvante des apparences qu’elle prend. L’esprit humain tourne sans cesse dans un cercle, mais il aperçoit, de chacun des points de ce cercle, à mesure que ce cercle tourne avec lui dans la durée, des paysages différents.

Il n’y a rien de commun, par exemple, entre l’archaïsme engagé tout entier dans une conception globale de la forme dont les racines plongent dans le mythe social et dont les moyens sont empruntés à l’architecture qui l’exprime, et le primitivisme qui cherche, au contraire, à dégager en tâtonnant la forme de ses liens archaïques pour lui faire exprimer des sensations et des idées qui sont personnelles au peintre. Sans doute, quel que soit le rythme d’une époque, il y a, dans toutes les époques, et pour entretenir le besoin de changer de rythme, des esprits en avance, des esprits en retard sur lui: furtivement, ici, au centre de l’architecture, un primitif apparaît, et là, en plein courant d’individualisme, un monument classique s’élève, rappelant les plus grandes heures du mythe à son apogée. Mais, en considérant de haut le mouvement des esprits, on ne peut que lui découvrir une pulsation constante: où il n’y a que des individus, il n’y a pas d’archaïsme, ou alors c’est un artifice, comme on en voit naître en ces périodes de décomposition sociale extrême où l’homme trop intelligent se met à la recherche de sa pureté primitive et demande avec désespoir au passé des rythmes architectoniques perdus; où il n’y a pas d’individus, il n’y a pas de primitifs, ou alors c’est un être venu d’une race ou d’une religion lointaines qui tente de bégayer une langue qu’il n’entend pas. L’archaïsme est au seuil des organismes qui croissent: il est la nubilité de l’espèce. Le primitivisme est au seuil des analyses qui s’ouvrent: il est la nubilité de l’homme. Et bien qu’il puisse exister des peintures archaïques contemporaines des organismes encore complets — c’est le miracle de l’individualisme italien exprimant à lui seul, par Giotto, l’immense complexité sociale —, bien qu’il puisse exister des sculptures primitives contemporaines des analyses commençantes, il faut, dans les deux cas, y découvrir une exception. A l’idée d’archaïsme s’attache la forme sculptée, à l’idée de primitivisme la forme peinte. Le sculpteur, à peine sorti de la gangue archaïque, atteint déjà au grand équilibre harmonique quand le peintre marche à tâtons parmi des matériaux inconnus. Della Quercia, Ghiberti, Donatello, statuaires épanouis, complets, possédant toutes les ressources de la forme en mouvement sont, les deux premiers plus âgés, le troisième du même âge qu’Angelico qui suffirait à définir l’art primitif dans ce qu’il a de plus touchant, mais aussi de plus humblement appliqué à rechercher les privilèges et les moyens de la peinture. Giovanni Pisano lui-même, né plus d’un siècle avant Angelico, semble plus jeune que lui. En France, Jean Goujon, dans l’élégance ondoyante duquel perce déjà l’inquiétante mondanité qui fera de la sculpture du XVIIIe siècle une des choses les plus délicieuses, mais les plus fragiles parce que les plus éloignées qui soient des conditions de cet art, est le contemporain de François Clouet qui ne soupçonne pas encore les entrecroisements harmoniques par lesquels la grande peinture va décider les musiciens à demander à l’orchestre des ressources qu’elle ne possède pas. Il y a quelque chose de profondément dramatique dans ces voix contemporaines, jaillies des mêmes désirs, en proie aux mêmes déceptions, allant aux mêmes espérances et qui se cherchent et se dérobent parce qu’elles n’usent pas de la même langue, ou, pour la parler, la faussent, et expriment, sans le savoir, les unes ce qui fléchit et se disperse, les autres ce qui s’affermit et se concentre dans l’esprit d’une race allant, d’une allure unanime, aux mêmes buts. La fugue voit ses éléments s’appeler, se répondre, se devancer, se poursuivre, se dépasser, revenir sur leurs pas dans un vaste ensemble entraînant qui concilie ses contradictions et ses antagonismes pour forcer l’unité de l’homme à achever son poème en dépit des difficultés et des embûches du chemin.

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Cl. Giraudon.

SCULPTURE ARCHAÏQUE (France, XIe s.)


Le drame, ainsi, se poursuit jusqu’au bout. L’académisme, qui invoque le classicisme, est à l’opposé de sa tâche, puisque l’académisme, aux époques où la fermentation est la plus aiguë, où toutes les lois, tous les systèmes, tous les dogmes sont en discussion, où la famille est disloquée, où la lèpre des intérêts et la flamme des intelligences rongent le corps social en ruine, maintient une misérable fiction d’ordre et d’unité dans le chaos, alors qu’autour de lui mille expressions nouvelles naissent, ou s’épanouissent, et que quelques-uns concentrent le chaos dans l’ordre et l’unité de leur esprit. Il est fait pour les âmes pauvres, pour le troupeau sans maître errant au hasard de ses sentiments les plus vulgaires à la recherche des expressions les plus faciles — étant les plus accoutumées — que d’autres âmes pauvres viennent lui en proposer. Il est le seul à ne pas soupçonner le drame, que résout, quand il apparaît, la symphonie peinte ou sonore dans le cœur du solitaire et que le classicisme, à toutes les époques; était venu résoudre dans l’unanimité des consciences ou des cœurs. Car si l’antiquité connaît au moins un point d’équilibre classique qui répond à l’instant fugitif où l’homme, apparaissant au sein du mythe, parvenait, par un effort puissant, à en maintenir l’ivresse dans son intelligence qui montait, la France a connu deux fois cette heure étrange: l’une au moment où le roman et l’ogival confrontaient leurs conceptions antagonistes, l’architecture théocratique parvenue au plus haut de sa tâche, la sculpture laïque envahissant ses porches et ses chapiteaux alors que les nervures et les longs fûts de pierre s’élançaient de toutes parts pour soulever, aérer, bercer l’immense vaisseau; l’autre, plus étroite, mais plus claire, au moment où l’âme occidentale en décomposition, menaçant de submerger la France tout en apportant d’Italie les éléments d’un style individuel, la France imaginait une construction intellectuelle capable d’enfermer ce style dans une expression d’ensemble et de remonter le flot.

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Cl. Anderson.

PEINTURE PRIMITIVE (Angelico, XVe s.)


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Cl. Anderson.

SCULPTURE ÉPANOUIE (Della Quercia, XVe s.)


Ces moments-là sont peut-être les sommets du drame plastique, et remarquez-le bien — la Grèce de Phidias et de Sophocle n’est pas une exception, — c’est justement quand ils surviennent que la tragédie apparaît: quelque gauche et roide qu’elle soit au XIIe siècle, c’est au XIIe siècle, à l’heure où éclate et rayonne la crise de conscience collective qui fait de Chartres le plus profond drame de pierre que les hommes aient élevé, c’est au XIIe siècle que la tragédie introduit l’élément pathétique dans le «Miracle» arraché aux clercs en même temps que l’architecture et la sculpture et écrit en langue vulgaire pour être entendu de tous. Juste à moitié chemin entre Corneille et Racine, Versailles subordonne à la raison victorieuse l’angoisse des hautes consciences, laquelle ne s’apaise pas dans le cœur du poète tragique qui répond au nom de Pascal. Et quant au Prométhée d’Eschyle, dont les lamentations remplissent l’intervalle qui sépare le drame d’Olympie du drame du Parthénon, il est le point central d’un plus grand drame symbolique qui s’étend entre le mythe d’Adam chassé par la connaissance du paradis terrestre et l’aventure de Jésus retrouvant, par la connaissance, dans son paradis intime, une ivresse nouvelle dont la cathédrale jaillira. C’est peut-être par hasard que la tragédie hindoue paraît être contemporaine des cavernes sculptées où le bouddhisme, menacé d’être de nouveau englouti dans le brahmanisme, appelait les forêts, les fleuves, les bêtes, la fornication et la mort au secours de l’homme intérieur que la matière universelle reprenait. Mais en tout cas, chez les races du Nord, noyées dans la pluie et par conséquent ignorant le drame plastique, Shakespeare n’apparaît-il pas au moment même où, debout sur le seuil de l’édifice social que la chute du catholicisme ébranle, l’individu vient affirmer que lui seul peut le relever? La tragédie, c’est le point de rencontre, dans la conscience du poète, des valeurs anciennes parvenues à leur maximum de maturité spirituelle et des valeurs nouvelles qui pointent de toute part.

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Cl. librairie de France.

DÉCADENCE CRÉATRICE (Bonnard.)


La tragédie, dans tous les cas, se borne à constater. Jamais elle n’a retenu une race au bord de l’abîme. Au contraire, elle l’y pousse un peu plus vite, le drame épars, dès que le poète a su le ramasser, ouvrant, chez le spectateur, des avenues insoupçonnées, éveillant des passions et des curiosités terribles, suscitant le besoin d’essayer sa force héroïque ou de soumettre sa faiblesse à l’épreuve de l’enfer. Lancées dans l’avenir avec l’individu, la peinture, puis la musique, que le roman et, après lui, la résurrection du lyrisme accompagnent, font apparaître dans certains esprits, soit pour la réprobation, soit pour l’enthousiasme, des possibilités de communion où des formes nouvelles germent. Le mot de décadence n’a de sens que si l’on envisage une civilisation comme un cercle fermé hors lequel tout est ténèbres et demeurera ténèbres. Mais le monde a d’autres ressources dans la nécessité qu’il éprouve de vivre, et pour vivre de créer sans cesse, et dans sa superbe indifférence à déposséder de la flamme la race élue au profit de la race à élire en vue de réalisations dont ni l’une ni l’autre ne connaît le sens et l’aspect. Ce qu’on appelle «décadence» est précisément l’époque où le plus grand nombre d’éléments différenciés fermentent, pourrissent, meurent, germent ou croissent et où, par conséquent, des relations nouvelles apparaissent, où des groupements insoupçonnés s’organisent, où des forces vierges se soudent en vue d’un avenir qu’elles ne verront pas. Si tout meurt du principe qui le fit naître, si par exemple la Grèce est tuée par sa recherche restreinte de la vérité dans l’objet, l’Islam par son spiritualisme exclusif que poursuit l’arabesque dans un cercle trop abstrait, l’Inde par son sensualisme où doit s’enliser l’esprit, tout renaît du principe même qui l’a fait mourir ailleurs. La Grèce bâtit sa maison avec les matériaux ramassés dans les ruines assyriennes, égyptiennes, phéniciennes. C’est grâce aux statues grecques déjà dégénérées apportées par Alexandre sur l’Indus dans ses chariots militaires, que l’immense marée de la sculpture hindoue, par l’entremise du bouddhisme, inonde l’Asie. Et qui sait si la première statue égyptienne n’est pas née et ne renaîtra pas de quelque forme immémoriale et déjà désagrégée que l’Afrique noire introduit, par ses caravanes, dans la haute vallée du Nil? La décomposition byzantine dote l’Italie de l’idole dont l’adoration lui rend la vie. La France vit trois siècles de l’agonie de l’esprit italien... Il y a mieux. Ces invasions bienfaisantes sont pressenties et souhaitées dans les cœurs. Avec le drame historique, le drame plastique continue. La négation, la gageure, le désespoir, le paradoxe peuvent, aussi bien que la foi, entretenir le feu. La continuité d’un effort n’est jamais dans l’imitation des apparences extérieures de l’effort qui précédait. Elle peut cheminer bien plus réellement dans les formes qui paraissent le contredire que dans les formes qui prétendent le continuer. Quand, par exemple, telle civilisation parvenue à l’extrémité de l’analyse brise et brouille ses idoles et, plutôt que de se copier indéfiniment elle-même, tente, avec leurs débris, d’ébaucher quelque forme barbare qui semble l’antithèse de la mission qu’elle a rempli, ne donne-t-elle pas ainsi la plus noble preuve du courage de l’homme à imaginer encore, fût-ce en se désavouant lui-même, pour ne pas mourir?

Cl. Goloubew.

FIG. 45 bis.

FRESQUE D’AJUNTA


(Esclaves noirs)

Fechheimer. Plastique de l’Egypte.

(Cassirer. éd.).

FIG. 46.


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