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Prenez une tribu quelconque de Nègres ou de Polynésiens. Dès les premières heures de votre contact avec elle, un phénomène vous transporte d’enthousiasme ou d’indignation. Elle est spontanément artiste. L’homme noir pratique sans relâche, sans effort, et avec une ardeur qui touche à la violence, toutes les formes primitives de l’art. Elles sont son existence même. Il les vit, pour ainsi dire, dans le geste de chaque jour. Il est, en vérité, ivre de son et de couleur. Des cadences frénétiques, de brûlantes orgies visuelles voilent ses yeux, bourdonnent dans sa tête, mêlées aux odeurs fauves et aux parfums trop lourds. Il scande son travail et sa marche de récits rythmés et de chants. Des rangées de cercles d’argent autour de ses bras, de son cou, de ses jambes, luisent et tintent à chaque pas. Tout pour lui est prétexte à la musique et à la danse, nubilité, fiançailles, mariage, funérailles, départ pour la chasse ou la guerre, fêtes rituelles, repas. Musique, danse où prennent part toutes les femmes, tous les hommes, tous les enfants de la tribu. Les industries du ménage, du costume, de la guerre, de la chasse, ne se séparent pas, dans leurs origines, des premières et des plus essentielles manifestations de l’art. Pas un métier qui ne soit l’exercice continu d’un lyrisme rudimentaire, mais impossible à contenir. Le corroyeur, le céramiste, le bijoutier, le forgeron, le ciseleur, l’armurier, le brodeur, le teinturier s’avèrent artistes nés par la sûreté du décor, de l’ornement, de l’association cent fois variée, toujours infaillible des tons. Tout est sculpté, ustensiles, armes, meubles, masques de danse, de chasse, de guerre. Tout peint ou teint, pagnes, courroies, buffleteries, boîtes, sièges, nattes, boucliers. Les idoles, taillées par plans rugueux et simples, dans le souci candide de l’expression la plus intense, et barbouillées de bleu, d’ocre, de rouge pour en accuser l’accent, brûlent d’une vie sommaire et furieuse en même temps . Que l’Africain teigne ses murs de terre comme d’un sang coagulé, que le Polynésien cisèle ses cases de bois de volutes enroulées dont on retrouve, sur la peau de son corps et de sa face, les reptations multicolores, un attrait permanent pour le caractère sensuel de tout ce qui a vie et forme oblige l’homme noir à le poursuivre et à le souligner partout. Si d’autres, — le Blanc par exemple — semblent posséder avant tout le sens moral et social de la vie, le Nègre en a le sens rythmique, à tel point qu’il ne peut le concevoir ni l’exprimer autrement que selon des rythmes sonores, formels ou colorés élémentaires, mais aussi irrépressibles que les battements de son cœur.

Un jour, dit Gobineau, alors qu’il existait trois races primitives — la noire sensuelle, impulsive, ivre de rythme et de couleur; la jaune terre à terre, éprise de bien-être et de rêverie somnolente; la blanche énergique, aimant la guerre, faite pour ordonner et dominer, — un jour une goutte de feu fut versée par la femme noire dans le marais torpide du sang jaune, dans le torrent froid du sang blanc. Ce jour-là, ce jour-là seulement, naquit le sens lyrique chez l’homme de l’extrême Asie et l’Indo-Européen. Là, dans les profondeurs troubles d’un positivisme intéressé, ici, dans les assises vigoureuses d’une discipline de combat jusqu’ alors inébranlée, cette goutte de feu, entraînant avec elle le furieux amour de la forme, du rythme et de la couleur, fit entrer le conflit de l’impulsion sensuelle neuve et de l’ordre moral séculaire, conflit dont le lyrisme seul peut donner la solution. Aussi loin qu’on regarde, aux origines de l’Histoire, dès que l’Histoire se traduit, du moins, par le moyen de l’image, on découvre la trace ardente de ce grand événement. La vieille Égypte en serait sans doute restée aux silex éclatés de ses plus anciennes nécropoles si les migrations noires ne l’avaient imprégnée petit à petit par la haute vallée du Nil. Plus bas encore, beaucoup plus bas, si l’on évoque la présence, dans l’Espagne et la Gaule du Sud, d’images sculptées sur les outils ou gravées sur les rochers, on s’aperçoit que des squelettes négroïdes se retrouvent dans les sédiments inférieurs des rivages de ces contrées toutes orientées vers le continent noir où des formes analogues décorent les cavernes et les armes des chasseurs. Les monuments les plus anciens de l’Inde sont postérieurs à la rencontre des Blancs venus de l’Ouest et du Nord par la route des fleuves avec les Noirs montés du Sud. Chez tous les peuples blancs actuels où l’imprégnation noire manque, ou est trop légère ou trop lointaine — Scandinavie, Allemagne du Nord, Angleterre, Russie, Pologne, — la manifestation plastique est indirecte: elle sent l’imitation, l’école, la virtuosité apprise, l’effort. Et l’exclusion est encore plus frappante si l’on se tourne vers les Jaunes où la vertu de l’aïeul noir s’est montrée aussi active que chez l’homme d’Occident.

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Collection F. F.

LE RYTHME (Art nègre.)


FIG. 48.

Breuil et Cabra Aguilo.

FRESQUE RUPESTRE PRÉHISTORIQUE (Espagne.)


Sa trace est facile à suivre chez l’Indo-Chinois ou le Malais, constamment imprégnés tous deux, de quelque côté qu’ils se tournent, du sang des Polynésiens ou des Dravidiens de l’Hindoustan. Moins peut-être chez le Chinois, où l’infiltration est plus ancienne, et dont le bloc, depuis quinze cents ans, ne s’est guère laissé entamer que sur ses bords. C’est cependant après que les armées macédoniennes eurent touché d’Indus qu’apparurent, deux siècles avant le Christ, les premières sculptures chinoises, si proches de la forme grecque par leur apparence nerveuse, sèche, dessinée, moins préoccupée de la masse que du contour et du détail, et c’est après l’inondation de la Chine par le bouddhisme avec les immigrants hindous — tribus entières j’imagine, dont les vagues successives déferlèrent quatre cents ans — que se produisit l’efflorescence de la sculpture monumentale des Chinois, animant de ses foules les déserts et les montagnes, grottes sculptées, avenues de colosses pareilles à une armée d’envahisseurs . L’art des Han, l’art des Tang surgit sur un terrain propice. Par le Thibet, par l’Indo-Chine, si l’on en croit l’accumulation des types négroïdes autour des vallées de pénétration des fleuves méridionaux, des poussées ethniques profondes se produisaient certainement sans cesse, pour verser dans le sang du Jaune les affluents de sang noir qui l’ont deux fois embrasé. Même si l’on admet que la céramique chinoise , la plus anciennement connue après les poteries lacustres, ait paru dans les terres jaunes avant tout alliage sanguin, il n’est pas possible d’en conclure que les Chinois aient su, seuls entre tous les peuples, se passer du ferment noir, l’art du tourneur étant commun à toutes les races primitives par raison d’utilité. D’autant plus qu’elle apporte peut-être ici, au problème de l’origine et de la hantise du rythme, l’une de ses solutions.

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Cl. Giraudon.

FRESQUE RUPESTRE AFRICAINE


Songez à l’amour du Chinois pour l’argile de ses champs, dont il surveille la cuisson, dont les craquelures l’enchantent, qu’il enterre parfois pour lui infliger la longue et intime caresse de l’humidité du sous-sol. Songez à son application à vitrifier son kaolin, à marteler sa cloche ou sa cuve de bronze, tout ce qui est doucement et mélodieusement sonore, tout ce qui semble naître seul du mouvement giratoire des tours. Sa rêverie somnolente, que l’opium épaissit encore, semble suivre depuis des siècles le ronronnement musical de la pâte en train de s’organiser, par sa rotation mécanique, en planète minuscule, cependant que la main distraite y imprime les sillons du vent. La tendance invincible de sa grande statuaire à poursuivre le modelé sphérique qui bourdonne sans fin autour d’un noyau central invisible, ne viendrait-elle pas des lointains atavismes transmis par les chaudronniers et les potiers primitifs que l’une des plus anciennes musiques connues aurait dorlotés dans leurs habitudes? Le recueillement quelque peu rechigné, la méditation flottante et contenue ont pu, à défaut de l’imagination visuelle, éveiller dans l’âme chinoise les rythmes intérieurs qui ont abouti, plus tard, après les migrations j aunes dans l’Europe de l’Est et du Nord, à préparer les Slaves et les Germains à l’éclosion du poème sonore, les Slaves et les Anglo-Celtes à l’éclosion du poème verbal. C’est surtout chez les peuples blancs finnisés — Russes, Allemands, — qu’on rencontre cette invincible aspiration à la musique sur qui les a rejetés l’imagination poétique privée de l’aptitude à l’expression formelle par l’absence ou la rareté du sang noir.

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LA MUSIQUE DU TOUR (Chine.)


Là donc où le Blanc pur ou le Jaune pur vivent, la plastique ne paraît être qu’un article d’importation ou un jeu de scribe érudit. Là où le Noir les a touchés, là seulement se rencontrent les formes supérieures de la pensée s’organisant en images visibles, chez l’un par le moyen de la raison ordonnatrice, chez l’autre par le moyen de la méditation patiente, lente, subtile, reprenant ses droits exclusifs dès que la brûlure du sang s’est perdue dans la mémoire de l’espèce, ce qui semble arriver à la Chine actuelle privée depuis quinze ou vingt siècles de tout contact mélanien. Je songe au drame hindou où l’affluence trop large et trop continue du sang noir provoque une rupture constante d’équilibre, l’homme roulant dans la fange avec la flamme dans le cœur. Je songe à l’équilibre au contraire conquis dans le plan architectural par les Egyptiens et les Européens. Presque partout ce sont les tribus blanches mieux organisées pour la guerre, poussées par leur besoin d’ordre et d’ailleurs cherchant le soleil, qui précipitent un fleuve de sang frais dans le marécage fiévreux où il répand son fer sur les ferments de la vase. Et presque partout les fleurs germent à la surface des eaux quand l’anarchie première ouverte par le drame fait place à la stabilisation temporaire du corps social.

Que cette genèse tragique dure quatre ou cinq siècles, comme chez les Grecs, sept ou huit comme chez les Italiens ou les Français, dix ou douze comme en Espagne, ce ne sont là qu’incidents historiques, abrégés par la fixation des espèces confrontées sur un même territoire, prolongés par des migrations nouvelles et qu’un milieu plus ou moins favorable précipite ou retarde tour à tour. Mais le fait reste constant. Ainsi voit-on l’Iranien pâle inonder la plaine du Gange pour se perdre parmi les masses dravidiennes jusqu’au surgissement de l’art hindou. Ainsi voit-on l’art grec jaillir sur les rivages de l’Attique pour témoigner de la rencontre dès Doriens descendus du Nord et des Ioniens et Mycéniens imprégnés, par la Syrie, du sang des esclaves noires qui peuplent les harems d’Orient.. Ainsi voit-on les Germains recouvrir de leurs alluvions successives la plaine du Pô et les vallées apennines où vivent les Italiens auparavant mélanisés par la politique de Rome, pour que la nouvelle Italie prenne l’essor violent qui transformera l’Europe, laissant à sa Venise moins virile le privilège d’un épanouissement plus riche, grâce au brassage continu, dans les veines du Nordique et du Celte italianisés, du sang sémite et du sang noir. Ainsi voit-on l’art chrétien sortir du sol français parce que les bandes franques ont heurté les peuples celtes depuis si longtemps en contact avec les races du Sud. Ainsi voit-on les Wisigoths disputer aux Suèves l’Espagne imprégnée de sang noir jusqu’au jour où, retardée par des convulsions guerrières terribles, par l’arrivée des Arabes, par la fragmentation du territoire, une éphémère et haute fleur monte du champ de carnage. Il n’est pas jusqu’aux Pays-Bas germaniques, en rapports continus avec la Méditerranée et l’Orient par Bruges, Anvers, Amsterdam et de plus occupés près d’un siècle par les armées espagnoles, qui n’enfantent un art plastique aussi chaud que celui du Sud, or des tropiques dans la brume, ailes de pourpre dans les eaux.

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Cl. Alinari.

THÉÂTRE OUVERT DU SUD (Taormina.)


Ce drame ethnique est si universel qu’il nous paraît nécessaire. Toutes ses péripéties se retrouvent dans le nouveau monde où les Toltèques, puis les Aztèques descendus du Nord viennent heurter les populations primitives du Yucatan et du Mexique pour faire rebondir l’art autochtone que les Polynésiens noirs, après avoir peuplé de colosses l’île de Pâques, avaient éveillé le long de l’arête des Andes en heurtant de leurs pirogues le continent américain... Partout, des conquérants blancs se présentent devant un édifice splendide, mais lézardé qu’ils détruisent, confrontant leur simplicité, leur santé, leur ordre sommaire avec une culture supérieure à la leur, cependant énervée, pourrie par des siècles de domination devenue facile et sombrant dans l’anarchie morale de l’individualisme et de la sécurité. D’abord englouti dans la masse, leur esprit en émerge, un jour, mêlé à celui de la masse, sous forme d’images inconnues où se fondent et se font valoir, dans un fulgurant équilibre, les qualités de l’espèce nouvelle créée par quelques siècles de brassage entre les éléments jusqu’ alors hostiles, et dans tous les cas séparés. C’est une opération chimique, où la volonté n’est pour rien. Elle en naît, au contraire, pour diriger les nouveaux venus, à travers mille tragédies, vers des formes pressenties destinées à leur tour à se décomposer pour éprouver d’autres contacts et subir d’autres refontes. Il y a dans ces pénétrations, ces fermentations, ces flux, ces reflux perpétuels une garantie de renouvellement, et par conséquent d’amour des images, susceptible de consoler l’homme, avidement attaché à la forme qui le tourmente, de ne jamais la saisir.

Histoire de l'Art: L'Esprit des formes

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