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III

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Si, maintenant, on suit de près l’évolution de la sculpture en France, où l’art chrétien atteint son développement le plus complet et aussi le plus émouvant, on constate qu’elle est identique, ses motifs étant mis à part, à celle de la sculpture grecque . Et cela au cours d’une période à peu près d’égale durée, de la fin du XIe à la fin du XVe siècle, soit aussi quatre cents ans. On pourrait prendre, ici et là, une statue ou un groupe décoratif, les placer vis-à-vis l’un de l’autre et suivre leur marche parallèle de demi-siècle en demi-siècle, pour constater, ici comme là, le passage de l’organisme non différencié et global à l’organisme dont les fonctions se différencient peu à peu, puis équilibrent leur antagonisme et leur solidarité, puis se séparent trop les unes des autres, puis perdent de vue leurs rapports pour rentrer dans le chaos .

Je ne suis pas dans le détail le processus de dissolution radicale, puis d’intégration progressive, par lequel le monde antique a disparu afin que puisse, de ses ruines, surgir le monde chrétien. Cela s’est fait, comme cela se fera dans l’avenir sans doute, ainsi que la constitution d’un nouveau corps chimique empruntant ses éléments à d’autres corps chimiques en analyse qui se trouvent dans le territoire où son mouvement de synthèse fixe un centre d’attraction. L’action patiente et fanatique des apôtres juifs et des cent, puis des mille, puis des cent mille disciples ingénus, matelots, colporteurs, soldats, filles publiques qui s’en allaient affirmant par les ports, les marchés, les casernes, les bouges, que la noblesse appartenait, dans ce monde avili, sceptique, jouisseur, au pauvre, au malade, à l’esclave, préparait, au cœur de l’anarchie individualiste dont l’héroïsme stoïcien avait seul la puissance de supporter le désespoir, une communion nouvelle. Il n’importe guère, au fond, que les origines de chaque communion nouvelle diffèrent des origines de celle qu’elle vient remplacer. L’essentiel est qu’elle soit. Les mobiles intéressés ont toujours revêtu le masque de prétextes idéalistes, mais c’est dans l’illusion de ces prétextes que ces mobiles fructifient. Le christianisme mit dix siècles à reconstituer, vers l’autre extrémité de l’Europe, pour assouvir des besoins analogues peut-être, en tout cas d’autres croyances, le mythe, la société, la famille que leur propre vigueur et leurs propres abus paraissaient avoir ruinés pour toujours. Une communion qui succède à une autre dans l’instinct diffus de l’espèce ressemble à un amour qui succède à un autre amour dans le cœur de l’individu. La phase critique qui sépare un amour de l’autre est abolie. La phase constructive s’ouvre. Et comme la première conduit à la seconde parce qu’elle est lasse de raisonner, d’analyser, d’amasser des matériaux de connaissance qui ne lui servent à rien, la seconde ramène à la première en ruinant peu à peu sa force par l’usage passionné et frénétique qu’elle en fait. Si l’espèce, ou l’individu, n’est pas capable de maintenir, sa vie durant, l’état d’amour dans son cœur, il suffit du moins qu’il l’ait un jour connu pour qu’il désire le connaître encore, et l’Histoire, comme l’homme, ne semble pas avoir d’autre raison d’être que la recherche, la possession, la perte, la recherche nouvelle de cet état.

Cl. Anderson.

GRÈCE (Seconde moitié IVe s.)


FIG. 21.

Cl. Arch. Phot.

FRANCE (Seconde moitié XIVe s.)


Quand les premières sculptures s’ébauchent, vers la fin du XIe siècle, sur les tympans et les chapiteaux des vieux sanctuaires romans, une société formidable, dont tous les éléments se soudent, est de nouveau constituée. La liturgie est le symbole de cet organisme parfait. La théologie enferme dans une doctrine aussi compacte que la pierre, la constitution d’une famille et d’une hiérarchie dont pas une seule pièce ne pourrait être soustraite sans en provoquer l’effondrement. Une aristocratie brutale, mais entièrement cimentée dans le même bloc, en contrebutte les murailles avec une solidité qui vient de la conscience obscure des risques redoutables qu’elle accepte de courir. L’univers est devenu un immense symbole du monde moral édifié par dix siècles de méditation au cœur du drame continu. Comme l’homme ancien en résumait dans sa foi les enseignements poétiques, l’homme nouveau y transporte sans cesse, pour les lui incorporer de la façon la plus étroite, les enseignements poétiques de sa foi.

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Cl. Mansell.

GRÈCE (IIIe s.)


FIG. 23.

Cl. Giraudon.

FRANCE (XVe s.)


Si l’on va des rigides figures d’Autun ou de Moissac qui expriment, comme une musique monotone, le rythme symétrique et précis de la construction sociale catholique, à la profusion ornementale, à l’individualisme grandissant de l’agonie flamboyante où l’église ogivale se disloque peu à peu, on passe, vers le milieu du XIIIe siècle, par un point d’équilibre où la statue, animée d’une autre expression sans doute, observe, vis-à-vis de l’ordre théocratique entier, des rapports analogues à ceux qui caractérisent sa sœur grecque, entre les frontons d’Olympie et les frontons du Parthénon, vis-à-vis de la Cité. Voici les statues humaines de Reims, d’Amiens, de Notre-Dame, des portails latéraux de Chartres. C’est la même expression mesurée, la même harmonie de proportions dans la forme, de disposition dans le groupe, le même accord entre le plan, le passage et le profil, la même fusion spontanée et parfaite de la signification symbolique et de la perception naturaliste de l’objet, le même sentiment grandiose où le statuaire est suspendu entre l’ivresse intacte des croyances qui ne sont pas encore entrées dans l’ère de la discussion, et la curiosité de vivre qui tend à s’emparer de lui. C’est aussi l’époque où la Commune atteint son maximum de vertu créatrice grâce à l’équilibre organique des groupements corporatifs, où saint Thomas d’Aquin scelle la clé de voûte du rationalisme catholique, où la Croisade répand, comme une alluvion irrésistible, la sécurité rayonnante du génie français. Enveloppant de son unité conquise et entretenue par la lutte l’antagonisme nécessaire des corporations et du clergé, du droit féodal et de la rumeur populaire, l’édifice architectural du conceptualisme chrétien atteint son point d’achèvement.

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Cl. Anderson.

GRÈCE (IIe s.)


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CL. Arch. Photo.

FRANCE (XVIe s.)


Il a fallu passer, pour le construire, par les pures et longues statues des porches centraux de Chartres, les rythmes cadencés de Saint-Trophime d’Arles, le bourgeonnement des chapiteaux d’où la fleur et le fruit n’émergent pas encore, tout ce blottissement de chrysalide encore revêtue de sa gaine à travers laquelle s’entrevoient les membres qui vont se déployer, les ailes qui vont s’ouvrir, je ne sais quel frisson qui parcourt les surfaces exquises de la forme en préparation, comme si elle allait bondir. Il a fallu que les ordres militaires fissent respecter, par toute l’Europe, afin qu’on la laissât éclore, l’unité théologique que cette éclosion allait précisément briser. Il a fallu que la Commune naissante affirmât, par l’insurrection, le droit du peuple et du métier à introduire, dans cette unité devenante, le sentiment vivant et poétique sans qui la chrysalide serait restée la larve informe emprisonnée dans le cocon. Il a fallu qu’au sein de l’Église elle-même naquît, entre Abailard et saint Bernard, ces premières controverses qui donnent à une société hermétique, avec la vie, le mouvement, la flamme, l’illusion qu’elle est assez forte pour, sans changer de forme, réaliser la liberté.

Les portraits, les tombeaux, l’individualisation rapide et pittoresque du décor constituent l’étape intermédiaire, de l’autre côté de la pente, entre l’heure où un maître d’œuvre anonyme édifiait, dans les courbes musicales et le serpentement ininterrompu des nervures et des roses de Soissons, le Parthénon du moyen âge, et la dislocation de la nef ogivale qui allait marquer le passage décisif d’une forme de civilisation collective à une forme de civilisation individuelle. La destruction des Templiers, la Jacquerie la marquent dans le corps social et politique, tandis qu’au sein des communes, à ce moment même, l’enrichissement des uns au détriment des autres, l’action corrosive du luxe, la reprise victorieuse de la tyrannie féodale ou l’organisation de l’unité monarchique rompent, en désagrégeant les éléments constitutifs de l’édifice plastique, l’échiné et le squelette du vaisseau dont les sculpteurs vont s’évertuer à orner, à fouiller, à tourmenter les débris.

Histoire de l'Art: L'Esprit des formes

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