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VII

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Le citoyen président, pour avoir si bien fait son métier, reçut en partage le ministère de l’intérieur, un poste trop lourd pour son mérite, trop mince pour son ambition. Mis en goût et en appétit de grandeurs par ses succès de Brumaire, il aimait à se figurer une France dont il serait le premier homme d’État, comme Bonaparte en était le premier homme de guerre; il ne soupçonnait pas encore les aptitudes multiples de son frère et aspirait à le compléter. Il se croyait l’étoffe d’un Mazarin, et il ne fut pas même au niveau de son emploi. Il n’en prit que ce qui allait à ses goûts, les honneurs de la représentation, les discours d’apparat, de faciles succès auprès des jolies femmes qui se pressaient à ses réceptions, ce qui ne l’empêchait pas de se croire fidèle à sa femme, vivante ou morte, et d’écrire à Élisa, au cours de ses bonnes fortunes mondaines: «Ayez bien soin de sa tombe. Que les fleurs ne se flétrissent pas! Que mon âme y reste toujours.» L’âme de Lucien, comme celle de Paulette, avait le don d’ubiquité.

Il abusa même de son prestige administratif pour trouver des admirateurs à un poème en prose sur César qu’il avait, à ce qu’il prétend, conçu et ébauché dans sa prison d’Aix. Les lectures publiques n’ont certes pas commencé avec Lucien, et les anciens n’en ont pas moins raffolé que les modernes; mais l’idéal du genre n’est-il pas un ministre soumettant son poème épique au jugement de ses chefs de bureau? En ce temps-là, il est vrai, ces chefs s’appelaient Arnault, Fontanes; mais ils avaient trop d’esprit pour avoir du goût, et la seule critique qu’ils adressèrent à l’auteur et que l’auteur nous rapporte ingénument fut d’avoir frustré la langue poétique d’un pareil chef-d’œuvre.

Cependant les choses du ministère allaient à l’aventure; le personnel se recrutait sans choix, d’abord d’incapables, puis de fripons, et la dilapidation succédait à l’incurie. Bonaparte, qui voulait un ordre sévère dans toutes les parties de l’administration, lava la tête à son ministre, et celui-ci, d’un geste de dépit et de colère, fit voler dédaigneusement son portefeuille sur la table du premier consul, non sur son nez, comme on l’a prétendu, ajoute Lucien, que nous croyons aisément sur ce point. Défendu par Lætitia, par Joseph et aussi par le souvenir de son rôle en Brumaire, il ne fut frappé que d’une demi-disgrâce et retomba du ministère de l’intérieur sur l’ambassade d’Espagne. La chute était molle et tout à fait au goût du personnage. La charmante situation que celle de diplomate dans le pays des mantilles! Il mit dans sa valise un Traité des ambassades et se flatta de parfaire son éducation professionnelle dans le trajet de Paris à Madrid. Un passage d’une lettre qu’il adresse d’Orléans à Elisa, le jour anniversaire du 18 Brumaire, témoigne naïvement de l’idée qu’il se faisait de la gravité de ses fonctions nouvelles: «Il y a un an, à cette époque, j’affrontai la mort pour obtenir la puissance; j’abdique aujourd’hui la puissance pour vivre heureux». Lucien ne faisait aucune différence entre la diplomatie et la béatitude.

Les notes qu’il a laissées sur son séjour en Espagne sont d’une agréable lecture, mais d’une observation superficielle et volontairement bénigne; on dirait qu’il n’a pas voulu gâter sa félicité en se donnant la peine d’enfoncer dans les choses. Et pourtant jamais cour n’offrit un plus riche spectacle à la verve d’un satirique. Un roi qui entend son métier d’une étrange façon, qui, dès le matin, habits bas, manches retroussées, forge, tourne et rabote avec rage, ne quitte ses ateliers que pour ses écuries, caresse ses chevaux, rosse ses palefreniers, déploie à table un formidable appétit, va digérer à la chasse, où il occupe et éreinte chaque jour à battre la montagne près de 700 hommes et 500 chevaux, donne juste un quart d’heure aux effusions de famille, une demi-heure aux affaires d’État et termine la journée par une partie d’hombre où il s’endort d’un sommeil invincible qui finit par gagner ses partenaires et toute la galerie; époux d’ailleurs aussi chaste et aussi naïf que sa femme est dépravée, et parfaitement convaincu que l’adultère ne saurait approcher du trône, surtout du trône d’Espagne; une reine s’abandonnant aux fantaisies les plus éhontées, follement éprise d’un homme qui l’insulte, la bat, la trompe, la torture du récit de ses infidélités, finit par se lasser de ses appâts et de ses feux surannés, passe son rôle d’amant à d’autres qu’il choisit, désigne, impose lui-même, la tient ainsi dans son infâme dépendance, et, une fois maître du pouvoir, associe les mœurs d’un sultan aux caprices d’un despote, voilà les personnages que Lucien peut observer à loisir et qu’il nous représente sous les plus aimables couleurs. Avouez pourtant qu’ils étaient faits pour étonner un observateur même moins imbu du virus révolutionnaire, et que Brutus Bonaparte était trop converti. Il ne reproche guère à la cour d’Espagne que la rigueur de l’étiquette, qui obligeait à saluer les souverains en ployant mollement les genoux, sans incliner le corps, et la façon dont il parle de cette révérence et de ses efforts pour la réussir donne à penser qu’il avait les jambes moins flexibles que les opinions.

Le nouvel ambassadeur se distingua surtout dans la partie gracieuse de sa mission. S’il ne déploya pas assez d’activité et de vigueur pour faire partir des ports espagnols les munitions et les vivres qui auraient pu sauver l’armée d’Égypte; s’il laissa la paix se faire trop vite et à des conditions trop douces entre l’Espagne et le Portugal, il présida fort galamment le cérémonial de la remise à la reine des trois douzaines de robes que lui offrait le premier consul au nom de la république française, et négocia avec succès la paix de Toscane qui faisait de la fille de S. M. Très Fidèle une reine d’Étrurie.

«Ambassadeur à l’eau de rose, carafe d’orgeat», disait Bonaparte de son représentant en Espagne, et celui-ci n’en continuait pas moins de se parer à Madrid du frère qui l’insultait à Paris, et de recueillir sous les formes les plus diverses le bénéfice de sa parenté. Le favori de la reine le voyait déjà chef d’État, roi de la Cisalpine et lui demandait son alliance; la reine l’entretenait confidentiellement des partis qui s’offraient pour sa fille en lui laissant deviner le gendre qu’elle rêvait entre tous, celui qu’elle tenait dès lors pour le maître de l’Europe. Lucien savourait toutes ces gâteries, refusait les titres et les décorations, qui n’avaient qu’un médiocre prestige au delà des Pyrénées, mais acceptait certaines marques de faveur ayant cours dans tous les pays: vingt tableaux de maîtres et 100 000 écus de diamants montés, pour la paix de Toscane, autant pour la paix de Portugal. On voit pourquoi Lucien pacifiait toujours, pacifiait à outrance.

Outre les diamants montés, il y avait les diamants en sacs, et on le comble de ces petits sacs: Lucien se laisse faire, et, sur le point de rentrer en France, se résigne à cet excédent de bagages. «Rappelez-moi vite, écrivait-il à son frère, je vous avoue que ma faveur politique et individuelle me pèse, surtout parce que vous semblez ne pas me rendre justice.» Lucien était impatient de sauver sa dignité et le reste. Il reçoit enfin ses lettres de rappel et se met en route avec ses sacs ficelés, numérotés, protégés par une bonne escorte. Deux escadrons accompagnaient l’ambassadeur et sa fortune: l’un ne quittait pas l’autre, voyageait avec elle dans la même voiture, couchait dans la même chambre, la comptait et recomptait avec l’aurore. Un matin, dans une auberge de Castille, il oublie un lot de diamants: dès la première halte il constata l’absent, mais que faire? Revenir sur ses pas? le chemin de la montagne était si rude! Fouiller l’auberge? c’était donner l’éveil, exciter de redoutables convoitises. Situation vraiment critiqué, séparation douloureuse et qui pourtant s’accomplit! Lucien rentra en France avec un sac en moins. Il y avait dans les autres de quoi diminuer ses regrets, et un voyage à Amsterdam, le grand marché des diamants, lui donna la richesse et du même coup l’indépendance: l’eau de rose et le sirop d’orgeat lui avaient mieux réussi que les liqueurs fortes qu’il débitait à Saint-Maximin.

La société du Consulat et de l'Empire

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