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VIII

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Table des matières

Le dégoût des honneurs que Lucien affectait dans ses lettres d’Espagne ne lui dura guère; un fat gâté par la fortune ne devient pas sage à vingt-cinq ans. Une espérance hardie, que quelques-uns encourageaient par flatterie ou par cabale, séduisit son imagination: il rêva tout simplement la présidence de la république à l’expiration des pouvoirs de son frère, et ce dont il s’inquiéta le moins, ce fut du poids de la succession. Seulement, il ne pouvait présider la république que si le premier consul ne la supprimait pas, et c’est pourquoi il s’avisa de devenir ou de redevenir républicain, pour la faire durer à son profit. D’autre part Joseph, quoique d’ambition moins impatiente, se sentant tous les jours devenir de plus en plus petit devant son cadet, se rattachait aux opinions libérales et à son titre de sénateur pour tâcher de le faire compter avec lui. Pauvres libertés nationales réduites à de pareils avocats! Ces retours et ces conflits d’opinions amènent entre les trois frères des scènes piquantes ou orageuses qui sont à lire. L’attitude et le ton de Joseph et de Lucien en face du premier consul; chez l’un, un reste de franchise et d’audace et comme les dernières protestations de son droit d’aînesse; chez l’autre, un respect caressant mêlé d’un simulacre de dignité et d’une pointe d’indépendance; enfin, chez Bonaparte, une condescendance familière et voulue, une courte bonhomie qui s’offense de la moindre objection et tourne subitement à l’ironie sarcastique, au mépris écrasant ou à l’accès de fureur, ce sont là des traits qui ont leur nouveauté et leur prix.

La discussion s’engage à propos de la Louisiane que Lucien avait fait céder à la France par l’Espagne et que Bonaparte projetait de vendre à l’Amérique; mais il s’agit moins du sort d’une colonie française que de celui de la France elle-même. Cette vente sera-t-elle faite avec ou sans l’assentiment des Chambres, et la nation a-t-elle encore le droit de dire son mot sur ses propres affaires? tel est le fond du débat. Les dernières écailles seraient tombées des yeux à ceux qui voulaient douter encore des desseins de Bonaparte, s’ils avaient pu l’entendre s’expliquer en famille. Quelle douce gaieté lui cause l’idée de la mobilité populaire, des ovations que lui prodiguent ces bons Parisiens qu’il mitraillait naguère sur les marches de Saint-Roch! Quel profond et tranquille mépris pour les formes légales! Quelle volonté froidement arrêtée de ne point souffrir l’ombre d’une contradiction ni dans l’État, ni chez les siens! Je ne relève pas le fou rire dont il est pris en entendant Lucien, le «chevalier du 18 Brumaire» invoquer le respect des constitutions établies; ce rire était naturel et bien placé : ce qu’il faut retenir, c’est «l’accent énergiquement sérieux et solennel» de sa réponse à Joseph qui le menaçait de l’opposition des Chambres et de la sienne:

«Vous n’aurez pas besoin de vous porter en orateur de l’Opposition, car je vous répète que cette discussion n’aura pas lieu, par la raison que le projet qui n’a pas le bonheur d’obtenir votre approbation, conçu par moi, négocié par moi, sera ratifié et exécuté par moi tout seul, entendez-vous bien? par moi, qui me moque de votre approbation....»

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte.

Percer est trop peu dire: il éclate tout entier dans ces entretiens, et il y éclate non seulement avec son despotisme réfléchi, mais encore avec son emportement, avec sa fougue moitié naturelle, moitié calculée, se fouettant elle-même pour inspirer plus d’épouvante. Seulement, dans ce cadre familier, dans l’abandon et les vulgarités de la vie intime, Jupiter, qui ne veut en somme pas trop de mal aux siens, tonne de trop bas et d’un bras trop raccourci pour que l’effet ne soit pas plus plaisant que terrible. Lucien prend un malin plaisir à insister sur l’avortement comique de ces violences. Le premier consul est dans son bain au moment où il fait à Joseph la hautaine déclaration que nous venons de rapporter: Joseph, piqué au vif, lui réplique par une mordante allusion aux républicains déportés à Sinnamari pour un attentat qui n’était pas le leur. «Vous êtes un insolent, je devrais...», s’écrie Bonaparte, qui se dresse à demi hors de sa baignoire, et, renonçant aussitôt à cette posture vengeresse, se replonge brusquement dans le bain. L’eau projetée par ce soubresaut inonde le visage et les vêtements de Joseph. «Quos ego..., dit gaiement Lucien. — Ton Dieu est bien fou», grommelle Joseph, apaisé par ce flot d’eau tiède, tandis que le valet de chambre du consul, qu’il avait eu autrefois à son service, le sèche de son mieux. «Toujours poète à l’occasion», ajoute Bonaparte, heureux de terminer cette querelle en souriant à une allusion plus inoffensive que la précédente. Il avait à peine dit, que le valet de chambre, qui finissait d’essuyer Joseph, s’affaisse et tombe évanoui: le brave homme n’avait pu résister au contre-coup de cette scène. Bonaparte s’émeut; Lucien se précipite vers la sonnette, Joseph vers l’homme à terre; Roustan entre effaré. Tous trois relèvent, soutiennent le trop sensible serviteur et le conduisent doucement au cabinet voisin, où il achève de reprendre ses sens: ce fut la seule victime de cette tempête dans une baignoire.

Une heure plus tard, Bonaparte, cette fois hors du bain, rengageait le débat avec Lucien, bondissait de nouveau sous une parole de défi de son interlocuteur, menaçait de le briser comme la tabatière qu’il tenait à la main, ne brisait ni sa tabatière, dont le tapis amortissait la chute, ni Lucien, qu’il nommait peu après membre du Tribunat, avec mission de soutenir le Concordat et l’institution de la Légion d’Honneur. Lucien s’acquitta même si bien de son rôle, qu’il devint sénateur et grand-officier de l’ordre.

La société du Consulat et de l'Empire

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