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III

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Table des matières

Il y était vite passé grand homme, tout ce qu’il y avait de gens instruits se trouvant sous les verrous, procédé souverain pour se débarrasser des compétitions gênantes. Avant son entrée en scène, un moine défroqué tenait le haut du pavé. C’était le seul qui sût lire et écrire parmi les gens qui enfermaient les autres. Épaminondas (ainsi s’intitulait ce moine) céda modestement le pas à l’ancien élève du collège d’Autun, qui s’était affublé du surnom de Brutus, obéit servilement à ses ordres, et fut tout son personnel administratif. Lucien, qui ressent un embarras facile à comprendre à revenir sur l’emploi de son temps en l’an II de la République, s’est peint à nous sous un aspect encore plus ridicule qu’odieux, et qui, ce semble, n’a rien d’invraisemblable. Parmi les formes diverses qu’affecta la persécution révolutionnaire, la sienne a un cachet original. Il est le tyranneau dilettante qui emploie ses pouvoirs extraordinaires à satisfaire un violent penchant naturel pour l’éloquence de la tribune et les représentations scéniques. Il inflige à ses sujets des deux sexes tous les discours qu’il lui plaît de débiter à la société révolutionnaire, et varie leurs plaisirs en leur jouant des pièces républicaines.

Comme il ne pouvait les jouer tout seul, et que les premiers sujets étaient rares dans son entourage, il a le bon goût de les demander aux suspects, d’entr’ouvrir leur prison en leur montrant la liberté pour prix d’un rôle brillamment tenu. Les tréteaux ou la geôle et pis peut-être! Une dame aimable et distinguée fit, parait-il, quelques façons pour se donner en spectacle à un parterre de sans-culottes émaillés de galériens (la jolie comédie de salon!), mais Lucien, qui savait, quand il le fallait, parler haut et ferme, dompta ses scrupules, et comme la dame était à son goût, il trouva piquant de lui assigner le rôle de Tullic dans le Brutus de Voltaire. Il est fâcheux que quelques mots échappés à l’auteur des Mémoires nous donnent à penser que la terreur qui pesait sur Saint-Maximin n’était pas seulement oratoire, littéraire et galante. A quelques lieues de là fonctionnait le tribunal ou plutôt la boucherie d’Orange qui, pour être assurée de ne pas chômer de victimes, en demandait volontiers aux pays d’alentour. Un jour Lucien survint fort à propos pour arrêter l’une des charrettes qui allaient prendre le chemin d’Orange, et en tirer le père et la mère d’un jeune homme de Saint-Maximin. Deux têtes sauvées du couteau, c’est peu sur tant de charrettes, et encore le sauveur faillit-il arriver trop tard!

On s’explique qu’après la chute de Robespierre le dictateur de Saint-Maximin ait éprouvé un vif désir de changer de résidence. Il eut l’heureuse fortune de passer à Saint-Chamans avec un petit emploi dans l’administration militaire, tempéra ses opinions, s’occupa surtout d’être aimable et se crut hors d’affaire. Il avait compté sans l’inévitable retour des choses d’ici-bas, sans les représailles des opprimés et leurs colères enflammées de toute l’ardeur des. passions méridionales. Les jeunes gens s’embrigadent en bandes meurtrières qui relancent partout les terroristes. Dans une aimable réunion chez l’une des familles les plus considérables de la commune, en pleins jeux innocents, au moment même où il allait dire des vers pour retirer un gage, l’ex-Brutus est saisi, garrotté et, malgré les supplications de ses jolies compagnes, entraîné vers la prison d’Aix. Le sol de son cachot était encore humide du sang des captifs massacrés la veille: on imagine ses angoisses et ses poignantes réflexions sur les vicissitudes de la fortune. Une supplique qu’il adresse à un membre de la Convention, Chiappe, son compatriote, peint l’horrible peur qui secoue son âme et ses membres et qui l’abaisse à de viles génuflexions. Quel contraste avec la superbe atroce et l’enivrement sanguinaire de la lettre dans laquelle il annonçait naguère à la Convention le massacre qui avait châtié la rébellion des Toulonnais! Plaçons-les l’une à côté de l’autre dans un rapprochement expiatoire.

Voici la lettre:

Citoyens représentants, c’est du champ de gloire, marchant dans le sang des traîtres, que je vous annonce avec joie que vos ordres sont exécutés et que la France est vengée: ni l’âge, ni le sexe n’ont été épargnés. Ceux qui n’avaient été que blessés par le canon républicain ont été dépêchés par le glaive de la Liberté et par la baïonnette de l’Égalité. Salut et admiration.

Et voici la supplique:

Du fond d’une prison où j’ai été traîné hier, je me jette à vos pieds.... Je repose sur le matelas, sur la paille teinte du sang des victimes assassinées il y a trois mois.... Ah! sauvez-moi de la mort. Conservez un citoyen, père, époux, fils infortuné et non coupable!!! Puisse dans le silence de la nuit mon ombre pâle errer autour de vous et vous attendrir!... Je suis inspecteur de charrois; je ne pourrai être légalement arrêté, mon service en souffre. Si vous me faisiez délivrer, je courrai avec ma femme à l’armée d’Italie, embrasser vos pieds et vous offrir à jamais la vie que vous m’auriez conservée. Je languis,... j’attends...; ma mère vous fera passer cette lettre; elle me fera passer votre réponse. Oh! sauvez-moi!

Sa plume effarée mêle et heurte les images les plus disparates. Je courrai embrasser vos pieds est bien vieille cour, mais le trait qui précède a la grotesque emphase de l’époque. L’ombre errante et pâle d’un inspecteur de charrois, on a quelque peine à se figurer cela, mais je doute que le représentant Chiappe ait trouvé l’image aventurée. Heureusement Lucien avait un frère qui ne s’engageait pas à l’étourdie et qui n’avait pas été, dans ses rapports avec la Terreur, au delà de Robespierre le jeune: le général Bonaparte intervint en temps utile et le tira, tout transi, de sa prison.

La société du Consulat et de l'Empire

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