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IX

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Ce retour de faveur fut court et suivi d’une disgrâce profonde et définitive. La cause de cette disgrâce, la façon dont elle fut supportée, sont tout à l’honneur de Lucien. Une jeune femme, Mme Jouberthon , que son mari avait abandonnée pour aller chercher la fortune aux Indes, où il n’avait trouvé que la mort, le séduisit par l’éclat de sa beauté et les grâces de son esprit: ils se lièrent. Un fils leur naquit: les deux amants s’unirent secrètement par un mariage religieux. Cependant Joséphine recherchait Lucien pour sa fille Hortense et s’étonnait de sa froideur. Bonaparte lui offrait la main de la jeune veuve du roi d’Etrurie, qui déjà l’avait remarqué en Espagne, mais Bonaparte n’était pas l’homme qu’il fallait pour persuader un amoureux. Il éprouva un mélange d’irritation et de surprise en l’entendant refuser une reine, et une reine qui était «une femme très propre» (ce fut la louange toute particulière qu’il lui donna); mais, ne pouvant croire à la persistance de ce refus, il se réserva de revenir à la charge. Il n’en eut pas le temps. Un soir qu’il y avait concert aux Tuileries, au moment où les sons du cor le tiraient du sommeil, auquel il s’abandonnait volontiers en ces occasions, Roustan lui remet une lettre; il l’ouvre, pâlit, se dresse de son fauteuil et, d’une voix de commandement à être entendu d’une armée, il s’écrie: «Qu’on cesse la musique! qu’on cesse!» Les instruments s’arrêtent, les musiciens demeurent la bouche béante, le regard ahuri, tandis que Bonaparte, marchant à grands pas, agitant ses bras en télégraphe, répète d’une voix sourde: «Trahison! trahison! c’est une véritable trahison. — Mais qu’est-il arrivé ? De quoi s’agit-il?» demande Joséphine d’une voix suppliante; et lui, d’un ton saccadé mais assez haut pour être entendu de tout le monde: «Ce qui est arrivé ? ce dont il s’agit? Eh bien!... sachez que Lucien a épousé sa coquine.» La lettre était de son frère qui lui annonçait son mariage civil.

Murat, qui régala Lucien de ce plaisant récit, lui fit grâce du dernier mot, qui aurait pu gâter le régal. Le jeune amoureux savourait, en l’écoutant, la générosité de sa résolution assaisonnée du ridicule éclat de la colère fraternelle, mais sa gaieté ne fut pas de longue durée.

Bonaparte n’était pas homme à respecter une union que l’amour, la religion, la loi avaient faite, mais qui n’était pas à sa convenance: il entreprit de courber ou de briser cette volonté qui osait braver la sienne, d’amener son frère, de gré ou de force, à faire de sa femme une concubine et des bâtards de ses enfants. L’empire à peine fait, une loi déclare nulles toutes les alliances des membres de la famille impériale conclues sans le consentement de l’empereur: un sénatus-consulte prive Lucien de ses droits de succession à la dignité impériale; l’exil lui est montré comme inévitable: «Il faut, disait Napoléon au cardinal Fesch, ou qu’il n’y ait jamais eu de mariage, ou que Lucien, relégué dans un coin de l’Europe, porte toute sa vie des signes de ma malédiction». Pour vaincre son obstination, il use de tous les moyens, même de la douceur. Dans l’entrevue qu’il a avec lui à Mantoue en 1807, il emploie tour à tour l’intimidation et les caresses. Tantôt il le menace de le déposséder, ou, pour répéter son étrange jeu de mots, de le priver même de sa vie privée, dans laquelle il prétend trouver un refuge; tantôt il avoue qu’il a trop exigé de lui, il ne lui demande plus que le divorce, ce qui est une reconnaissance implicite de son mariage; à ce prix, il fera de lui un prince français, de sa femme une duchesse de Parme, de la fille née de sa première union une reine, une impératrice peut-être (il va tout à l’heure multiplier les allusions à son divorce avec Joséphine). Sa voix s’anime, son œil étincelle, ses promesses grandissent; il se penche sur une vaste carte qu’il était en train d’épingler à l’arrivée de Lucien; il y cherche un royaume pour son frère; il taille, il dépèce l’Europe comme sa proie et en jette un morceau à qui lui plaît.

Voulez-vous Naples?... Je l’ôterai à Joseph.... L’Italie? le plus beau fleuron de ma couronne impériale! Eugène n’en est que le vice-roi. D’ailleurs Eugène ne me convient plus en Italie avec sa mère répudiée... L’Espagne? Ne la voyez-vous pas tomber dans le creux de ma main, grâce aux bévues de vos chers Bourbons et à l’ineptie de votre ami, le prince de la Paix. Ne seriez-vous pas bien aise de régner là où vous n’avez été qu’ambassadeur?...

Quelle attitude! quel ton! quelle beauté satanique sur le front du tentateur! Jamais créature humaine atteignit-elle à ce degré d’orgueil et de puissance?

«Sire, lui répondit Lucien, sachez que même votre beau royaume de France ne me tenterait pas au prix de mon divorce.» Fit-il réellement une aussi nette et aussi noble réponse, ou laissa-t-il, comme Napoléon le prétendit dans la suite, quelque doute planer sur ses intentions? On ne sait, mais ce qui est certain, c’est que lorsqu’il eut échappé au regard du fascinateur et touché son foyer, il retrouva la grâce et la force de vaincre. L’homme qui broyait les rois et les peuples échoua contre l’une de ces forces chétives qu’il raillait et méprisait, l’influence d’une femme aimée.

Nous ne suivrons pas Lucien jusqu’à la fin de sa carrière, qui, d’ailleurs, si l’on en excepte sa rentrée dans la vie publique pendant les Cent-Jours, ne nous offrirait plus le même intérêt; nous le quitterons sur ce refus généreux qui rachète beaucoup de ses faiblesses, et qui lui donna mieux qu’un trône caduc: un long bonheur intime qui consola toutes les vicissitudes de son existence, et un renom de courage et d’indépendance dont profite encore sa mémoire .

La société du Consulat et de l'Empire

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