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Table des matières

L’œuvre posthume de Lucien Bonaparte se compose de pièces diverses: narrations, conversations, réflexions rédigées à des époques différentes, et que l’auteur regardait moins comme ses Mémoires que comme les matériaux propres à les composer. Les dissertations politiques, écrites pour la plupart à distance des événements, avec une chaleur vague et déclamatoire, ne se distinguent ni par la nouveauté, ni par la justesse des aperçus et s’inspirent avant tout des besoins de la personne et de la cause; les appréciations et, dans une certaine mesure, la relation des faits y portent l’empreinte sensible des modifications survenues dans les événements et les idées, des préoccupations d’un certain temps, d’une certaine heure. Ajoutez que la plupart de ces dissertations n’ont pas même le mérite d’être inédites. Les récits et les dialogues écrits sous de récentes ou de fortes impressions offrent une lecture autrement instructive et attrayante. Lucien, bien qu’il ait eu son heure d’influence et d’éclat, n’a guère fait, à vrai dire, que traverser la politique; aussi nous peint-il surtout des scènes intimes, ces scènes qui échappent à l’histoire et meurent tout entières avec les personnes qui y ont assisté, si l’une d’elles ne s’inquiète d’en fixer la trace fugitive: c’est là qu’est l’intérêt et le charme de ses Mémoires. Nous y assistons aux modestes débuts de la famille Bonaparte, à ses soucis, à sa gêne, à sa vie ballottée et aventureuse, aux progrès étonnants de sa fortune; nous y suivons les destinées et les pensées changeantes de Lucien, et, de plus, nous y surprenons dans une sorte de négligé historique ce cadet de génie qui prend si vite le ton et le rôle d’aîné, qui commence l’élévation des siens en leur vendant la grandeur au prix de leur dignité et de leur indépendance, et qui s’étonne qu’ils aient quelque peine à s’accoutumer aux conditions du marché. N’est-ce pas chose curieuse que de voir le futur César s’essayer en famille avant d’éclater en public, d’observer l’allure de sa tyrannie naissante, ses ombrages, ses impatiences, ses concessions apparentes suivies de soudaines et violentes explosions? Au moins discute-t-il encore ou feint-il de discuter; Joseph se souvient parfois qu’il est l’aîné, se permet de critiquer, d’avoir de l’humeur; Lucien, avec les libres grâces de la jeunesse, assaisonne la flatterie de quelques épigrammes: le temps est proche où il faudra choisir entre le silence et l’exil.

On n’est pas médiocrement surpris de voir se débattre bourgeoisement contre les embarras d’une vie précaire cette maison qui va donner un maître à l’Europe et l’approvisionner de rois. Tous ces souverains en herbe sont alors en quête de bourses d’école, de collège, de couvent ou de séminaire. Pétitions, suppliques, visites à la cour, stations prolongées dans les antichambres, le pauvre Charles Bonaparte, qui sent ses forces décliner en même temps que ses charges s’accroître, ne s’épargne aucune fatigue et aucun dégoût pour suppléer à l’insuffisance de ses ressources.

La mauvaise chance s’en mêle: les exploitations dont il avait à grand’peine obtenu le privilège languissent et avortent; ses plantations de mûriers vont mal, mal ses salines. Il hypothèque le meilleur de son chétif patrimoine, cette fameuse vigne dont le prisonnier de Sainte-Hélène se souvenait encore avec reconnaissance, parce qu’elle avait fourni aux frais de ses semestres, payé ses voyages à Paris. Dans cette dure année de 1784 il emprunte 20 louis au gouverneur de l’île pour aller visiter ses enfants sur le continent. Les 20 louis étaient encore dus en 1800; seulement il s’était passé dans l’intervalle quelques événements notables qui avaient ruiné le créancier et tiré d’embarras la famille du débiteur: le premier consul ne laissa pas protester le billet que lui présenta le comte de Beaumanoir en lui faisant force excuses de troubler ses occupations pour une somme si modique, mais qui lui faisait si grand défaut.

L’avenir de ses fils est le cuisant souci de Charles Bonaparte. Son aîné ne s’avise-t-il pas de douter de sa vocation ecclésiastique, de préférer l’uniforme à la soutane? Le père fléchit et cède. Qui fait des objections, essaye de résister à ce brusque changement de carrière? C’est le cadet de Joseph, le boursier de Brienne, qui de bonne heure a le verbe haut et le conseil impératif. Il faut voir dans sa lettre à l’oncle Fesch avec quel dédain il traite les velléités belliqueuses de son grand frère, de quel ton il caractérise et tance sa nature indolente et légère! Ce transfuge du séminaire se dit un goût décidé pour le plus beau de tous les états. Soit. Quelle arme va-t-il choisir? Le génie? Point. L’artillerie? Moins encore. Il faudrait montrer du mérite, prendre de la peine. «Voyons, il veut être sans doute dans l’infanterie. Bon, je l’entends; il veut être toute la journée sans rien faire; il veut battre le pavé toute la journée. D’autant plus, qu’est-ce qu’un mince officier d’infanterie? Un mauvais sujet les trois quarts du temps.» Sur quoi l’élève de Brienne, plus soucieux du bon recrutement de l’armée que de celui du clergé, conclut qu’il faut donner Joseph à l’Église. «Monseigneur l’évêque d’Autun lui donnera un gros bénéfice et il sera sur d’être évêque. Quels avantages pour la famille!» Quels avantages pour la famille! telle est la raison décisive de la vocation de Joseph. Napoléon n’en invoquera pas d’autre pour le bombarder un jour roi de Naples ou roi d’Espagne, à cela près qu’en ce temps-là la famille sera tout entière absorbée dans son chef. L’auteur de cette lettre si pleine d’autorité et de sens pratique était âgé de quatorze ans.

L’un des plus jolis tableaux que Lucien retrouve dans ses souvenirs d’adolescent est celui de la famille entière rassemblée dans la petite maison de l’impasse Saint-Charles, à Ajaccio, en un temps où la Corse était agitée de dissensions intestines. Lucien revenait de Corte, porteur d’un message de Paoli qui, saisi de dégoût et d’effroi devant la forme sanglante que prenait la Révolution française, méditait l’affranchissement de sa patrie sous le protectorat de l’Angleterre. Il trouve Laetitia entourée de tous les siens. Bonaparte, revêtu du brillant habit de commandant de la garde nationale d’Ajaccio, tient sur ses genoux la petite Annonciata (Caroline, la future reine de Naples), qui fait sonner les breloques de sa montre; Louis, tout seul dans un coin, barbouille des bonshommes; Pauline et Jérôme jouent ensemble, et Marianne-Élisa, récemment sortie de Saint-Cyr, brode auprès de sa mère, avec le sérieux de ses quatorze ans. Comme Lucien apporte de graves nouvelles, on congédie les enfants. Marianne hésite à sortir, ne sachant si ce congé la regarde. «Vous aussi, lui dit Joseph, bien que vous soyez une grande demoiselle de Saint-Cyr.» Marianne fait à la compagnie une belle révérence à la française, et tout bas à Lucien, en lui donnant une petite tape: «Vous me direz tout, n’est-ce pas?» Ce groupe simple et gracieux, c’est la future maison impériale avant l’appel de la destinée, les bonds audacieux du génie, les superbes et fantastiques élévations. Le brave amiral Truguet, qui vint peu après dans l’île, regretta souvent de n’avoir pas possédé le don de seconde vue. Il dansa plusieurs fois avec Élisa, la trouva charmante, et ne songea pas à demander sa main. «J’ai manqué ma fortune», aimait-il à répéter en parodiant le mot de Bonaparte sous les murs de Saint-Jean-d’Acre.

En contraste avec ce cadre aimable et frais s’agite l’âme ambitieuse de Bonaparte, impatiente, amère, rongeant son frein. Que lui fait à lui l’indépendance de la Corse et le rêve étroit de Paoli? Même en France, il trouve l’horizon borné et étouffant. On le félicite d’être capitaine à vingt-deux ans; on attribue son avancement à son mérite, et l’on ne voit point qu’il n’est dû qu’au départ des officiers supérieurs pour Coblentz. La faveur, les femmes, voilà ce qui fait les carrières brillantes et rapides, voilà ce qui poussera Joseph, le beau cavalier corse. Mais plutôt que de languir dans son misérable grade, il ira tenter la fortune dans un pays toujours ouvert aux vaillants et aux capables, dans les Indes anglaises; il s’y battra pour ou contre les Anglais, selon l’occurrence et l’avantage, et en rapportera des richesses, de la renommée et de magnifiques flots pour ses sœurs. Ainsi se dépitait et se passionnait avec un mélange de raison sceptique et d’imagination enthousiaste l’ambition de Bonaparte encore sans objet, presque sans patrie, quelques mois avant qu’il reprît Toulon et entrât dans l’histoire.

La société du Consulat et de l'Empire

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