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LA VERTU ET LE BONHEUR.

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Tout le système de la morale du devoir repose sur le souverain Bien, de sorte qu’il convient de se rappeler la définition que nous en donne l’auteur. Selon lui :

«A la question: Qu’est-ce que le Souverain Bien? il n’y a que deux réponses à faire. Le Souverain Bien est le bonheur ou il est la vertu.

«Le Souverain Bien n’est pas seulement le Bien suprême. Le Bien suprême est simple, c’est la vertu. Mais le Souverain Bien auquel l’âme humaine aspire doit être complet, et pour l’être il faut qu’il comprenne le bonheur comme la vertu. En un mot le Souverain Bien c’est le bonheur avec la vertu et par la vertu.»

D’après cette définition la fin de l’homme se composerait de deux éléments catégoriques du bonheur et de la vertu. Par conséquent l’on serait en droit de s’attendre à trouver dans la morale du devoir ces deux principes, quoique distincts, indissolublement unis. Mais cette dualité y est plus apparente que réelle, plus annoncée que maintenue. Le bonheur, comme nous allons le voir, n’y jouit pas de la même faveur que la vertu. La vertu y est considérée comme «notre loi» le bien comme «notre fin principale,» tandis que le bonheur n’y est que l’accessoire, s’il ne disparaît pas complètement. Effectivement M. Cousin ne veut pas que la vertu serve à nous rendre heureux:

«Il est faux, dit-il d’abord , d’une manière absolue, que la vertu ne soit qu’un moyen pour arriver au bonheur. Au contraire, si en fait la vertu ne le donne pas toujours, il est absolument vrai, il est certain qu’elle doit le donner. Le seul obstacle est l’influence des causes extérieures.....»

«On peut élever, dit-il ensuite , cette objection contre la morale dont le principe est la jouissance intérieure: faire une action parce qu’elle est suivie d’un plaisir intérieur, c’est pratiquer la vertu pour le plaisir; cette morale ne détruit donc pas l’égoïsme, elle le perfectionne, son seul mérite est de choisir mieux le plaisir.

«Sans doute une jouissance exquise ne peut manquer à la vertu, mais à la vraie, c’est-à-dire à la vertu désintéressée. Si vous faites une action vertueuse dans l’intention du plaisir qui le suit, ce plaisir vous échappe, on ne l’obtient qu’autant qu’on ne cherche pas à l’obtenir. C’est un fait que du calcul heureux, il ne soit jamais cette jouissance intérieure qui accompagne une bonne action.»

Ainsi, d’après ce système il est bien entendu qu’on doit faire de la vertu pour la vertu, comme d’autres ont fait de l’art pour l’art; car si l’on avait par malheur un autre motif pour être vertueux, on ne serait plus moral!

Quant au bonheur, celui-là n’occupe guère le philosophe, il viendra ou ne viendra pas, selon «l’influence des causes extérieures;» n’avons-nous pas l’espérance pour nous consoler? L’auteur semble même douter si le bonheur mérite quelque attention:

«La seule peine, dit-il à ce sujet , qu’entraînent pour nous les conseils de la prudence, plus ou moins bien compris, plus ou moins bien suivis, c’est en fin de compte plus ou moins de bonheur et de malheur. Or, je vous prie, suis-je obligé d’être heureux. L’obligation peut-elle tomber sur une chose qu’il m’est également impossible de ne pas toujours rechercher d’obtenir à volonté ? Si J’y suis obligé, il faut qu’il soit en ma puissance de remplir l’obligation imposée. Mais ma liberté ne peut pas grand’chose sur le bonheur qui dépend de mille circonstances indépendantes de moi, tandis qu’elle peut tout sur la vertu, car la vertu n’est qu’un emploi de la liberté. De plus le bonheur n’est en soi moralement ni meilleur, ni pire que le malheur. Si j’entends mal mon intérêt, j’en suis puni par le regret, non par le remords. Le malheur peut m’accabler, il ne m’avilit point s’il n’est pas la suite de quelque vice de l’âme.

«..... Ce n’est pas que nous voulions renouveler le stoïcisme antique et dire: «à la douleur tu n’es pas un mal.» Non, nous conseillons fort d’éviter la douleur autant qu’on le peut, de bien entendre son intérêt, de fuir le malheur et de rechercher le bonheur. Nous voulons établir seulement que le bonheur est une chose et que la vertu en est une autre; que l’homme aspire nécessairement au bonheur, mais qu’il n’est obligé qu’à la vertu, et que par conséquent à côté et au-dessus de l’intérêt bien entendu est une morale, c’est-à-dire, comme la conscience l’atteste et comme le genre humain tout entier l’avoue, une prescription impérieuse à laquelle on ne peut se dérober volontairement sans crime ni honte.»

Ainsi d’après cette argumentation on reconnaît:

1° Que M. Cousin constate «qu’il m’est impossible de ne pas toujours rechercher le bonheur,» et que cependant il en conclut que nous ne sommes pas obligés de chercher à nous rendre heureux. N’est-ce pas là une inconséquence évidente? Je le demande: qu’est-ce qu’une obligation, si ce n’est «ce qu’il m’est impossible de ne pas rechercher.» Or comme le bonheur est un besoin indomptable, ne doit-on pas, au contraire, en conclure que la recherche du bonheur est une obligation innée, qui nous est imposée providentiellement comme but de notre destinée? Voilà donc selon moi une première contradiction de la morale du devoir, puisqu’elle prétend qu’une obligation innée n’est pas une obligation!

2° Notre illustre moraliste constate encore que «la vertu est un emploi de ma liberté,» c’est-à-dire que je suis libre d’être vertueux ou de ne pas l’être, et il en conclut, au contraire, que c’est là une obligation, et que la vertu est une prescription impérieuse à laquelle on ne peut se dérober volontairement. D’après lui ce serait donc une obligation, que d’être libre de faire une chose ou de ne pas la faire; ou d’être libre lorsqu’on est soumis à une prescription impérieuse? Évidemment c’est là une seconde et une troisième inconséquence qui dévoilent le cercle vicieux où s’est engagée cette morale philosophique! Car la liberté est nécessairement dans le libre arbitre, et la tyrannie absolue d’une loi n’est pas une loi de liberté ni de moralité ; c’est un asservissement aveugle et inintelligent tout comme un autre.

3° Le fondateur de la morale du devoir après donc avoir constaté que nous ne pouvons pas ne pas rechercher le bonheur, assure que, ma liberté ne peut pas grand’chose sur mon bonheur. N’est-ce pas là aussi une affirmation erronée que tout l’œuvre de la civilisation dément d’une façon absolue et que l’expérience la plus vulgaire de la vie contredit également. A qui M. Cousin fera-t-il accroire que nous ne pouvons rien sur notre sort. 11 ne le croit pas lui-même, et cependant toute sa doctrine morale est fondée sur cette fausse affirmation! Donc c’est là encore une quatrième contradiction que j’ai à enregistrer.

Ainsi voilà quatre grosses erreurs qui gisent au fond du système du devoir, par suite du point de vue défectueux, du Bien en lui-même, où il se place dès l’origine. Car si pour le besoin de sa thèse il n’avait pas été obligé de diminuer l’importance du bonheur pour surfaire celle de la vertu, il n’aurait pas été conduit à établir: 1° que le besoin inné de bonheur n’est pas une obligation; 2° que le libre usage de ma volonté vertueuse est une obligation impérieuse; et 3° que mon bonheur dépend du hasard sur lequel je n’ai point d’influence! C’est là évidemment du fatalisme, du rigorisme déplacé et du non-sens tout à la fois. Maintenant nous allons nous convaincre que cette morale explique mal ce que sont le bonheur et la vertu; que dans le premier elle ne voit à tort que caprice et futilité, et que dans la dernière, que grands dévouements et sacrifices de parade; c’est-à-dire que le véritable but de notre existence se voile à ses yeux et que la vraie moralité lui échappe!

Premièrement. Le bonheur n’est pas, comme nous venons de le voir, ce qui occupe particulièrement M. Cousin, puisqu’il trouve que «moralement il n’est ni meilleur ni pire que le mal». Aussi voici le tableau peu séduisant qu’il nous en présente .

«Quelque pressantes que puissent être les sollicitations de l’intérêt, on peut toujours entrer en contestation et en arrangement avec lui. Il y a mille manières d’être heureux. Vous m’assurez qu’en me conduisant de telle façon, j’arriverai à la fortune. Oui, mais j’aime mieux le repos que la fortune, et au seul point de vue du bonheur, l’activité n’est pas meilleure que la paresse. Rien n’est plus mal aisé que de conseiller quelqu’un sur son intérêt: rien n’est plus aisé en fait d’honneur.»

«Après tout, dans la pratique, l’utile se résout dans l’agréable, c’est-à-dire dans le plaisir. Or, en fait de plaisir, tout dépend de l’humeur et du tempérament. Dès qu’il n’y a ni bien ni mal en soi, il n’y a pas de plaisirs plus ou moins nobles, plus ou moins relevés: il n’y a que des plaisirs qui nous agréent plus ou moins. Cela tient à la nature de chacun de nous.»

Cette citation nous montre que le penseur en construisant sou système, n’avait en vue que de combattre le sensualisme raffiné de nos aimables voltairiens; car il est certain que s’il avait eu à déterminer les conditions du vrai bonheur, comme il l’entend lui-même, il n’y aurait pas compris le repos, l’humeur, le tempérament et le goût des plaisirs futiles. S’il avait cherché à nous enseigner les règles de notre conduite, pour nous assurer le bonheur durable dans le présent et dans notre avenir éternel, comme il convient à la science morale de le faire lorsqu’elle ambitionne d’être utile aux hommes, il est certain que notre moraliste rigide, qui veut que nous ne nous fassions vertueux que pour la vertu y aurait regardé à deux fois pour nous assurer qu’au point de vue du bonheur «l’activité n’est pas meilleure que la paresse;» car le vrai bonheur n’est pas dans les convenances d’un moment, mais dans la permanence et le progrès de nos satisfactions.

Reconnaissons cependant que certains membres de l’école spiritualiste, sans résoudre le problème dans son entier, ont néanmoins considéré le bonheur d’une façon plus sérieuse. Ainsi par exemple M. Paul Janet, de l’Institut, résume dans son livre: Philosophie du Bonheur, les opinions des philosophes sur ce sujet intéressant:

«En recueillant, dit-il, toutes les idées précédentes, je définirai volontiers le bonheur: Le déploiement harmonieux et durable de toutes nos facultés dans leur ordre d’excellence!

Plus loin l’auteur trouvant cette définition trop idéale, se ravise, et ajoute:

«Il faut reconnaître cependant que l’état des organes, la possession des choses nécessaires à la vie, les lieux que nous habitons ont une grande part dans notre bonheur.»

Cette définition qui ressemble, comme le dit l’honorable philosophe, à toutes celles qu’ont formulées nos plus célèbres penseurs, a pourtant le petit inconvénient de ne pas être une définition véritable. Elle indique les conditions que les philosophes ont trouvées nécessaires à leur bonheur, à eux, mais elle ne précise pas ce qu’est le bonheur en lui-même. Ainsi chaque homme et chaque créature selon le degré de son développement. a son genre de bonheur: «il y a mille manières d’être heureux,» comme dit M. Cousin. L’on trouve des gens relativement heureux dans tous les rangs sociaux, comme dans tous les pays. On en trouve qui sont heureux de ce que d’autres trouvent désagréable, et repoussent par contre ce dont ailleurs on est excessivement friand. Bien, plus on voit des animaux dont le sort semble plus enviable que celui de bien des hommes, de sorte que certains esprits, blessés des difficultés inhérentes au développement de la civilisation, se sont demandé s’il ne serait pas préférable d’être plutôt ignorant que savant, sauvage que policé, une bête qu’un homme. J.-J. Rousseau entre autres était quelquefois de cet avis; et sous ce point de vue, il est certain que notre bonheur dépend du rapport entre les circonstances où nous vivons et le degré du développement de notre nature morale, intellectuelle et pratique. Celui, par exemple, dont la nature est délicate, sensible, vive, intelligente a incontestablement des besoins plus nombreux et plus difficiles à satisfaire que l’être grossier, brutal et stupide.

Il est donc inexact aussi, de faire dépendre notre bonheur uniquement de l’état avancé de nos facultés, puisque d’abord il serait ainsi à la portée de peu de monde, et qu’ensuite on voit bien des gens capables et instruits qui sont loin de savoir se rendre heureux. Pour définir le bonheur, il faut, à mon avis, le considérer purement et simplement en lui-même, et constater qu’il est un sentiment de satisfaction qui nous ravit et comble nos désirs. Car de cette manière on désigne cet état de l’âme, sans rien préjuger, ni des conditions qu’il exige, ni des causes spéciales qui y donnent lieu. Les éléments qui provoquent ce contentement dépendent ensuite, comme je viens de l’observer, des dispositions de notre âme, du but providentiel de notre destinée générale et de celui des vicissitudes terrestres. Or la morale du devoir ne s’occupe point de ces deux problèmes fondamentaux de la science morale, puisqu’elle met son honneur à ne pas empiéter sur le terrain religieux; et quant à la psychologie qui nous instruit de nos dispositions intimes, nous aurons plus d’une occasion de reconnaître la défectuosité de cette partie importante du spiritualisme. J’essayerai dans la suite d’éclaircir ces points principaux de notre existence, mais pour le moment je crois avoir démontré que la morale du devoir détermine mal ce qui concerne notre bonheur; on pourrait même dire qu’elle l’ignore.

Secondement. Que la morale du devoir se méprenne sur les conditions du bonheur, on pourrait encore à la rigueur se l’expliquer, puisqu’elle l’estime moralement indifférent; mais que la vertu s’y trouve elle-même mal comprise; cela paraît plus singulier! Cependant il en est ainsi, qu’on en juge par les divers extraits qui suivent:

«Tout ce qui n’intéresse pas, dit M. Cousin , la personne morale est indifférent. Dans ces limites, je puis consulter mes goûts, même un peu mes fantaisies, parce qu’il n’y a rien là que d’arbitraire.»

Ainsi selon cet illustre moraliste, nous pouvons quelquefois laisser glisser les rènes dans nos mains, sans risquer de manquer pour cela à notre devoir; et notre vertu, selon lui. paraît avoir ses jours de vacance, malgré ses semblants de rigorisme. C’est ce que nous confirme en ces termes le savant traducteur d’Aristote, l’un des partisans les plus honorables du spiritualisme;

«La loi morale n’interdit à l’homme ni la richesse, fruit ordinaire et mérité de son labeur, ni le plaisir besoin de sa nature, ni le bonheur, tendance spontanée et constante de tous ses efforts. Mais elle lui dit, sans qu’il puisse se méprendre à la sagesse obligatoire de ses conseils, qu’il doit dans certains cas, assez rares d’ailleurs, sacrifier au bien, fortune, plaisir, bonheur, vie même, et que s’il ne sait pas accomplir ce sacrifice, ce sont des idoles qu’il adore et non le vrai Dieu.»

Voilà donc qui est bien entendu, les théoriciens du devoir ne considèrent pas le plaisir, les richesses, ni le bien-être comme exerçant sur nous une influence morale quelconque. Comment se fait-il donc alors que des peuples civilisés tels que les Grecs et les Romains se soient corrompus par les excès de la vie sensuelle? Que dans tous les pays et chez toutes les nations, le luxe, l’avidité des richesses et les douceurs de la vie aient provoqué les vices et engendré la perversité ? C’est là un fait tellement notoire, que nos illustres moralistes ne l’infirmeront pas. Alors pourquoi ne se sont-ils pas empressés de tracer les limites des convoitises matérielles, et se sont-ils bornés à les considérer comme inoffensives? C’est là cependant un cas de conscience incontestable. Le christianisme l’a bien compris ainsi, puisqu’il est allé jusqu’à l’interdiction complète de la vie sensuelle. La science morale, sous peine de se mentir à elle-même, doit donc nous donner des règles précises à cet égard. Mais nous dire «que dès qu’il n’y a ni bien ni mal en soi, il n’y a pas de plaisirs plus ou moins nobles» ou limiter les actes de vertu «à des cas assez rares,» c’est là évidemment engager les hommes dans une voie ou ils deviendront incapables de remplir jamais leurs devoirs les plus sacrés!

Effectivement, celui qui ne poursuit que la fortune, le plaisir et le bonheur ne se prépare point à l’exercice de la vertu ni à la pratique austère du devoir, parce que l’habitude de la vie de fantaisie et de bien-être affaiblit notre nature morale et que le calcul habituel des profits et pertes nous inspire une maigre estime pour les perfections idéales. Le culte des idées grandes et généreuses et l’exercice soutenu de notre force de caractère nous disposent seuls aux épreuves sévères et au vrai dévouement. Il faut avoir souvent lutté pour le bien pour préférer à l’occasion un acte vertueux aux commodités de l’existence. Donc si l’on demande aux hommes l’amour du devoir et la vertu du sacrifice, il faut les y préparer par une éducation virile et les obliger à une surveillance constante sur tous leurs sentiments, toutes leurs pensées et tous leurs actes. C’est en cela que consiste la vraie vertu et la vraie morale, et la religion chrétienne le comprend de la même manière. En conséquence c’est une grande erreur que commet le système du devoir de nous séparer en deux, de placer d’un côté notre vie terrestre et de l’autre notre personne morale, et de borner ses exigences aux grandes occasions. La vertu risque ainsi de perdre son pouvoir, et la moralité privée et publique se relâchera faute de délicatesse et de vigilance.

En général la vertu qui déjà n’est plus qu’une obligation peu fréquente, dans l’esprit de nos moralistes du devoir, semble même y manquer d’emploi, car ils nous enseignent encore que si nous n’avions pas de passions, elle serait parfaitement inutile:

«Admirable harmonie, s’écrie M. Cousin , de tous les éléments de l’humanité dans l’unité de la vie morale. La vertu n’existe que pour un être passionné et libre. Point de passion, rien à combattre; il n’est besoin alors ni de loi ni de liberté, et il n’y a point de matière à la vertu. D’un autre côté, supprimer la loi, nul devoir à remplir, nul besoin de liberté, point de vertu encore. Enfin ôter la liberté, point de vertu possible, puisque l’accomplissement du devoir, qui constitue la vertu, suppose la force d’obéir à la loi et de vaincre ou du moins de combattre la passion.»

Cependant il m’a semblé, au contraire, qu’en morale on exige de la modération et de l’empire sur soi, on recherche l’acquisition de bons sentiments, de bonnes habitudes, une conduite régulière et des efforts de perfectionnement. En morale, il m’a surtout paru important d’empêcher les passions de naître pour ne pas être obligé d’avoir à les combattre.

«N’est-ce pas une règle de prudence, dit M. Cousin lui-même , de ne pas trop écouter sans les dédaigner toutefois, les inspirations souvent capricieuses du cœur? Gouverné par la raison, le sentiment lui devient un appui admirable; mais livré à lui-même, en peu de temps il dégénère en passion, et la passion est fantastique, excessive, injuste; elle donne à l’âme du ressort et de l’énergie, mais la plupart du temps elle la trouble et la dérègle. Elle n’est pas même fort loin de l’égoisme, et c’est là d’ordinaire qu’elle se termine, toute généreuse qu’elle soit ou paraisse en commençant.»

Voilà qui est vrai et moral; mais voilà qui nous prouve aussi que M. Cousin est également d’avis d’éviter les passions par l’intervention vigilante de la raison. Donc c’est là une contradiction manifeste avec son principe sur la nécessité des passions pour l’emploi de notre action vertueuse; et de plus une nouvelle preuve que la morale du devoir n’a pas une conception précise sur l’emploi de la vertu, ni une idée juste des conditions véritables de la moralité privée et publique. Telles sont les grandes et importantes inconséquences qu’engendre le faux point de départ de tout le système, et l’impossibilité d’asseoir une doctrine véritablement morale en dehors des dogmes religieux qui sanctifient notre besoin indomptable de bonheur, en dominant chacune de nos convoitises terrestres, au moyen des intérêts éternels de notre âme!

Poursuivons cependant notre étude critique de la morale du devoir, car nous avons bien d’autres objections encore à lui adresser; mais rappelons-nous qu’il vient d’être démontré que cette doctrine méconnaît le sens vrai des principes moraux parce qu’elle se méprend 1° sur l’importance primordiale et les conditions du bonheur; 2° sur la liberté dans le devoir; 3° sur l’efficacité de notre intervention dans l’amélioration des conditions de notre sort; et enfin 4° sur le mode d’action de la vertu dans notre conduite.

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