Читать книгу La religion et la politique de la société moderne - Frédéric Herrenschneider - Страница 17
DU PROGRÈS ET DE LA RAISON D’ÉTAT.
ОглавлениеLe principal défaut de cette morale du devoir est sa simplicité, qui cependant en fait le grand mérite aux yeux de son auteur, bien qu’il ait constaté lui-même la complexité des affaires humaines. Mais les questions morales ne sont pas aussi faciles à résoudre qu’il semble le supposer, puisque la justice ne règne pas sur la terre et qu’elle n’a jamais pu s’y acclimater. Si ce but de la morale du devoir était notre unique destinée, il faut croire que le Créateur aurait pu organiser le milieu terrestre en conséquence, et en éloigner toute cause de malheur et de discorde. Cependant, telle n’étant pas l’ordonnance des destinées humaines, on ne peut traiter des sciences morales et politiques en partant a priori de ce principe idéal.
Avant de procéder à l’édification d’un système moral, il faut donc, au préalable, examiner quel but l’Auteur de nos jours a pu vouloir atteindre par ce désordre apparent de nos vicissitudes, qui est aussi contraire à notre bonheur commode qu’à la justice absolue. Cet examen impartial conduira selon moi le moraliste à remarquer qu’une des conséquences générales de ce désordre a été de créer sur la terre un antagonisme constant parmi les hommes, qui les oblige à une lutte incessante. Or cette lutte, quelque douloureuse qu’elle soit, a pour résultat le déploiement de toutes nos forces et qualités. De sorte qu’on doit conclure de ce caractère général de nos destinées actuelles, que non-seulement le Créateur avait en vue de nous permettre de nous y rendre heureux selon nos efforts personnels, mais aussi de nous mettre dans l’obligation de développer, autant qu’il est en nous, toutes les propriétés de notre âme, et de nous préparer ainsi à des destinées supérieures. Pour arriver à ce résultat progressif, digne de sa haute sagesse, il est certain que la vie commode, agréable, qui naît de la confiance réciproque de la justice universelle et des bonnes intentions, serait pour nous une existence délétère, où toutes nos forces s’engourdiraient d’elles-mêmes, où notre progrès serait nul, et où nous nous immobiliserions dans nos infirmités.
Effectivement il est incontestable que d’une part, en examinant notre existence terrestre, nous nous apercevons facilement que quels que soient notre désir de bonheur et notre soif de justice, quelle que soit notre intention de contribuer au bien-être de tout le monde, rien ne se crée, ne se fait d’utile ni de grand sur la terre sans lutte; depuis la lutte intime contre nos propres faiblesses, jusqu’à la lutte sanglante des champs de bataille, en passant par les luttes non moins douloureuses et poignantes de la rivalité et de la concurrence. Le sol ne nous nourrit qu’arrosé de nos sueurs; la propriété ne nous est assurée que lorsque nous savons l’entretenir et la défendre; la liberté ne nous appartient que si nous la conquérons par nous-mêmes; et les bienfaiteurs de l’humanité eux-mêmes ne sont que trop souvent victimes de leur propre dévouement. Cette dure condition de notre existence terrestre est trop généralement reconnue pour avoir besoin d’une longue démonstration. Cependant il n’est pas, moins constant que par cette lutte, l’homme se forme, grandit, et que l’adversité elle-même est pour lui un élément de progrès, s’il s’applique courageusement à la vaincre.
D’autre part, il n’est pas moins aisé d’établir que tout ce qui tend à calmer l’ardeur de la lutte est contraire à notre développement moral, intellectuel et pratique; que tout ce qui ralentit notre bras et notre intelligence nous énerve, prépare notre ruine et compromet la civilisation. Tels sont d’abord les plaisirs des sens et les jouissances matérielles qui corrompent les peuples comme les individus, lorsqu’ils s’y livrent d’une façon exclusive, ou qu’ils tombent dans les excès. C’est là un fait moral acquis que personne ne discute plus. Mais une cause de faiblesse et même d’immoralité non moins grave, quoique beaucoup moins reconnue, ce sont les maximes morales qui commandent le respect absolu de droits immérités, et qui nous prêchent une charité sans borne et un amour du prochain sans limite.
Déjà il a été remarqué ci-dessus que le système des bonnes intentions et de la justice, égale pour tous en dehors du prétoire, est, à bien considérer, un encouragement à la paresse et à la sédition. Mais la doctrine de la charité et de la fraternité n’est pas moins funeste pour notre valeur morale, si on n’en limite pas l’application aux seuls soulagements des maux accidentels et passagers. Ces vertus tant vantées entretiennent parmi les populations qui en profitent des habitudes de fainéantise et d’imprévoyance telles, que la dépravation en résulte forcément. C’est là une vérité morale et matérielle que la science économique moderne a mise hors de doute; car elle a démontré jusqu’à la dernière évidence que la lèpre du paupérisme grandit en raison directe de la générosité de l’aumône. En sorte que l’on peut accuser le christianisme, qui fait un emploi si immodéré de la charité, de prétendre sauver ceux qui donnent en perdant ceux qui reçoivent!
Cette singulière conformité dans les résultats de causes en apparence si opposées tient à ce que tous les excès, excès des sens, comme excès de charité, d’amour et de justice, ont pour effet de diminuer, d’une façon ou d’une autre, l’intensité de notre énergie intime, puisque, d’une part, la vie sensuelle nous rend l’activité pénible; et que, de l’autre, la certitude d’obtenir des immunités nous rassure sur les suites de notre paresse, de nos fautes et de nos erreurs. Ce double résultat est évidemment contraire aux desseins de Dieu, qui a tout disposé sur la terre pour combattre notre faiblesse et notre négligence, tout ordonné pour éveiller notre initiative, pour nous obliger à l’attention, à la volonté, à la pensée, à l’activité, au labeur, au courage et à l’empire sur nous-mêmes.
L’état de lutte qui règne sur la terre et les nombreuses conséquences qui s’en suivent sont donc un élément important de la science morale, et ce fait considérable, M. Cousin l’a complètement ignoré dans sa doctrine. Cependant la nécessité, où Dieu nous a placés, d’être toujours actifs et vigilants, est d’autant plus importante à considérer, que les hommes emploient tous les moyens pour s’y soustraire: les uns cherchent l’oubli de leurs soucis dans le chatouillement des sens et les douceurs de la vie; d’autres demandent la paix de l’esprit et la fin de leurs peines à la vie contemplative, à la prière et au renoncement. Ces deux genres, je le répète, bien qu’ils se distinguent par les moyens qu’ils emploient, se ressemblent par le but qu’ils ambitionnent; car ils fuient également les difficultés terrestres, et nous montrent par leurs théories ou mystiques ou sensualistes que la faiblesse et la paresse humaines se parent de toutes sortes de couronnes. Puis viennent les gens impuissants et moralement infirmes, qui se lamentent des obstacles qu’ils rencontrent et des insuccès qu’ils éprouvent. Ceux-ci, au lieu de se guérir et de se fortifier par leur activité infatigable, implorent l’amour, la fraternité et la charité de leurs semblables, et veulent obtenir les bénéfices du mérite sans en avoir les ennuis. Enfin la foule des maladroits, des incapables, des évincés, qui se voient supplantés par les supériorités, au lieu de s’efforcer de réussir par leur propre valeur, préfèrent diminuer l’influence des forts, les abaisser à leur niveau vulgaire, et leur imposer, au nom de la justice éternelle, le respect de leurs droits soi-disant naturels et imprescriptibles.
C’est ainsi que l’humanité, avec un ensemble touchant, aime mieux se bercer de toutes les illusions, se contenter de toutes les promesses, essayer de tous les moyens, pour bénéficier des adoucissements protecteurs de son indolence naturelle, et pour s’éviter les épreuves sévères mais bienfaisantes des rigueurs providentielles. Elle préfère tenter tous ces atermoiements que d’aborder franchement les difficultés, et de s’en rendre maître à force de soins, d’intelligence et de persévérance. Dans ce but, elle exalte ceux qui la flattent, qui protégent ses faiblesses, qui plaignent ses douleurs et qui l’endorment aux doux accents de l’amour, de la charité, de la fraternité et des droits imprescriptibles acquis sans efforts. Elle leur voue un culte éternel, les considère comme ses bienfaiteurs, ses libérateurs, ses messies même, dussent-ils recevoir un démenti de dix-huit siècles d’insuffisance, ou de vingt constitutions sitôt violées que jurées, sitôt déchirées que promulguées!
Ainsi donc, en morale et en philosophie, gardons-nous de tous ces excès de bénignité, et reconnaissons que la Capoue sentimentale, que la Capoue béate, et que la Capoue politique, sont aussi dangereuses pour la virilité de l’homme que la Capoue romaine. Soyons secourables pour les vraies infortunes, je le veux; soyons bienveillants pour les faibles et les vaincus, je suis de cet avis; rendons heureux nos femmes et nos enfants, c’est notre devoir; mais dégageons-nous de cette sensiblerie étudiée dont le christianisme nous a donné l’exemple, et osons blâmer cette compassion intéressée pour les classes nombrenses et pauvres, que les démocrates ambitieux exploitent dans l’intérêt de leur influence, ou dans l’espoir de se venger de leurs déceptions. Organisons la société, non pour les faibles et les infirmes, non pour les béats ou les viveurs, non pour les femmes et les enfants, mais pour les hommes valides, courageux et forts, car la force c’est la santé du corps, la santé de l’esprit, la santé de l’âme; car c’est l’énergie seule qui sait faire fructifier la terre et nous préparer les voies du ciel. Acceptons donc personnellement cette lutte, providentiellement instituée, avec toutes ses exigences individuelles et sociales, et repoussons pour notre bien, les accommodements que notre faiblesse nous inspire!
Voilà donc tout un ordre important d’observations sur l’ordonnance terrestre que la morale du devoir néglige complétement, et qui donne aux choses humaines un aspect tout différent de celui qui a inspiré son auteur. Ce nouveau défaut de la morale du devoir va encore se confirmer par l’ordre de faits qui suit, et qui nous apprendra que nous sommes dans l’obligation même d’agir dans toutes les occasions, selon notre propre jugement, selon notre libre arbitre complet, et qu’il nous est matériellement impossible de nous rendre esclaves de cette prescription impérieuse du devoir et des désirs même de notre conscience du juste.
Premiers exemples. Lorsque j’achète une marchandise, je ne puis pas m’enquérir si l’industriel fait ses frais, bien qu’il ne soit pas juste qu’il me la cède à perte. Mais si son voisin m’en vend à meilleur compte, je n’hésite pas à l’abandonner à son sort et à profiter de cette bonne occasion. — Si je vends un objet convoité, je ne puis m’informer si le client peut me payer le prix sans se gêner; je le cède donc sans remords à celui qui m’offre le plus. — Avant d’accepter une bonne place qui me convient, je ne puis réellement pas écouter les doléances de mes concurrents et leur céder le pas, à mon détriment. — Si je suis né de parents riches, j’accepte l’héritage, sans songer à le partager avec mes semblables qui sont dans la misère. L’homme évidemment ne suffirait pas, s’il voulait toujours agir par principe de justice et de charité, et écouter sa conscience comme il aimerait à le faire en toute occasion. 11 faut nécessairement qu’il prenne sur lui de mettre des bornes à son dévouement, et qu’il agisse d’abord dans son intérêt avant de penser généreusement à autrui.
Autres exemptes. Alceste, le misanthrope, qui par esprit de justice et de vertu se heurtait à l’humeur inconsidérée de ses amis, les critiquait sans cesse avec amertume, et fuyait dans le désert plutôt que de devenir tolérant; Alceste, quoiqu’obéissant à l’inspiration de sa conscience, avait tort, puisqu’en agissant ainsi il rompait les liens de la sociabilité si nécessaires à la destinée humaine. — Maïmonide, le juif célèbre, bien que sa conscience dût en souffrir, avait eu raison de se soumettre à la triste nécessité de se faire musulman, parce que sa conversion forcée ne l’empêchait pas de se distinguer le reste de ses jours par ses travaux littéraires et philosophiques et par l’élévation de son caractère. — Les libres penseurs du dix-huitième siècle ont plus servi le progrès en se conformant avec prudence aux exigences et aux susceptibilités de la cour, que s’ils s’étaient laissé entrainer soit à rompre en visière, par excès de conscience, avec les puissances de l’époque, soit en quittant le pays pour se mettre à l’abri des poursuites. Sans doute il y a des circonstances où il faut savoir payer de sa personne; mais c’est là précisément où se trouve l’emploi de notre libre arbitre, et où se reconnait la folie de vouloir se faire l’esclave d’une obligation impérieuse et étroite.
Troisième genre d’exemples: Le public a de si singulières prétentions. Il veut être bien servi, mais il lésine sur le prix; il veut être instruit et n’y mettre ni le temps ni l’application; s’il est malade, il veut se faire guérir, mais il se refuse aux exigences du régime et du traitement; il veut encore être considéré, et pourtant se conduire sans égard pour personne; se mêler de tout, trancher sur tout, et néanmoins ne pas se mettre en peine de réfléchir ni de s’éclairer; enfin il veut être gouverné, et cependant être libre d’obéir à tous ses caprices. Que peuvent donc faire, dans ce cas, le marchand, le professeur, le médecin, l’homme du monde et le gouvernement, pour le satisfaire sans nuire à leurs propres intérêts; car s’ils voulaient agir sans réticence, ils se heurteraient à tout le monde et se brouilleraient avec chacun? Pour éviter ce résultat désagréable et souvent périlleux, le marchand se voit donc dans la nécessité, non de suivre loyalement sa conscience, mais de servir comme on le paye; le professeur d’amuser ses élèves plus qu’il ne les instruit; le médecin de plaire à son client au lieu de le guérir; l’homme du monde de flatter les gens et de ne pas en penser moins, et le gouvernement de parler de liberté au peuple tout en le soumettant à l’ordre et à l’obéissance.
Ces trois aspects de la réalité des vicissitudes terrestres établissent avec évidence, selon moi, que chacun de nous a ses raisons d’État, qui lui sont imposées par la nécessité des circonstances, qui l’obligent à trancher, de son autorité privée, ce qu’il aimerait réaliser selon des convictions arrêtées, et qui lui forcent la main pour..... «...permettre aux faits d’atténuer les rigueurs des principes .»
Voilà la position que le Créateur nous a faite en nous imposant sur la terre l’obligation de pourvoir à notre existence, d’assurer la conservation de la société, et de réussir dans la lutte des compétitions humaine savant de pouvoir être l’esclave de cette loi absolue du devoir du système de M. Cousin.
Cette dérogation à la morale étroite, exigée par les. nécessités de l’existence et par l’intérêt du progrès humain, serait un grave échec pour l’autorité de la raison et de la conscience, si la difficulté n’était pas plutôt apparente que réelle, et n’accusait pas spécialement l’insuffisance du point de vue exclusif du bien ou de la justice. La fin de l’homme n’est pas d’être juste et de soumettre tout ce qui le concerne à l’idée de la justice; mais sa fin est, tout en obéissant autant que possible à sa conscience, de se rendre heureux dans les circonstances où il se trouve, par ses propres efforts, et de développer les propriétés de son âme en vue de ses destinées supérieures. Mais pour accomplir ce but actuel, il faut d’abord qu’il assure son existence matérielle; ensuite qu’il reste entièrement libre de ses déterminations; et enfin qu’il apprenne que chacun de ses actes a son retentissement sur son sort à venir; car ce n’est qu’à ces conditions qu’il se sent véritablement responsable de sa conduite. Prétendre, au contraire, d’une part, lui imposer une obligation impérieuse pour certains actes; lui faire accroire, d’autre part, que le reste de ses actions sont indifférentes à la morale; et en troisième lien lui conseiller de suivre ses intentions sans égard pour ce qui peut en advenir, c’est évidemment l’encourager dans la négligence, le priver de sa liberté, diminuer sa responsabilité, et l’abandonner néanmoins aux suggestions de ses faiblesses et de sa sensualité.
Tels sont pourtant les résultats du système du devoir, et c’est par ce motif qu’il me paraît avoir pris la partie pour le tout. Car la justice est une qualité de l’homme et non pas sa destinée; sa vertu dépend de sa valeur personnelle, et non de sa soumission aveugle à ses bonnes intentions. Plus les hommes sont bons, intelligents et habiles, et plus ils aiment et pratiquent la justice, la charité, l’humanité envers leurs semblables. Au contraire, plus ils sont faibles, stupides et maladroits, et plus ils sont durs, avides et injustes. Les nations fortes, actives et intelligentes ont été de tout temps les plus civilisées; les peuples paresseux, ignorants et brutaux, par contre, n’ont jamais été que des sauvages et des barbares. Ce n’est donc pas dans les lois, dans les institutions ni dans les principes que se trouve la solution des problèmes moraux et politiques, mais dans la valeur propre des individus, et dans le degré du développement des populations.
D’un côté c’est donc la virtualité des hommes qui est un élément important de la morale, mais de l’autre c’est aussi la. destinée qu’ils se conçoivent. Car quelque supériorité que l’on possède, si l’on ne voit rien au delà de la tombe, on appliquera toutes ses qualités aux intérêts’ et aux jouissances des temps présents, et la conscience ne nous parlera que faiblement de l’idéal du bien et du juste. Mais si, au contraire, l’homme se conçoit une destinée lointaine, où ses actes de tous les instants porteront des fruits inévitables, toutes les forces de son être se tourneront vers la culture de son âme, dont les propriétés seules constituent les richesses qui survivent au trépas. Rendez donc les hommes forts en tout sens, donnez leur la conviction de leur immortalité, et la justice et la charité règneront sur la terre autant qu’il sera possible, dans les conditions d’antagonisme que le Créateur nous a faites. Mais tant que vous poursuivrez la justice en elle-même, et que vous ne recommanderez que la vertu pour la vertu, sans y faire intervenir les conditions inhérentes au bonheur et au progrès de l’âme humaine, vous ambitionnerez un idéal sans chair ni os, sans vérité ni réalité, sans utilité ni application possible! Vous vous débattrez dans le vide, et vos efforts non-seulement resteront stériles, comme vous le constatez vous-mêmes (p. 7), mais ils ne porteront que trop souvent des fruits amers, comme il sera établi plus tard.