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LA MORALE ET LA RELIGION

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Depuis près d’un siècle de révolution la société moderne n’est point encore parvenue à trouver son assiette normale. Réorganisée à la surface, elle reste profondément agitée. L’ordre matériel seul est assuré dans le présent, puisqu’il est garanti par l’intérêt général; mais il ne possède nulle certitude de durée, parce qu’il manque d’une base rationnelle légitime. Exposée aux entreprises incessantes des partis extrêmes qui, forts de leurs convictions absolues, ne craignent pas de poursuivre leurs projets téméraires, la société reste atteinte d’un malaise chronique, parce qu’elle ignore ses destinées présentes et éternelles et qu’elle, est réduite à chercher dans les biens terrestres le bonheur et la tranquillité qui lui manquent et qu’elle ne saurait y rencontrer. Cette crise se prolonge donc si démesurément, parce qu’il n’est au pouvoir de personne de mettre de l’ordre dans les choses sans commencer d’abord par l’introduire dans les esprits, et parce que le christianisme, qui a été le fondement de la société depuis vingt siècles, a perdu son autorité morale, par suite du progrès des lumières et du développement de la prospérité générale, sans qu’une nouvelle doctrine ait été formulée qui puisse le remplacer avec avantage et éclairer l’humanité sur ses nouvelles destinées. Ce défaut de principes supérieurs permet ainsi d’abord au christianisme de rester debout et de continuer à inquiéter les consciences par son enseignement suranné ; et ensuite, à l’esprit public de se forger une masse de théories qui n’opposent aucune barrière sérieuse ni au désordre ni à la dépravation générale. La situation de la société fille de la Révolution, à considérer d’une façon rigoureuse, est par ces motifs excessivement grave, et tient à l’élévation transcendante des idées qui sont en cause, aux difficultés de déterminer la fin de nos destinées et de remonter aux premiers principes de la science, sans tomber dans des erreurs et des inconséquences inextricables. Aussi, malgré les nombreux et louables efforts qui ont été tentés depuis la Révolution par les savants et les philosophes, afin de remplacer avec avantage la doctrine chrétienne, trop fortement controversable, la raison humaine a échoué jusqu’à présent devant la difficulté de l’entreprise. Cet insuccès a été si complet, que, de nos jours, on est généralement convenu de renoncer à cette œuvre ardue, de se récuser devant l’inexplicable et de s’accommoder de palliatifs; et le grand parti libéral qui est chargé de poursuivre la rénovation sociale commencée par nos pères, s’est aujourd’hui arrêté, faute de mieux, à deux compromis également dangereux et irrationnels: la séparation de l’Etat et de l’Eglise, et celle de la morale et de la religion; comme si d’un trait de plume on pouvait se dégager des incertitudes qui nous gênent et se délivrer des obstacles qui nous embarrassent.

Cependant quelle que soit la réserve que l’on s’impose pour laisser dormir ces problèmes en apparence insolubles et pour habituer sa pensée à l’abstention, chaque jour nous apporte ses peines à supporter, ses incertitudes à résoudre, ses obstacles à vaincre, qui nous contraignent à prendre un parti, à nous décider dans un sens ou dans un autre, comme si nous étions fixés sur notre véritable destinée, comme si nous savions ce qui nous est moralement et pratiquement utile ou nuisible. Cette perplexité déjà très-pénible en elle-même, le devient encore davantage par les conséquences qui suivent nos actes et par les effets qui résultent de nos erreurs; car chacun de nos sentiments, chacune de nos pensées et chacune de nos actions pèsent inévitablement sur nos intérêts de la vie présente et sur ceux de la vie future. Les faits et les événements viennent donc, malgré notre lassitude, rendre notre réserve impossible, et les problèmes quelque mystérieux qu’ils soient se posent d’eux-mêmes devant notre esprit et demandent à être résolus dans l’intérêt de notre bonheur privé, comme dans celui de la paix et de la prospérité publiques.

Par ces motifs, la question religieuse, quoique si impénétrable de sa nature, reste néanmoins toujours à l’ordre du jour, et se posera itérativement tant qu’elle n’aura pas reçu de solution définitive. En attendant ce résultat si justement désiré, l’opinion de tous ceux qui s’en préoccupent a sa valeur relative, et c’est là ce qui m’encourage à tenter l’entreprise pour mon compte et à faire, comme tant d’autres, l’exposition de mes recherches personnelles sur ce grave sujet.

Le premier point à résoudre, à mon avis, dans cet ordre d’idées, est de savoir si en vérité la morale a besoin de s’appuyer sur un dogme, ou si elle est réellement indépendante, et si elle suffit à elle seule pour diriger notre conduite personnelle et celle des populations en général. Car personne ne met en doute la nécessité sociale d’une loi morale, mais beaucoup de bons esprits supposent que cette loi est indépendante de la religion, et que les notions de la conscience nous éclairent suffisamment sur nos véritables intérêts.

En effet, il est incontestable, qu’abstraction faite des préoccupations journalières de sa vie matérielle, l’homme, concentré en lui-même, aperçoit clairement dans sa conscience les éléments des principes sublimes du vrai, du bien et du beau. De plus, il n’est pas moins certain que des individualités grandes et généreuses ont illustré l’humanité par la noblesse de leur caractère et le désintéressement de leurs actes, en puisant leurs inspirations à cette source inépuisable de l’idéal. Mais, par contre, il n’est pas moins péremptoire aussi, qu’à côté de ces intuitions d’origine divine, les hommes possèdent également en eux le besoin d’être heureux, et que ce besoin est plus puissant, plus irrésistible que les voix intérieures, puisqu’il est fondé sur la nécessité de notre existence journalière et sur la satisfaction impérieuse d’instincts vivaces, poignants, insatiables. Les hommes suivent donc, en immense majorité, l’impulsion de ces besoins tyranniques et ne leur sacrifient que trop facilement les avertissements de leur conscience. Ils se croient même très-autorisés à leur accorder la préférence puisque leur instinct de bonheur n’est pas de leur invention, qu’il est inné en eux et que le Créateur lui-même l’a déposé dans leurs entrailles.

Toutefois l’expérience nous apprend d’abord que ceux qui n’écoutent que leur instinct de bonheur, n’aspirent qu’aux jouissances sensuelles et évitent a la longue tout ce qui les en détourne; et ensuite que les hommes qui négligent de s’inspirer de l’idéal finissent par se dégrader et par s’abrutir. L’histoire nous apprend encore qu’un État, dont les habitants ne reconnaissent que leurs intérêts égoïstes et actuels, est livré bientôt au désordre, aux violences et aux actes les plus odieux, et qu’il entre rapidement en décadence par la dépravation des mœurs et la défaillance de la raison. En conséquence il a été unanimement reconnu que les peuples doivent combattre leurs passions et obéir rigoureusement à des règles de conduite déterminées. La difficulté consiste donc d’une part, à préciser ces maximes, et d’autre part, à obliger tout le monde, rois et sujets, citoyens riches et pauvres à les pratiquer avec constance et sévérité.

Les religions disposent généralement d’un puissant moyen pour faire observer par les grands comme par les peuples les commandements qu’elles imposent. Ce moyen consiste à reconnaître comme sacré cet instinct de bonheur, mais d’en reporter la véritable satisfaction après cette vie, comme récompense de ceux qui auront rempli leurs devoirs et obéi exactement à leurs prescriptions. Le christianisme, lui-même, cette doctrine du renoncement, use largement de ce moyen afin de s’emparer de l’esprit de ses fidèles; car non-seulement, il se montre exclusivement préoccupé du salut de leur âme, mais il les menace aussi des peines les plus terribles de l’enfer. En retour il leur a imposé, pour les temps présents, les plus dures privations: l’humilité, la foi et les bonnes œuvres, et a su longtemps se faire obéir. Ainsi Jésus-Christ, pour commencer son œuvre et pour se saisir de la confiance de ses contemporains, a gravi la montagne, suivi de la foule, s’est retourné contre l’assistance attentive, et l’a haranguée en s’adressant par sept fois à son instinct de bonheur:

Heureux, dit-il, les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux!

Heureux ceux qui sont dans l’affliction, car ils seront consolés!

Heureux les débonnaires, car ils hériteront de la terre!

Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils obtiendront miséricorde!

Heureux ceux qui auront le cœur pur, car ils verront Dieu!

Heureux ceux qui procureront la paix, car ils seront appelés enfants de Dieu!

Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est avec eux!

Jésus-Christ a fait appel à l’humanité au nom de son bonheur futur, et l’humanité l’a suivi dans la voie de la mortification présente; car le bonheur est le but sensible de notre destinée, et les hommes, pour l’obtenir, sont prêts à tous les sacrifices.

C’est donc bien par l’intérêt du salut à venir que les religions parviennent à gouverner les peuples et à mettre une barrière au débordement du sensualisme et des intérêts matériels. La science morale, renonçant aux mystères d’outre-tombe, a dû choisir un procédé tout différent pour étayer sa morale; mais elle n’a pu trouver mieux, pour combattre les vices des hommes, que de leur ordonner le désintéressement au nom du bien en lui-même. Ne pouvant se servir de cet instinct indomptable de bonheur, qui est la fin effective de tous les êtres, la philosophie l’a remplacé par cette intuition sublime, mais vague et indéterminée, et a dû imposer témérairement un désintéressement à ceux qui veulent absolument être heureux dans ce monde et dans l’autre. De là est née une impuissance radicale de la morale indépendante de se saisir du gouvernement spirituel des peuples, impuissance que les moralistes les plus éminents constatent d’eux-mêmes. Ainsi Aristote, le fondateur de cette science, se plaignait à son disciple Nicomaque, il y a plus de deux mille ans, de l’inanité de ses travaux sur cette matière, et de nos jours son savant traducteur confirme cette triste infirmité, en observant :

«Plus une société est corrompue, et plus la foule est ignorante et vicieuse, plus il faudrait essayer de les guérir si c’était véritablement le but de la science morale. Mais la philosophie; sans entrer dans cette route, où l’attendent tant de mécomptes et de difficultés insurmontables, doit se dire, que si elle ne peut songer à réformer les siècles, elle peut toujours sauver son propre honneur.

L’insuffisance de la morale indépendante pour gouverner la société est donc bien sincèrement reconnue par ceux qui s’y connaissent le mieux; et cette défaillance doit être attribuée, à mon avis, au faux point de vue où elle est obligée de se placer pour ne pas empiéter sur le domaine religieux, c’est-à-dire de renoncer au salut de la vie future comme fin de la morale. Cependant les moralistes n’ignorent pas l’empire universel que le besoin du bonheur exerce sur les hommes, car l’antique philosophe l’a également signalé :

«Mais, a-t-il dit , voici précisément le caractère que semble avoir le bonheur, c’est pour lui et toujours pour lui seul que nous le cherchons, ce n’est jamais en vue d’une autre chose. Au contraire quand nous poursuivons les honneurs, les plaisirs, les sciences, la vérité sous quelque forme que ce soit, nous désirons bien sans doute ces avantages pour eux-mêmes, mais cependant nous les désirons aussi en vue du bonheur.»

Les moralistes sont donc bien dûment instruits de l’universelle influence de ce besoin. primordial de la nature humaine, et se trouvent bien avertis que le but de la morale, si elle veut être utile, doit nous éclairer sur les conditions de notre bonheur présent et futur, et non se détourner de la réalité pour poursuivre une idée indéterminée quelque sublime qu’elle soit. Car quoi qu’on fasse, cette idée du bien restera toujours distincte de notre individu, tandis que le bonheur seul pénètre notre âme. Nous proposer le bien en lui-même, c’est nous proposer une fin étrangère; c’est nous obliger, pour ainsi dire, à sortir de nous-mêmes, à devenir impersonnels, et à renoncer à notre destinée propre; il n’est donc pas surprenant que les religions qui se proposent ostensiblement de nous rendre heureux, s’emparent fortement de l’esprit et de la foi populaire, et que la philosophie qui poursuit un but impersonnel ne fasse de la morale que pour son propre honneur.

Telle est la distinction fondamentale de la morale indépendante et de la religion. Mais les conséquences de la faiblesse du premier principe de cette science, ne se bornent pas seulement à ne pas répondre aux besoins véritables de l’âme humaine. Les défauts s’en retrouvent dans tous les détails du système; puisqu’un principe incomplet n’est pas seulement faux en lui-même, mais tout aussi erroné dans ses applications. En conséquence, pour nous convaincre de la défectuosité radicale de la science morale, il est nécessaire de ne pas nous contenter de cette première démonstration et d’entrer dans le corps même de la doctrine. Par ce motif, avant de commencer l’exposition de mes propres idées, je vais d’abord examiner la célèbre Morale du Devoir, dont nos libres penseurs croient pouvoir être si fiers; que nos hommes d’État estiment suffisante pour le gouvernement de la société moderne; que l’on enseigne dans nos écoles pour former les nouvelles générations; enfin, que l’on croit pouvoir opposer à la religion chrétienne, si préoccupée du salut des âmes, et si puissamment ancrée dans le cœur humain par la vénération de l’œuvre touchante et mystérieuse de la rédemption.

La religion et la politique de la société moderne

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