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LA JUSTICE ET LES BONNES INTENTIONS

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Pour diriger les hommes dans l’application de la morale du devoir, M. Cousin pense avoir trouvé une règle simple, précise, universelle, dans le sentiment du juste que possèdent tous les hommes, et dans les bonnes intentions qu’ils ont de la réaliser dans leurs actes; en laissant à la Providence le soin de diriger notre bras selon ses desseins et non selon notre volonté. Voici sa pensée:

«Au-dessus, dit-il , des diverses morales presque égalemen imparfaites s’élève une autre morale d’un caractère tout différent.

«Interrogée s’il faut faire ou ne pas faire telle on telle action, cette morale répond:» Oui, si elle est juste, non si elle

«ne l’est pas, quelque soit votre intérêt présent ou futur, votre

«sympathie, votre antipathie, votre attrait ou votre répugnance.» Cette réponse n’est pas un conseil, c’est un ordre, et cet ordre est la loi du devoir, loi universelle, nécessaire, absolue.

«..... On objecte que telle action qui est juste dans un pays est injuste dans un autre, et on en conclut que la justice varie, qu’il n’y a point par conséquent de juste et d’injuste en soi. Nous répondrons que la vraie question est de savoir si tous les peuples reconnaissent une distinction entre le juste et l’injuste, s’il y a un seul peuple chez lequel le juste et l’injuste soient des termes synonymes. Or, il n’y a pas une langue où il n’y ait deux mots différents pour exprimer ces deux choses. Aucun peuple donc ne confond le juste avec l’injuste? Les différents peuples pourront varier dans leur réponse... Mais au fond la loi reconnue est la même, l’interprétation seule diffère.»

Telle est la loi morale que notre illustre philosophe considère comme nécessaire, universelle, absolue, tout en reconnaissant que l’interprétation en est incertaine! — Mais c’est là précisément la difficulté du problème. Que l’intuition du juste ait une certaine universalité pour elle, personne n’oserait l’infirmer. Toutefois comme il existe presque sur chaque point une divergence incontestable parmi les esprits, c’est à peu près comme si cette notion n’existait pas; puisque si par sentiment on cherche à s’y conformer, on peut y contrevenir de la meilleure foi du monde, par ignorance ou par maladresse. En conséquence le principe du juste, bien qu’origine de nos idées morales, est un principe trop simple et trop exclusif, trop vague et trop incomplet, pour donner à lui seul la solution claire et certaine du problème moral.

Cette incertitude est si inévitable que nous la retrouvons dans l’exemple même cité par l’auteur, à l’appui de son assertion:

«Telle est, dit-il , la rigueur, la simplicité, l’universalité de cette morale qu’elle oblige un fils même qui abhorrerait son père à se dévouer pour lui.»

Cette obligation, bien qu’elle soit puisée dans un sentiment généreux, est évidemment exagérée. Le Deutéronome, par exemple, ne nous ordonne que d’honorer nos père et mère, mais non de nous dévouer pour eux. Le Code civil français, œuvre de la civilisation moderne, ne nous oblige; qu’à une pension alimentaire. Je ne saurais donc croire que si le père mérite d’être pendu, le fils soit tenu, en bonne morale, à se dévouer pour lui, et à se faire pendre à sa place. Au contraire, il est de règle que c’est le père qui se dévoue pour ses enfants, qu’il les nourrisse, les abrite, les élève et les guide, par le motif qu’il est venu avant eux, qu’il leur a donné le jour, et que l’avenir de l’humanité appartient à la jeunesse. Renverser cet ordre naturel des choses par un élan de cœur, c’est très-touchant assurément, mais seulement par exception, car ce serait fait de l’avenir de la société, si cette prétention du philosophe devenait une loi générale, et si tous les fils devaient se dévouer pour leurs parents.

A rencontre de l’intention de M. Cousin, son exemple prouve donc bien plutôt la défectuosité du principe du juste, que son universalité ; et c’est précisément à cause de cette incertitude de l’interprétation qu’on ne peut attribuer à cette intuition idéale la rigueur et l’universalité qu’il pense. Cette incertitude du système se manifeste plus fortement encore dans l’application qu’il en fait à nos actes, puisqu’il ne trouve d’autre règle de conduite à nous donner que nos bonnes intentions. Voici comment notre célèbre professeur comprend la morale pratique:

«Dans la doctrine de l’intérêt, dit-il , tout homme cherche l’utile, mais il n’est pas sûr de l’atteindre. Il peut, à force de prudence et de combinaisons profondes, accroître en sa faveur les chances du succès, il est impossible qu’il n’en reste pas quelques-unes contre lui, il ne poursuit donc jamais qu’un résultat probable. Au contraire, dans la doctrine du devoir, je suis toujours sûr d’atteindre le dernier but que je me propose, le bien moral. Je hasarde ma vie pour sauver mon semblable; si par malheur je manque ce but, il en est un autre qui ne m’échappe pas, qui ne peut pas m’échapper; j’ai voulu le bien, je l’ai accompli. Le bien moral étant surtout dans l’intention vertueuse, est toujours en mon pouvoir et à ma portée; quant au bien matériel qui peut résulter de l’action elle-même, la Providence seule en dispose absolument. Félicitons-nous qu’elle ait placé notre destinée morale entre nos mains, en la faisant dépendre du bien et non de l’utile. La volonté, pour agir dans les épreuves pénibles de la vie, a besoin d’être soutenue par la certitude. Qui serait disposé à donner son sang pour un but incertain? Le succès est un problème compliqué qui pour être résolu exige toute la puissance du calcul des probabilités. Quel travail et quelles incertitudes entraîne un pareil calcul! Le doute est une bien triste préparation à l’action. Mais quand on se propose avant tout de faire son devoir, on agit sans aucune perplexité. Fais ce que dois, advienne que pourra, est une devise qui ne trompe pas. Avec un tel but on est assuré de ne jamais le poursuivre en vain.

Voilà les raisons sur lesquelles M. Cousin se fonde pour recommander le système des bonnes intentions. Mais remarquons, avant d’entrer dans un examen plus approfondi, que notre éminent philosophe trouve «que le doute est une bien triste préparation à l’action,» et par ce motif, il propose sa doctrine comme une règle fixe et certaine. Cependant, quel est le penseur qui, mille fois dans la vie, n’a pas remarqué que l’incertitude est notre lot, et qu’au grand jamais nous n’avons, comme La Châtre, un billet en poche pour nous rassurer sur quoi que ce soit? Effectivement, tout ce qui nous concerne et nous importe le plus de connaître: notre origine, notre destinée, notre santé, notre bonheur, notre lendemain, tout est entouré du plus profond mystère. Tout au plus sommes-nous bien certains que nous existons, et encore y a-t-il des philosophes qui croient intelligent d’en douter. Au lieu donc de se mettre en peine pour trouver «une règle fixe et absolue» il est plus sage de constater cette incertitude qui pèse sur notre existence entière, et de penser que Dieu, par ce mystère général, a voulu, dans toute circonstance, nous obliger à exercer notre intelligence et notre habileté aussi bien que notre conscience, et qu’il n’a pas voulu nous entretenir dans la paresse et dans la suffisance, en nous gratifiant d’une règle qui nous eût évité tout effort d’attention, de pensée et de savoir-faire. Quelque pénible que soit cette incertitude générale, acceptons-la donc avec reconnaissance; acceptons-la comme le côté sérieux de notre destinée. Si le vulgaire demande à être conduit, servons-nous de sa faiblesse et de sa paresse pour le diriger dans le bien, mais, comme philosophes, gardons-nous de nous aveugler sur la valeur absolue de notre conscience, morale et évitons, pour notre avantage comme pour celui de la vérité, de supposer, sous prétexte de nécessité, que nous possédons dans notre intuition du juste un oracle infaillible. Cette nécessité d’ailleurs n’existe pas: la société humaine vit et s’agite depuis des milliers d’années, sans posséder la certitude morale absolue. Souvent, il est vrai, elle croit la posséder, puis, quelques siècles plus tard, elle s’aperçoit que c’était une illusion, et qu’il faut se mettre à croire autre chose.

Mais revenons à la règle proposée. La voici en deux mots:

«Ce qui fait le bien et le mal d’une action, dit M. Cousin , ce n’est pas l’action même, c’est l’intention qui l’a déterminée. Devant tout tribunal équitable, le crime est dans l’intention, et c’est à l’intention que s’attache la punition.»

Avant d’examiner cette proposition, faisons d’abord ces deux réserves: 1° qu’il n’est pas bien exact de dire que devant tout tribunal le crime est dans l’intention, car on punit aussi le meurtre par imprudence, et le coupable malavisé n’est pas simplement absous ni renvoyé ; 2° que la vue humaine est trop troublée pour permettre au juge d’examiner ordinairement le fond du procès et de prononcer toujours selon l’équité. C’est l’inobservation des lois qui modive généralement ses sentences, puisque on a dû éviter cette plainte des victimes: «Dieu nous garde de la justice équitable,» pour la remplacer par cet aphorisme: Dura lex, sed lex!

Malgré ces restrictions, on peut néanmoins admettre que le juge consciencieux cherche le plus souvent à pénétrer l’intention qui a guidé l’acte, et à prononcer selon sa conviction. Mais il faut faire attention qu’il y a une grande différence entre la justice du palais et la justice dans notre conduite. Le juge prononce sur un fait donné, unique; il peut donc se borner à ne scruter que les intentions et ne pas apprécier de quelle manière l’acte a été exécuté, s’il l’a été avec intelligence et habileté, ou avec stupidité et maladresse. Mais le moraliste qui doit prétendre régler notre conduite pour la vie entière ne peut se contenter de nous recommander simplement de bonnes intentions, puisqu’il doit nous diriger dans l’accomplissement de notre destinée présente et éternelle. En conséquence, il lui faut embrasser ce qui concerne notre origine et notre fin, ainsi que la manière dont nous devons nous y conformer, et non pas nous conseiller uniquement «fais ce que tu dois, advienne que pourra, car c’est la Providence seule qui dispose des biens matériels.» Effectivement nous ne sommes pas venus au monde pour ne faire que des actes de bon vouloir, et pour nous jeter à toute occasion, au hasard, à la nage, quitte à ne pas réussir dans nos entreprises et à nous en consoler «parce que le bien moral est sauf.» Nous ne serions que des hommes impuissants, des avortons, si nous limitions notre ambition à des insuccès consciencieux, et si nous nous contentions d’attendre notre bien de la Providence. Avec le bien moral on ne se nourrit pas, on ne se soutient pas, et l’on n’entretient ni sa femme ni ses enfants. Pour élever, pour protéger et pour rendre heureuse une famille, il faut savoir nager envers et contre marée, sauver son honneur et sa fortune ou succomber à la peine. Les bonnes intentions sont quelque chose sans doute, mais il y a encore bien d’autres conseils à donner à l’homme, aux pères de famille et aux citoyens que de leur imposer l’amour de la justice et la bonne volonté, et que de les adresser à la Providence seule pour obtenir les biens matériels!

Le juge lui-même ne saurait d’ailleurs pas toujours se laisser fléchir par les bonnes intentions, parce que les plus grands crimes n’ont été souvent que les actes d’une conscience mal éclairée. Ainsi quel motif, au point de vue de cette théorie, a-t-on pour condamner des assassins de conviction comme les Brutus, les Ravaillac, les Charlotte Corday, les Fieschi, les Orsini, les Booth, qui, avant de faire leur coup, se disaient évidemment comme M. Cousin: «Fais ce que dois, advienne que pourra!» Car, suivant sa théorie, ces criminels ont été

«sûrs d’atteindre le dernier but qu’ils s’étaient proposé,

«le bien moral... Car le bien moral est dans l’intention

«vertueuse;... quant au bien matériel qui peut résulter

«de l’action elle-même, la Providence seule en dispose

«absolument!»

Déjà par ces divers exemples on peut juger ce que renferme d’incomplet, de dangereux et même d’immoral cette morale de la justice et des bonnes intentions; cependant ce ne sont pas là toutes les critiques qu’on a le droit de lui adresser, attendu qu’elle présente des inconvénients généraux, qui peuvent compromettre notre bonheur et notre progrès individuel, aussi bien que la prospérité publique.

Pour l’individu, ce système est effectivement une excuse commode pour la paresse, la faiblesse et l’ignorance, ces sources incontestables de nos misères, de nos erreurs et de nos crimes; car, d’après cette doctrine accommodante, on n’a besoin, pour se disculper de ses fautes les plus grossières, de ses méprises les plus néfastes; qu’à se rendre, à soi-même, le témoignage d’avoir agi sans penser à mal, dans la conviction sincère de bien faire. Or comme personne n’est mauvais par essence; comme il est très-rare que l’on agisse avec l’intention perfide de nuire, chacun peut, sans se mentir, se donner le témoignage des bonnes intentions, et se dégager ainsi de toute responsabilité morale. On peut, grâce à cette panacée, nuire sans remords à ses meilleurs amis, à sa propre famille, à soi-même, et se complaire indéfiniment dans une désespérante négligence et incapacité. Aussi, chacun sait que les gens «bons et bêtes» sont fort à craindre; et qu’il vaut mieux un sage ennemi qu’un ami maladroit. Ce principe soi-disant moral des bonnes intentions a même couvert tant de négligences fatales, que finalement on est arrivé à supposer que «l’enfer en est pavé.» Évidemment, en ce qui concerne l’individu, le système des bonnes intentions sert trop facilement d’excuse à notre ignorance, à notre paresse et à notre maladresse, pour ne pas perpétuer la sottise et les vices dans tous les rangs de la société. Il mérite en conséquence d’être rejeté comme un principe immoral et anti-progressif et non pas d’être érigé en principe moral absolu et universel!

Socialement, l’influence du principe de justice n’est pas moins déplorable lorsqu’il est appliqué dans sa simplicité, parce qu’il n’explique nullement la cause des inégalités de fortune et de position. En effet, chacun ne demande pas mieux que de vivre tranquille et heureux sans inquiéter personne. Le principe de justice n’explique donc pas aux classes deshéritées pourquoi elles n’ont pas, comme les riches, droit aux agréments du présent. Leur conscience leur étant un sûr garant de leurs bonnes intentions, les biens qui leur manquent et les douleurs qui les accablent leur paraissent trop évidemment des injustices imméritées. Leur sentiment naïf de justice les conduit ainsi à accuser des inégalités du sort la méchanceté des hommes et le défaut d’équité de la Providence elle-même! En conséquence, cette doctrine, qui fait abstraction de notre mérite, de nos qualités et de notre valeur personnelle, qui, sans égard aux lois sociales, ne veut apprécier que nos intentions et notre sentiment de justice instinctif, cette doctrine de la justice et des bonnes intentions devient non-seulement une cause de maladresse, d’illusion et de désenchantement dans la vie privée, mais encore une source de mécontentement et d’agitation dans l’ordre social. D’après les suggestions de cette théorie, le pouvoir qui nous importune devient une usurpation illégitime, un despotisme intolérable. Ce sont les forts qui écrasent les faibles, qui abusent des droits les plus sacrés! C’est l’exploitation abrutissante et tyrannique de l’homme par l’homme! En effet, que d’hommes honorables, abusés par ces principes incomplets, et sans faire attention aux conditions inhérentes à l’ordre social, se sont jetés tête baissée dans les hasards des révolutions, ont soulevé les classes inférieures par ce nom magique de la justice, les ont ruées sur les classes supérieures, et ont réussi à bouleverser les institutions et à renverser les trônes, sans savoir comment les remplacer, sans être certains d’aucun principe social ni politique! Voilà comment, avec les meilleures intentions du monde, et animé du principe éternel de la justice la plus pure, et si l’on veut encore la plus désintéressée, on peut devenir l’agitateur le plus incorruptible, mais aussi le plus dangereux de la société humaine.

Tels sont, en résumé, dans la vie individuelle et sociale, les effets désastreux des principes de la justice et des bonnes intentions enseignées par la morale du devoir comme une règle fixe, universelle, où l’on est toujours sûr d’atteindre le dernier but que l’on se propose, le bien moral. Car, quant au résultat direct de l’action elle-même, l’homme, selon cette doctrine, n’en peut rien: la Providence seule en dispose absolument! Fais ce que dois, advienne que pourra! Cette morale pratique du système de M. Cousin, qui est devenue la morale officielle, est donc par ces motifs à considérer comme un fatalisme mystique, étroit, aussi favorable à l’ignorance, au désordre et à l’immoralité, que tous ceux que les libres penseurs combattent avec une si louable persévérance depuis la renaissance, la réformation et la révolution!

La religion et la politique de la société moderne

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