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CONCLUSION DE LA CRITIQUE DE LA MORALE DU DEVOIR.

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Me voici arrivé, dans l’observation des faits, fort loin des conclusions auxquelles s’est arrêté M. Cousin, l’honorable fondateur de l’école du devoir; parce que je ne me suis pas cru autorisé, pour examiner les affaires humaines, à partir d’un principe idéal, simple, et de l’appliquer avec une rigueur logique, exclusive; mais que j’ai cherché à embrasser l’ensemble de notre destinée dans la nature concrète de l’âme et des choses. Dès le commencement j’ai démontré l’insuffisance du principe du Bien en lui-même, comme point de départ de la science morale; et j’espère maintenant avoir également prouvé la même insuffisance du système, tant dans les détails qu’il a embrassés que dans ceux qu’il a négligés. En résumé, cette défectuosité considérable de la morale du devoir consiste dans les quatre points suivants:

1° Elle enlève au bonheur son caractère de fin principale de notre destinée, n’en précise aucune condition, soutient que notre liberté n’y peut guère, et remet à la Providence le succès de nos efforts;

2° Elle fait consister la morale uniquement dans la vertu, en exclut notre nature morale, limite les actes vertueux à de rares exceptions, et considère comme indifférente à la morale la conduite ordinaire de notre vie;

3° Elle attache la valeur morale à la justice et aux bonnes intentions, et ne met aucune importance ni à la manière dont elles ont été conçues et exécutées, ni au résultat qui a été obtenu, ni au désordre moral et politique qui en est la conséquence;

4° Elle passe sous silence l’intérêt du progrès de notre âme, n’apprécie point l’influence que l’antagonisme terrestre exerce sur le développement de nos forces et de nos qualités, et limite notre libre arbitre par une obligation impérieuse à un devoir strict généralement impossible à réaliser.

Rigoureusement, la morale du devoir est donc une atteinte à la liberté, à la vraie moralité, à l’ordre public, et donne lieu à un fatalisme triste et inintelligent. Sans doute M. Cousin est un esprit trop élevé et trop universel pour ne pas apprécier à leur juste valeur les éléments que son système exclut; mais sa doctrine du devoir est dans son ensemble aussi étroite que je viens de l’indiquer; et pour preuve à l’appui, je citerai encore l’appréciation qu’il nous donne de l’ordre terrestre.

«Dans cet immense univers, dit-il , dont nous entrevoyons une faible partie, malgré plus d’une obscurité, tout semble ordonné en vue du bien général; et ce plan atteste une Providence. A l’ordre physique qu’on ne peut guère nier de bonne foi, ajoutez la certitude, l’évidence de l’ordre moral que nous portons en nous-mêmes. Cet ordre suppose l’harmonie de la vertu et du bonheur, il la réclame donc. Sans doute cette harmonie paraît déjà dans le monde visible, dans les conséquences naturelles des bonnes et mauvaises actions, dans la société qui punit et récompense, dans l’estime et le mépris public, surtout dans les troubles et dans les joies de la conscience. Toutefois cette loi nécessaire de l’ordre moral n’est pas toujours exactement accomplie, elle doit l’être pourtant, ou l’ordre moral n’est point satisfait, et la nature la plus intime des choses, leur nature morale demeure violée, troublée, pervertie. Il faut donc qu’il y ait un être qui se charge d’accomplir, dans un temps qu il s’est réservé et de la manière qui conviendra, l’ordre dont il a mis en nous l’inviolable besoin, et cet être, c’est encore Dieu.

Voilà donc comment notre honorable philosophe s’exprime sur l’ordonnance des vicissitudes humaines. Il n’y est point frappé de l’action coercitive que l’antagonisme terrestre produit sur notre caractère faible, paresseux et indolent; ni de son action féconde sur le développement des forces et qualités que Dieu a déposées dans notre âme; ni de la loi de notre destinée d’être en tout les fils de nos œuvres; ni de la grandeur morale de la supériorité personnelle, ni du caractère progressif de nos destinées toujours plus élevées et plus dignes de la perfection et de la puissance divine. Le moraliste du devoir ne voit dans le monde que le règne de la vertu, la récompense du mérite et le châtiment du crime. Or, comme l’harmonie du bonheur de la vertu ne se réalise pas exactement dans l’actualité, ce système n’a d’autre ressource que de supposer l’intervention finale de l’Être suprême! C’est là, incontestablement, un mysticisme peu philosophique. Car pourquoi Dieu, dont les lois sont universelles et immuables, établirait-il cette harmonie à un autre moment que dans l’actualité ; et comment supposer que le tout-puissant Auteur de tant de merveilles, ait besoin de réparer plus tard ce qu’il a négligé de faire d’abord. D’ailleurs est-on sûr que les hommes n’auront plus de faiblesses après le trépas, et qu’ils n’auront plus besoin de lutte pour être poussés au progrès? Je pose cette question sans la résoudre, dans l’unique but de montrer la défectuosité multiple de cette doctrine. Plus tard nous verrons ce que cette idée peut renfermer de vrai.

Tel est le fond de ce système moral du devoir qui ne me paraît mériter ni le suffrage des libres penseurs, ni la confiance des hommes d’État, ni surtout devoir être enseigné aux jeunes générations, car ce système est une conception incomplète, d’une moralité douteuse, d’une politique subversive et d’un mysticisme suranné. La philosophie doit, à mon avis, avoir des vues plus étendues, comprendre tous les faits, étudier la complexion concrète de la nature humaine d’une façon digne de la science et conforme à la majesté ineffable du Créateur tout-puissant.

PROBLÈME SOCIAL.

Je suis arrivé par la pente naturelle de la discussion des principes moraux sur le terrain religieux, parce que tel est le lien intime et nécessaire de ces deux ordres d’idées. La morale est inséparable de la religion puisqu’elle est la règle de notre conduite pour l’accomplissement de notre destinée. Or celle-ci est déterminée par les dogmes religieux; car, quelque défectueux qu’ils soient, ils comprennent toujours quatre points principaux:

1° Notre origine;

2° Notre existence actuelle;

3° Notre destinée finale, et

4° La morale ou les règles de nôtre conduite.

Ainsi le christianisme nous enseigne:

1° Que le premier couple a été créé à l’état d’innocence, qu’il reçut pour demeure le paradis terrestre, avec le commandement de ne pas toucher aux fruits d’un certain arbre. Voilà le dogme de notre origine;

2° Que nos premiers parents, ayant désobéi aux ordres du Créateur, ont été chassés du paradis et condamnés, eux et toute leur descendance, jusqu’à la fin des temps, à vivre dans la souffrance à la sueur de leur front. Le péché originel est donc le secret de notre destinée actuelle;

3° Que, perdu à toute éternité par suite de la malédiction divine, chacun de nous doit s’efforcer de rentrer en grâce et d’obtenir son pardon personnel de la Miséricorde divine, afin d’être admis par lui à la jouissance des félicités éternelles. Voilà ce qui concerne notre destinée finale;

4° Que, pour nous faciliter l’accomplissement de cette réconciliation, le Verbe divin est venu s’incarner sur la terre afin de nous sauver par son intervention, de nous instruire de nos devoirs et de s’offrir à Dieu comme victime expiatoire. C’est la foi à ce mystère, le renoncement au monde, la charité et l’amour de Dieu et du prochain qui pouront nous assurer la grâce divine et le salut éternel, tandis que la désobéissance nous vaudra les peines éternelles. Telle est la morale chrétienne.

Voilà un ensemble bien autrement complet que la morale du devoir; rien n’y manque pour régler toute notre existence. Cette doctrine nous a été enseignée depuis dix-huit siècles, nous a gouvernés spirituellement pendant tout ce temps, et a été jusqu’à présent la base de l’ordonnance temporelle. Aujourd’hui l’expérience en est faite; l’enseignement chrétien nous a conduits, malgré lui, à la libre pensée et à la révolution. Mais comme la morale est indispensable à toute société, et que sans la sanction religieuse elle n’a point d’influence efficace sur les peuples, la révolution et la libre pensée se trouvent en face de deux impossibilités.

D’une part, elles ne peuvent plus se rallier pleinement à l’Église, puisqu’elles ont trop de motifs pour s’en séparer; et de l’autre, elles ne sauraient pourtant pas s’en séparer, puisqu’elles ne possèdent pas de solution nouvelle des quatre problèmes religieux. Les nombreux défauts de la morale du devoir en font foi. Cette position indécise condamne la libre pensée et la révolution à des contradictions et à des compromis toujours renaissants, puisqu’elles sont forcées d’emprunter au système chrétien ce qui ne froisse pas directement le sens commun, et de se servir de l’Église pour contenter le peuple, bien qu’elles en repoussent les dogmes.

Mais un système est un tout complet, qu’il faut prendre ou laisser en totalité, si l’on ne veut pas perpétuer une lutte irritante et stérile. Aussi le grand parti libéral, qui représente de nos jours la libre pensée et la révolution, et qui ne veut pas se rallier à l’Église et ne peut pas la quitter, se voit contraint de se dire chrétien, bien qu’il n’ait point de foi; de faire des concessions à l’Église, bien qu’il en soit repoussé ; et de ménager le pape bien que celui-ci lui jette l’anathème! Nos libres penseurs envoient leurs enfants au catéchisme et leurs femmes au confessionnal, tout en blâmant l’enseignement qu’on leur y donne; l’État bâtit des églises et se gare de l’intervention du clergé ; chacun veut propager la morale et l’instruction, et pourtant recommande la séparation du spirituel et du temporel! Telle est la situation bizarre de la société moderne, qui sent le christianisme lui peser en tout ordre de choses et qui pourtant se voit obligée de le supporter. Cet état anormal serait ridicule, s’il n’était plein de périls, car il est faux; il est sans dignité ; il ne peut engendrer que l’indifférence religieuse, et ne propager que le sensualisme. La dépravation nationale en est la suite inévitable!

En conséquence, la rénovation sociale, commencée par la libre pensée et la révolution, n’aura de consolidation définitive que lorsque l’on possédera des dogmes nouveaux qui instruiront l’humanité mieux que le christianisme, d’où elle vient, où elle va et quel chemin elle doit prendre pour son salut présent et futur. Telle me semble être la nécessité des temps actuels, et c’est pour essayer d’y répondre que j’entreprends l’exposition de mes recherches à cet égard, au moyen d’une nouvelle psychologie et d’une nouvelle appréciation de l’ordonnance terrestre dans ses rapports avec notre destinée générale.

FIN DU LIVRE PREMIER.

La religion et la politique de la société moderne

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