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CRITIQUE DE LA MORALE DU DEVOIR

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Le fondateur de la morale du devoir est, comme chacun sait, M. Cousin , notre illustre philosophe, dont les travaux sur l’histoire de la philosophie, la critique pénétrante et la grande élévation des idées ont imprimé depuis un demi-siècle une direction si puissante et si digne à la pensée nationale. S’il n’avait tenu qu’à l’excellence des intentions, à l’étendue des connaissances,. à l’éloquence de la parole, à la beauté du style et à la portée des idées, il est certain que sa doctrine serait irréprochable, et que nous posséderions dans la morale du devoir un code parfait pour la direction de notre conduite. Mais malheureusement il n’en est pas ainsi, tant que les principes eux-mêmes ne sont pas entièrement conformes à la vérité, les théories qui s’en déduisent sont également erronées, et alors l’habileté que possède celui qui les expose, ne sert qu’à donner le change sur leur valeur réelle et à masquer les défauts qui leur sont inhérents. C’est ce qui me semble être arrivé à l’école spiritualiste qui jette un si vif éclat par le mérite personnel de ses membres, et dont le chef a été le modèle brillant, fêté et heureux.

M. Cousin n’a pas été l’inventeur unique de son système moral. Il a eu soin de nous l’apprendre, en nous signalant le service que lui ont rendu à cet effet ses célèbres devanciers anciens et modernes: Platon, Aristote, Zénon, Loke, Kant et autres. Mais quant à ses successeurs, malgré le mérite de leurs travaux et leur savoir encyclopédique, ils n’y ont presque rien ajouté de nouveau et n’y ont point apporté de notables perfectionnements. M. Cousin constate ce fait lui-même, de sorte que pour l’intelligence de cette doctrine, ses deux livres bien connus: Premiers essais de philosophie et du Vrai, du Beau et du Bien peuvent à peu près suffire pour nous guider dans cette étude critique, puisqu’il s en sont le résumé authentique.

Le maître vénéré, au début de son ensignement, nous avertit que:

«Chercher un principe qui exprime à lui seul la nature humaine est une œuvre ingrate et impossible .»

Cette proposition est tout un programme et pourrait nous faire espérer que l’illustre philosophe va considérer par exemple notre âme comme un objet concret, d’une complexion multiple dans son unité, dont les éléments constitutifs et catégoriquement distincts sont les origines des principes généraux de la philosophie. Mais nullement! M. Cousin a soin de nous prévenir que tel n’est pas son intention, qu’il ne cherche point à remonter à l’unité concrète de l’âme et que dans son esprit:

«Une saine philosophie tient pour sa loi première de recueillir tous les faits réels et de respecter les différences réelles aussi qui les distinguent. Ce qu’elle poursuit avant tout, ce n’est pas l’unité, c’est la vérité » .

Il nous communique cette opinion comme si la vérité pouvait exister sans l’unité, et comme si cette dernière nous étant cachée, la première ne devait pas également nous rester inconnue. Telle est néanmoins sa pensée, et ses prétentions ne vont pas au de là, car voici la méthode qu’il a suivie dans ses recherches philosophiques et morales:

«La critique philosophique, dit-il , ne se borne point à discerner les erreurs des systèmes, elle consiste surtout à reconnaître et à dégager les vérités mêlées à ces erreurs. Les vérités éparses dans les différents systèmes composent la vérité totale que chacun d’eux exprime presque toujours par un seul côté. Ainsi les systèmes que nous venons de parcourir et de réfuter nous livrent en quelque sorte, divisés et opposés les uns aux autres tous les éléments essentiels de la morale humaine. Il ne s’agit plus que de les rassembler pour restituer le phénomène moral tout entier.»

Ailleurs, le maître dit encore :

«Il importe de le dire sans cesse, rien n’est si aisé que d’arranger un système en supprimant ou en altérant les faits qui embarrassent. Mais l’objet de la philosophie est-il donc de produite à tout prix un système, au lieu de chercher à connaître la vérité et à l’exprimer.»

Ainsi, au lieu de chercher, comme je l’ai fait remarquer ci-dessus, dans la constitution concrète de l’être réel, vivant, l’unité des vérités qu’il avait rassemblées, M. Cousin et après lui ses disciples ont pensé devoir s’en rapporter au sens commun pour le choix de leurs principes et en font une mosaïque artistement rajustée, c’est-à-dire, qu’ils se sont bornés à créer un éclectisme empirique. C’était agir fort prudemment, mais certes peu philosophiquement, car, quoiqu’on fasse, la vérité n’est pas un écrin de pierres précieuses, mais un brillant unique taillé à diverses facettes. Sans doute, il ne s’agit pas en philosophie de bâcler un système à tout prix, en manquant de conscience et de bon sens; mais il ne s’agit pas non plus de n’herboriser qu’en amateur lorsqu’on veut faire de la botanique, et de se borner à cueillir un bouquet de fleurs au lieu d’étudier l’unité merveilleuse de la physiologie végétale.

Les conséquences de cette manière insolite-de procéder ne se sont pas fait attendre pour l’éclectisme; car, sur les questions importantes, il est impossible de se contenter de ces réserves stériles. M. Cousin ne voulait d’ailleurs pas rester indifférent dans le mouvement des idées; il avait hâte de se prononcer contre le sensualisme qui ne déborde que trop aisément dans la société humaine et qui régnait en philosophie au début de ses travaux. Il n’est pas sceptique de sa nature et ne demandait pas mieux que de faire acte de ses préférences. Mais lorsqu’on sort de la froide impartialité et que l’on affirme le moindre principe, on fait choix d’une doctrine et l’on se prononce pour un système déterminé. Un principe est comme un os dans les mains d’un habile naturaliste dont l’œil exercé y reconnaît non-seulement la charpente osseuse de l’animal auquel il appartenait, mais qui en induit même jusqu’aux mœurs et au milieu de son existence. C’est ainsi qu’en accordant la préférence à certains principes, l’éclectisme devint bientôt par les tendances de son fondateur un système spiritualiste et une doctrine non moins exclusive que toutes celles qu’il critiquait avec raison. De sorte que bien qu’il nous ait d’abord entretenu avec éloquence de tous les systèmes moraux et philosophiques connus et qu’il nous en ait fait toucher les défauts avec beaucoup de finesse et d’autorité, M. Cousin est devenu aussi rigoureux dans sa doctrine et aussi inconséquent avec ses propres observations que n’importe quel philosophe. Ainsi par exemple à rencontre, de ses premières vues qui l’avertissaient que la nature humaine est complexe, il lui arriva finalement de se confiner en philosophie dans le spiritualisme le plus absolu, de se restreindre en morale et en politique au principe unique de la justice, de la vertu, du droit, du devoir, et de créer avec ces données simples et étroites, une doctrine qui, prise au sérieux, est aussi dure que desséchante, un système où l’homme emploierait ses forces vives à se combattre et à se contrarier pour le plaisir de la vertu, et où son cœur ne sourirait plus qu’avec crainte. Perfection, puissance, bonheur, tout y paraît sacrifié à la vertu désintéressée!

«Admirable économie de la constitution morale de l’homme, dit M. Cousin , sa fin suprême est le bien, sa loi la vertu, qui souvent lui impose la souffrance, et par là il est la plus excellente des créatures que nous connaissions. Mais cette loi est bien dure et en contradiction avec l’instinct du bonheur. Ne craignez rien, l’auteur bienfaisant de notre être a mis dans notre âme à côté de la loi du devoir la douce et aimable force du sentiment: il a attaché le bonheur à la vertu, et pour les exceptions, car il y en a, au terme de la route il a placé l’espérance. »

Autre part on trouve encore ces lignes :

«Si je voulais m’expliquer brièvement toute l’existence de l’homme, je vous dirais qu’elle est renfermée dans ces deux grands mots: Devoir et Espérance.»

Ces pensées sont touchantes, d’une mélancolie poétique, mais elles sont peu attrayantes pour des êtres qui sont possédés, «du besoin indomptable du bonheur,» comme il le dit lui-même, et peu instructives, comme nous allons le voir, pour l’homme dont les inspirations dépendent de sa nature, dont le sort est la conséquence de son activité intelligente, et dont l’avenir éternel est lié au progrès de son âme.

La religion et la politique de la société moderne

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