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LA VERTU, LA NATURE MORALE ET LA PERFECTION.

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Tout n’est pas encore dit sur l’empire de la vertu, tel que le conçoit l’illustre fondateur de la morale du devoir. Nous avons constaté qu’il la veut impérieuse dans ses prescriptions, mais qu’il en limite l’intervention à des circonstances exceptionnelles. Une autre censure qu’on a droit, à mon avis, d’adresser à cette doctrine, c’est de ne reconnaître de valeur morale qu’à la vertu et non pas à notre nature morale, et de confondre également la vertu avec la perfection morale, qui en est pourtant bien distincte.

Notre nature morale est un phénomène psychologique réel et irrécusable, que les panthéistes surtout recommandent pour l’opposer à la vertu volontaire. Ainsi Schelling remarque que

«Celui-là n’est pas réellement vertueux (moral) qui est dans le cas de s’enquérir d’abord de ce que commande le devoir; l’homme vertueux (mural) est celui qui se sent dans l’impossibilité de faire autre chose que ce qui est bien .»

Ce fait est vrai en partie, et quoique les termes qui nous le rapportent soient, à mon avis, mal choisis, cette observation mérite toute considération de la part des moralistes, puisqu’elle se rapporte à notre double ordre moral dont l’un dépend de la nature et l’autre de la force de l’âme. En effet toute doctrine morale est défectueuse, si elle n’a point égard à ce double phénomène; car si elle ne fait attention qu’à l’intervention de la volonté, c’est-à-dire à l’action vertueuse, comme la morale du devoir, elle méconnaîtra l’influence instinctive qu’exercent nos qualités naturelles sur notre conduite, et tombera inévitablement dans des inconséquences tant ridicules qu’illogiques. Ainsi, par exemple, elle estimera davantage l’ivrogne qui, par un effort vertueux, passe devant l’échoppe d’un marchand de vin sans y entrer, que l’homme sobre qui y passe sans effort et qui ne se grise jamais. Ce dernier, il est vrai, n’a momentanément aucun mérite de ne pas s’arrêter pour boire; mais il en a un bien plus grand et plus efficace, c’est d’avoir une nature suffisamment élevée pour ressentir une répugnance invincible contre l’excès de la boisson. La vraie morale doit donc se proposer de transformer la nature humaine pour qu’elle se sente heureuse dans le bien, au moyen de la volonté persévérante, comme Franklin nous le recommande. Tandis que suivant la morale du devoir, qui ne voit de sacré que la vertu, et qui croit à l’utilité des passions pour l’emploi de cette vertu, il faudrait rester toujours ivrogne pour avoir toujours le mérite de passer héroïquement devant le marchand de vin!

Ce serait là, on doit le voir, évidemment absurde, et cependant c’est la conséquence forcée de la théorie du devoir. Pour rester dans la vérité, le moraliste doit donc reconnaître la grande importance de l’intervention de notre nature morale dans nos actes, et des soins qu’il faut apporter à la formation, à l’entretien et au perfectionnement de ce précieux élément moral. En effet l’intervention de notre nature morale dans notre conduite ne le cède en rien à celle de notre volonté et de notre raison. Car si nos actes reçoivent souvent la direction de cette dernière, ils subissent bien plus fréquemment encore l’impulsion de notre spontanéité irréfléchie. Il arrive même que notre nature résiste admirablement aux suggestions erronées de notre pensée et qu’elle nous préserve dans la pratique des théories fallacieuses élaborées par la raison.

M. Cousin, qui a un inépuisable trésor de connaissances, nous fournit à ce sujet, un exemple digne d’attention à propos du sensualisme déplorable qui prévalut au dernier siècle dans la société française, et qui pourtant n’a pas fait tout le mal qu’il aurait pu.

«..... La morale du plaisir et de l’intérêt, dit-il , était la morale nécessaire de cette époque. Mais il ne faut pas croire pour cela que toutes les âmes fussent corrompues. Les hommes, dit M. Royer-Collard, ne sont ni aussi bons, ni aussi mauvais que leurs principes. Il n’y a pas de stoïcien qui ait été aussi austère que le stoïcisme, ni d’épicurien aussi énervé que l’épicuréisme. La faiblesse humaine met en défaut dans la pratique les théories vertueuses; en revanche, grâce à Dieu, l’instinct du cœur humain condamne à l’inconséquence l’honnête homme égaré par de mauvaises théories. Ainsi au dix-huitième siecle, les sentiments les plus généreux et les plus désintéressés éclatèrent souvent sous le règne de la philosophie de la sensation et de la morale de l’intérêt.»

M. Cousin, comme on voit, est bien au courant de la haute importance morale de notre nature intime, et il s’en réjouit lui-même, car voici en quels termes il fête la valeur considérable de sa découverte.

«Citons d’abord, dit-il, sans la développer, cette distinction de la spontanéité et de la réflexion dont plus tard nous avons tiré des conclusions si étendues et si consolantes: la spontanéité que nous appelons ici le génie de la nature humaine, tandis que la réflexion est seulemeut le génie de quelques hommes; l’une qui prévient partout et surpasse le raisonnement, inspire et soutient l’humanité, y fait naître et y conserve toutes les grandes croyances; l’autre qui quelquefois ébranle ces croyances et quelquefois aussi les confirme, et transforme la loi primitive en une ferme et solide conviction; celle-ci qui est en quelque sorte l’innocence de l’esprit, celle-là qui en est la vertu, achevée par bien des combats et souvent précédée de bien des fautes.

Ainsi, voilà donc bien établi que notre célèbre penseur apprécie complètement l’importance morale de notre nature intime. Eh bien, le croira-t-on, il l’exclut de sa morale et ne la reconnaît ni pour sacrée ni pour respectable! Il n’accorde son estime de moraliste qu’à la liberté et à la raison, c’est-à-dire qu’à la vertu. Voici ce qu’il écrit sur ce sujet à propos des devoirs que l’on a envers soi-même .

«Si j’ai des devoirs envers moi-même, ce n’est pas envers moi comme individu, c’est envers la liberté et l’intelligence, qui font de moi une personne morale. Il faut bien distinguer en nous ce qui nous est propre de ce qui appartient à l’humanité. Chacun de nous contient en soi la nature humaine avec tous ses éléments essentiels; et de plus, tous ces éléments y sont d’une certaine manière qui n’est pas la même dans deux hommes différents. Ces particularités font l’individu, mais non pas la personne, et. la personne seule en nous est respectable et sacrée, parce qu’elle seule représente l’humanité. Tout ce qui n’intéresse pas la personne morale est indifférent. Dans ces limites, je puis consulter mes goûts, même un peu mes fantaisies, parce qu’il n’y a rien là que d’arbitraire, et que le bien et le mal n’y sont nullement engagés. Mais dès qu’un acte touche à la personne morale, ma liberté est soumise à la loi, à la raison.»

Ainsi, nous le voyons, l’auteur de la morale du devoir, celui qui a reconnu que «le génie de la nature humaine, dont la spontanéité prévient partout et surpasse le raisonnement, etc.,» ce moraliste exclut cette nature morale de sa soi-disant personne morale, et ne la considère ni pour respectable ni pour sacrée!

Cependant malgré l’autorité de sa parole, il est certain que dans l’observation des phénomènes moraux, on est bien obligé de reconnaître trois actions bien distinctes; dont l’une part de notre force morale et qui constitue notre vertu; l’autre de notre nature qui renferme nos qualités et qui est l’origine de nos perfections morales; et la troisième qui combine ces deux influences par leur mutuelle réciprocité.

1° Lorsqu’à un moment donné nous avons à choisir entre le bien et le mal, entre le juste et l’injuste, entre notre conscience et notre intérêt, à ce moment solennel notre volonté vertueuse et libre, éclairée par la raison, nous guide et nous soutient. C’est ce service particulier de notre volonté qui a frappé Kant, et c’est celui également dont M. Cousin s’est emparé pour en constituer sa personne morale qui est le fond de son système.

2° Lorsque nous nous décidons à un acte, spontanément et d’une façon irréfléchie, c’est nôtre nature qui nous inspire, et celle-ci peut être bonne ou mauvaise, supérieure ou inférieure à nos principes et aux jugements de la raison. C’est cette spontanéité que Schelling préfère et que M. Cousin appelle le génie de la nature; c’est celle-là que ce dernier apprécie si justement sans l’admettre pourtant dans la constitution de sa personne morale.

3° A côté de cette intervention directe dans nos actes, ces deux éléments essentiels de notre âme agissent l’un sur l’autre; et cela de telle sorte qu’ils se perfectionnent ou se corrompent réciproquement, selon les efforts que nous faisons pour nous conformer ou non à nos intuitions idéales ou à la sagesse éprouvée de la tradition, et de l’expérience. Cette réaction des deux éléments essentiels de notre âme bien dirigée est l’instrument le plus puissant de notre progrès. M. Cousin ne s’en occupe point, et sa morale du devoir ne contient rien sur. cette réciprocité de nos deux éléments moraux.

Tel est néanmoins le triple phénomène intime qui est le fondement de la vraie morale; et cette origine variée de notre moralité n’est point inconnue à nos savants moralistes, mais ils n’en ont tiré jusqu’à présent aucun parti pour la science. Nous trouverons l’explication de cette erreur dans nos études psychologiques. En attendant je crois devoir considérer cette défectuosité considérable dans le système de M. Cousin, comme une contradiction encore plus importante que les précédentes, puisqu’elle a pour conséquence de vicier toute la morale du devoir. Eu effet, uniquement préoccupé de l’action austère de la vertu, ce système ne s’occupe nullement de la culture et du perfectionnement de la nature humaine. Au contraire, nous avons vu qu’il l’abandonne à tout hasard, permet aux hommes leurs fantaisies et leurs goûts pour les plaisirs, le bonheur et la richesse, et limite l’intervention de la vertu à de rares circonstances. La nature humaine se trouve donc, de parla morale du devoir, exposée sans contre-poids à l’influence délétère de la vie des sens et des convoitises terrestres; et ce système, tout en ayant l’air excessivement rigoriste, puisqu’il ne parle de rien moins que de nous imposer la vertu, pour la vertu, est en réalité d’une immoralité d’autant plus dangereuse qu’elle s’y cache sous les dehors vertueux d’une austérité exagérée.

Un autre inconséquence de cette doctrine, beaucoup moins grave, il est vrai, mais non moins caractéristique, est la confusion qu’elle établit entre la vertu et la perfection, qui est pourtant ce me semble, bien reconnue pour être l’accomplissement de nos qualités morales, c’est-à-dire le développement idéal de notre nature intime. Cependant voici l’observation que M. Cousin fait en nous par lant du système moral de Wolf, le disciple de Leibnitz.

«Wolf pensait avoir donné à la morale un idéal sublime en la mettant dans la recherche de la perfection. Mais il faut définir la perfection et déterminer en quoi elle consiste. Entend-on par la perfection la vertu? On fait un cercle vicieux, ce n’est plus la perfection qui est le motif déterminant de la volonté, c’est la vertu en tant que constituant la perfection de l’homme.» On peut entendre très-différemment la perfection; beaucoup entendent par là l’état le plus agréable de l’âme. Dès que la perfection peut être conçue de différentes manières elle ne fournit pas la règle fixe et absolue que nous cherchons.

Cette confusion de la vertu et de la perfection est la conséquence de ce que l’illustre philosophe n’a pas suffisamment remarqué, à mon avis, la distinction catégorique de la force de l’âme qui engendre la vertu et de la nature de l’âme qui peut, en imagination au moins, s’élever jusqu’à la perfection. Nous apprécierons plus tard l’importance morale et psychologique de ce classement défectueux, il m’importe seulement, pour le moment, de faire remarquer cette double contradiction du faux point de vue qui caractérise la morale du devoir, et qui la conduit à méconnaître la perfection et à exclure la nature intime, de notre personne morale ou plutôt de la morale elle-même.

La religion et la politique de la société moderne

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