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AVANT-PROPOS DEUX LETTRES DE JEAN REYNAUD

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Table des matières

L’auteur qui, pour la première fois, présente un livre au public a généralement besoin de s’appuyer sur la recommandation d’un écrivain connu et estimé. Mais un penseur solitaire qui publie ses recherches sur les problèmes les plus ardus que l’esprit humain puisse aborder a doublement besoin d’un répondant autorisé, car plus qu’un autre il risque de passer pour un rêveur dévoyé, d’être pris pour un utopiste présomptueux, et jeté dans la fossé aux oubliettes avant d’avoir été écouté.

En effet, comment oser aborder publiquement les problèmes primordiaux, élucidés pendant six mille ans par les esprits les plus illustres de l’humanité, lorsqu’on est ignoré et que l’on n’a pas encore donné la moindre preuve de son savoir ni de ses talents?

N’est-ce pas là la dernière des témérités; et ne mérite-t-on pas d’être reconduit sans délai dans la solitude que l’on a eu tort de quitter.

«Qui croirait, dit à ce sujet une des autorités de l’Institut , que sur la nature divine, sur les attributs de Dieu, sur la divine Providence, sur la génération des êtres, sur l’essence de l’âme et toutes les questions du même genre, il nous reste encore à nous ou à nos descendants des découvertes à faire, et que nous en saurons beaucoup plus que Platon, Saint-Anselme de Cantorbery, Saint-Thomas d’Aquin, Descartes, Leibnitz, Malebranche? La science, comme je l’ai déjà remarqué, n’est pas pour cela restée immobile; nos idées ont pris une expression plus franche et plus nette, nous connaissons mieux les sources d’où elles dérivent, mais le fond n’a pas changé, car c’est le même que celui de notre intelligence.»

Voilà donc, bien entendu, selon l’opinion de nos plus hautes sommités scientifiques, qu’il est inadmissible que l’on puisse avoir l’espoir de faire de nouvelles découvertes en philosophie. L’on sait à peu près tout ce que l’on peut apprendre sur ces matières primordiales, et les hommes qui président en quelque sorte à l’enseignement public se croient, par conséquent, autorisés à éconduire tous ceux qui manifestent cette prétention insolite.

Telle est la situation difficile que l’état de la science fait à celui qui se dévoue à la solution des problèmes sociaux, solution qui est loin d’être trouvée, bien que les savants se posent comme suffisamment instruits.

Sans doute, il faut reconnaître que le domaine de la métaphysique n’est pas excessivement étendu, et qu’il a été déjà mille fois parcouru en tout sens. Mais il est non moins constant que tant qu’il y aura encore des obscurités, aussi longtemps la science ne saurait avoir dit son dernier mot. Or, aujourd’hui encore, après plus de vingt siècles de recherches, on est en droit de reprocher à nos savants philosophes ce qu’Aristote — que M. Franck n’a pas compris parmi ses autorités — a reproché à Platon, de se perdre dans l abstrait, et de ne pas considérer l’être dans sa nature concrète.

Il est vrai qu’Aristote, après avoir déterminé, ainsi que nous le verrons plus tard, d’une façon assez précise les principes premiers de l’être, a abandonné lui-même cette voie féconde sans en tenir plus aucun compte dans ses travaux.

Mais cette défaillance du grand philosophe n’empêche pas que son observation ne soit fondée, et que le problème posé par lui ne reste encore à résoudre, bien que la connaissance de la nature concrète de l’être est la notion fondamentale de la métaphysique, et par conséquent de toutes les sciences. Or, l’ignorance où se trouvent encore nos illustres philosophes à l’endroit de cette notion souveraine suffit, à mon avis, pour leur défendre de tirer l’échelle, de déclarer impossible tout nouveau progrès de la science première, et d’ajouter le poids de leur autorité aux préjugés et à l’indifférence que rencontre tout novateur de la part de ses contemporains.

Cette détermination exacte de la nature concrète de l’être, ignoré par la philosophie actuelle, est précisément la base de mon argumentation pour l’établissement des dogmes religieux et des principes politiques de la société moderne; et l’on se convaincra je l’espère que les éclaircissements qu’elle procure ne sont point à dédaigner. Cette donnée me permet en outre de signaler, tant sous le rapport moral que politique et ontologique, les graves erreurs du spiritualisme, perfectionné par M. Cousin, et professé par M. Franck et ses illustres collègues de l’Académie des sciences morales et politiques; erreurs qui pèsent avec une si déplorable fatalité, sur le mouvement des esprits et sur la consolidation de l’ordre social issu de la Révolution. Mon travail, malgré tout le respect que l’on doit sans conteste aux penseurs éminents que l’honorable membre de l’Institut nous propose comme modèles, est donc étroitement lié à la rénovation de la philosophie, qu’on nous donne comme étant parfaite et sans tache; et le but que je me propose d’atteindre me semble, par conséquent, digne de l’attention du public éclairé. Mais en attendant que l’on puisse juger si mon écrit contient des données vraiment nouvelles et une solution réellement satisfaisante des problèmes posés parle dix-huitième siècle, je présente pour garant de son importance relative les paroles encourageantes qu’un homme de grand mérite et de noble caractère a prononcées quelques jours avant son douloureux et regrettable trépas, et qu’il m’a transcrites dans les lignes qui suivront.

Les deux lettres qu’on va lire de notre illustre mort ont encore un autre mérite à mes yeux que celui de me servir d’introduction dans le monde des penseurs; car elles établissent, en même temps, mon indépendance de toute préoccupation de parti et mon sincère désir de ne rechercher que la vérité sur notre destinée dans le présent et dans l’avenir. C’est en vue de ce double but que je me permets de livrer ces lignes confidentielles à la publicité, bien qu’elles n’aient été nullement écrites dans cette intention. L’unique regret qui me reste, en m’affranchissant d’une réserve discrète, est que mon travail n’ait pas eu la bonne fortune d’être jugé par celui sous le patronage duquel il voit le jour. Sa haute intelligence aurait pu me guider dans la voie difficile où je m’engage, et certes je me serais toujours efforcé de suivre ses conseils, autant que les principes que je crois devoir établir me l’eussent permis.

J’ai eu l’honneur de connaître Jean Reynaud dans les premières années de ma jeunesse, lorsque je fus son condisciple dans l’œuvre saint-simonienne. C’était lui qui avait été chargé de m’initier à la doctrine, de me préparer à renoncer au principe de la chute, et à consacrer ma vie entière à celui du progrès. Depuis lors je n’eus plus de relations avec lui; il planait dans les hautes sphères de la pensée, tandis que je me perdais dans les rangs pressés de la foule. La société saint-simonienne ne tarda pas d’ailleurs à être dispersée, plus sous le poids de ses propres erreurs que par l’action du gouvernement d’alors; et mon sort fut ainsi séparé de ceux que j’avais appris à aimer et à estimer. Rentré dans l’ornière ordinaire de la vie, je conservai néanmoins ma foi au progrès, et continuai à me guider dans ma conduite et dans mes aspirations d’après les opinions que je m’en faisais successivement.

Il serait fort déplacé qu’un inconnu vînt livrer au public son autobiographie, en guise de préface à son premier écrit, car personne ne saurait s’intéresser à quelqu’un qui ne s’est pas encore fait connaître. Je ne crois donc pas devoir entrer dans de longs détails sur ce qui me regarde personnellement; mais comme les idées que j’ai à exposer sont puisées en grande partie en dehors de la tradition de l’école, bien qu’elles n’y soient pas complétement étrangères, et qu’elles aient été surtout le résultat de ma propre expérience, je pense devoir instruire le lecteur de quelques circonstances qui pourront lui en expliquer l’origine et la raison d’être.

La première circonstance qui a dominé ma carrière, c’est que l’état de ma santé depuis mon jeune âge m’avait empêché de faire régulièrement mes études classiques; de sorte que, malgré le désir de mes excellents parents, je n’ai pu suivre une carrière littéraire ou scientifique, et que je fus par suite rejeté dans une profession toute différente. Cette circonstance, très-fâcheuse sous tout autre rapport, a eu pour moi cet avantage négatif de me laisser étranger à toute théorie quelconque, et de m’avoir obligé à des recherches personnelles et indépendantes.

Le second fait important pour moi a été de quitter la carrière commerciale à l’âge de trente ans, et d’avoir entrepris celle de professeur de piano, parce qu’à tort ou à raison, j’avais cru remarquer que l’obligation de n’envisager mes actes qu’au point de vue des profits et pertes me détournait de mes idées de progrès.

Une troisième et dernière observation que je crois utile de communiquer au lecteur, c’est que dans ma nouvelle profession j’appris à mes dépens que les dispositions naturelles sont nécessaires pour faire un artiste, et que par conséquent si on ne réussit pas toujours dans ses projets, ce n’est pas seulement la bonne volonté qui manque, mais que c’est souvent aussi notre nature, ou plutôt notre âme qui y apporte des obstacles quelquefois insurmontables.

C’est ainsi que, par l’expérience de la vie et par les luttes que je soutenais pour mon propre perfectionnement, j’ai été conduit à aborder l’étude de l’âme et à m’initier par moi-même dans la science de l’être, sans savoir encore que c’était là le véritable fondement des connaissances humaines.

De retour à Paris en 1849, après presque vingt ans d’absence je revis quelques-uns des anciens membres de la doctrine saint-simonienne et les retrouvai, à mon grand étonnement, à peu près au même point, où je les avais quittés. Le père Enfantin lui-même, malgré la position honorable qu’il occupait dans le monde des affaires, caressait encore son affreuse élucubration physiologique soi-disant religieuse, et se préparait à publier sa Science de l’homme, où entre autres jolies choses, il voulait enseigner à l’humanité à digérer et à transpirer saintement:

«Mon cher docteur, dit-il page 106, nous parlons physiologie, nous en parlons religieusement, nous pouvons donc aborder saintement la digestion, la transpiration, les sécrétions et excrétions et nous occuper avec un égal respect des deux extrémités du tube élémentaire, sur lequel et autour duquel l’homme tout entier a été divinement organisé.»

Quelque affection que je pus avoir pour Enfantin et pour mes anciens condisciples, je ne pus qu’être surpris de ce que l’expérience de la vie ne leur eût pas mieux ouvert les yeux sur les lois divines qui règlent nos destinées. Dès lors je me proposai de me livrer à l’étude et de me préparer à entrer en lice, afin d’établir la science religieuse et politique sur son véritable terrain.

Mais avant d’entreprendre ce grand labeur il a fallu d’abord me créer une petite clientèle pour pourvoir à mon existence, et chacun sait que ce n’est pas là une affaire facile. J’y mis plus de temps que je ne l’eusse voulu. Mais lorsqu’une fois je crus être assuré de mon pain quotidien, j’entrepris les travaux nécessaires pour réaliser mon projet. C’est ainsi que j’appris successivement, non-seulement ce qui avait été écrit sur les problèmes philosophiques, moraux et politiques par les plus illustres penseurs des temps anciens et modernes, mais je reconnus aussi qu’à côté de beaucoup de choses de mérite, une foule d’erreurs émaille les écrits les plus en renom.

Après quelques années de recherches assidues, je parvins à mettre un peu d’ordre dans mes idées personnelles et à les rattacher aux notions déjà connues. Je composai alors un petit volume sous le même titre que porte ce livre, où je cherchais à mettre en relief quelques idées principales sur les nécessités religieuses et politiques du moment.

Lorsqu’il fut terminé et que je voulus le faire éditer, il m’arriva ce qui arrive à presque tous ceux qui commencent, je ne trouvai personne qui consentît à s’en charger. N’ayant pas alors les fonds nécessaires pour publier mon travail à mes frais, je dus me résigner à le laisser inédit, et me borner à le communiquer à quelques amis, pour apprendre d’eux s’il avait quelque valeur, et s’il était autre chose qu’une élucubration indigeste. C’est à cette époque que je lus le beau livre de l’auteur de Terre et Ciel et que je conçus le projet d’aller le trouver et de lui soumettre mon travail avec l’espoir de le voir s’intéresser à sa publication.

Jean Reynaud eut la bonté non-seulement de se souvenir de moi et de me recevoir amicalement, mais aussi de se charger de lire mon manuscrit et de me promettre de me venir en aide, si l’écrit lui convenait Ce bon accueil me lit concevoir quelque espérance. Malheureusement le résultat ne fut pas conforme à mes désirs. Loin d’approuver mes idées, il les condamna; et dans sa lettre il les malmena de la rude façon qu’on va lire:

Première lettre de Jean Reynaud.

Neuilly 2 juillet 62.

Mon cher ancien confrère,

J’ai lu avec un intérêt soutenu voire ouvrage. Il dénote une grande persévérance de pensée et une force métaphysique incontestable. Malheureusement pour moi, il a presque continuellement soulevé une très-vive opposition dans mon esprit. Votre théologie et votre politique ont en moi un adversaire très-décidé. Quant à Louis-Napoléon en particulier, vous appelez droit et légitimité ce que j’appelle.....Vous voyez donc combien nous sommes loin de nous entendre, et vous comprenez mon regret de ne pouvoir vous aider comme je l’espérais. Mais je ne doute pas que dans les rangs du Bonapartisme vous ne trouviez tous les secours nécessaires pour la publication de vos idées. Ce parti y est évidemment intéressé. Trouver un philosophe qui consente à le prendre au sérieux, c’est une bonne fortune qu’il ne devait pas espérer!

Agréez, etc.

A la lecture de ces lignes mordantes et de ces expressions de répulsion, je compris avoir fait la faute de traiter d’abord mon sujet d une façon incomplète, et ensuite de l’appliquer directement aux hommes et aux choses. En théologie je froissais les convictions spiritualistes de l’auteur de Terre et Ciel, et en politique je blessais l’un des plus nobles acteurs de la république, détruite par le coup d’État du 2 décembre. Mon but, en effet, n’était pas d’écrire une œuvre de parti, mais de préciser les lois sociales qui règlent nos destinées d’une manière générale. J’avais surtout la volonté d’éviter de blesser des hommes honorables que j’estimais personnellement, et dont je partageais les tendances élevées, tout en cherchant à leur faire remarquer la défectuosité et les dangers inévitables des principes qu’ils poursuivent avec autant de conviction que de persévérance.

Je répondis donc dans ce sens à mon respectable ami; et quelques jours après, j’allai lui rendre visite pour m’expliquer à cœur ouvert avec lui. Nous eûmes ensemble une longue conversation où Jean Reynaud s’aperçut parfaitement de la bonne foi de mes recherches et de mon désir exclusif d’arriver à la vérité. Nous pûmes donc nous réconcilier sans arrière-pensée, et pour arriver à mettre mes idées au grand jour, il me conseilla d’écrire un mémoire sur l’un des principaux sujets de mon système, et de le présenter à l’Académie des sciences morales et politiques, qui selon son opinion ne pouvait manquer de me faire bon accueil.

Cette idée me sourit, puisque je n’avais aucun doute que l’Institut, fondé pour le progrès des sciences, n’accueillit avec quelque intérêt la communication d’un perfectionnement important à introduire dans la métaphysique, et par suite dans toutes les autres sciences.

Je me mis donc à l’œuvre et composai un écrit sur la nécessité de considérer l’âme comme un être concret et non comme une simple force ou pensée. Ce mémoire portait le titre: Des conditions de la réalité. — Terminé en avril 1863, je me présentais au secrétariat avec la confiance la plus grande dans la haute sollicitude de l’Académie. Mais je fus singulièrement déconfit d’apprendre que ce corps illustre ne recevait pas d’autre mémoire que ceux qui concouraient sur un des sujets de son programme annuel. L’honorable membre qui remplissent à ce moment les fonctions de secrétaire, tâcha de me faire comprendre que sa compagnie a cru devoir prendre cette mesure pour éviter que son opinion ou son suffrage ne fût exploité par les auteurs.

A mon avis l’autorité de l’Institut n’aurait pu, au contraire, que gagner dans l’exercice d’une juridiction établie dans l’intérêt de la vérité et dans celui du pays. Car les questions philosophiques et politiques sont quelquefois brûlantes, et il vaudrait mieux qu’elles fussent élucidées par une autorité compétente, que livrées à la publicité, au risque d’apporter un nouveau ferment d’agitation et de discorde dans les esprits déjà si discordants. Les autres classes de l’Institut sont sous ce rapport plus accessibles. Que l’on compose, par exemple, un onguent de quelque vertu, l’on sera accueilli par l’une d’elles avec bienveillance, et un rapport officiel en sera présenté par des commissaires chargés de l’examiner. L’œuvre la plus méritante, en philosophie et en politique est, au contraire, impitoyablement rejetée, obligée de se faire imprimer et de remuer le public avant d’être jugée digne de l’attention de notre premier corps savant.

Ne se fait pas imprimer qui veut. C’est une forte dépense pour un pauvre philosophe, et les éditeurs, avertis par l’expérience, sont obligés de faire la sourde oreille, puisque le public se méfie de ces ouvrages généralement abstraits et soporifiques. Les meilleures pensées peuvent donc de cette manière être forcées de périr faute d’une main secourable! Voilà le résultat de ce règlement absolu de l’unique institution créée pour le perfectionnement des connaissances supérieures. Ce sont là les observations que je pris la liberté de présenter à mon illustre interlocuteur.

Il va sans dire que mes frais d’éloquence restèrent sans effet. Mais, bien que chargé de représenter ce corps savant, et tenu de refuser mon travail pour obéir au règlement, ce membre eut l’obligeance de m’offrir d’en prendre connaissance personnellement, offre que j’acceptai avec reconnaissance.

Quelque temps après, ce membre de l’Académie des sciences morales et politiques me le rendit en m’engageant d’en faire un extrait et en me donnant quelques conseils pour y mettre plus d’unité. Il me faisait espérer que sous cette nouvelle forme on pourrait peut-être en faire lecture de vive voix à l’une des séances de cette Académie. Mais que peut être l’extrait d’un mémoire de philosophie, sinon une espèce de sommaire détaillé qui ne présente aucun intérêt pour un auditoire nombreux, de quelque bonne volonté qu’il soit? — Effectivement, lorsque j’eus achevé ce nouveau travail et que je l’eus communiqué à M. le secrétaire perpétuel, il me le rendit également en me faisant l’observation décourageante que je viens d’indiquer.

Entre temps, Jean Reynaud revint de Cannes, hélas pour la dernière fois! Je lui portai mon mémoire sans connaître son état de santé. Il le reçut avec sa bonté habituelle, le lut malgré ses souffrances, et m’écrivit ensuite cette seconde lettre, qui contraste presque complètement avec la première. Je la donne telle quelle, sans rien en retrancher.

Deuxième lettre de Jean Reynaud.

Neuilly 14 mai 63.

Mon cher ancien condisciple, je suis bien aux regrets de ne vous avoir point encore donné signe de vie. Mais je subis en ce moment un traitement pour lequel toute application un peu soutenue m’est sévèrement défendue, et je ne puis lire vos cahiers que d’une manière très-intermittente. Je ne saurais cependant résister à vous dire dès maintenant combien je suis frappé du mérite de votre nouvelle composition. Je la trouve supérieure à la première, et c’est bien avec celle-là qu’il faudra débuter dans la publicité. Je ne partage pas tous vos points de vue, mais je suis frappé de la force et de la lucidité de votre pensée. Il faut que vous preniez place en pleine lumière parmi les penseurs. Mais c’est là que se présente la difficulté principale, car c’est une difficulté qui ne dépend ni de vous ni de moi. Ouvrir les yeux du public sur un livre de philosophie, même d’un auteur connu, est une entreprise malaisée; mais combien l’entreprise est-elle plus épineuse encore s’il s’agit d’un inconnu! Le volume serait imprimé que rien ne serait fait, si personne ne l’achetait. Je pense donc toujours qu’il faut profiter de l’Académie pour élever vos idées et votre personne à un commencement de notoriété, et seulement alors vous présenter devant le public. Peut-être aussi pourriez-vous débuter, non dans la Revue des Deux-Mondes, qui ne vous accepterait pas, mais dans la Revue germanique. Vous pourriez, par exemple, détacher dans ce but votre chapitre sur le caractère des hommes et des nations, en le modifiant d’une manière à en faire un morceau complet par lui-même; ou même concevoir tel autre article spécial qui vous conviendrait, en évitant toutefois d’avoir l’air de vous poser en auteur de système. Sans connaître directement M. Neff-tzer ni M. Dollfus, je crois que l’on arriverait sans peine à vous recommander convenablement à ces Messieurs. Vous avez beaucoup travaillé à être, il est temps de travailler à paraître, non dans l’intérêt de votre personne, mais dans celui de votre œuvre.

Agréez, je vous prie, mes meilleurs sentiments d’estime et de sympathie.

Quelques semaines après avoir tracé ces lignes, Jean Reynaud mourut, répandant un deuil profond non-seulement dans le cœur de sa digne compagne et de ses nombreux amis, mais aussi dans l’esprit de tous ceux qui ne l’avaient connu que par ses travaux. Je perdis en lui un guide éclairé et un conseiller sûr et expérimenté.

Dès lors, abandonné de nouveau à mes propres inspirations, je cherchai de toute part à faire agréer mes idées et à faire recevoir mes écrits. Mais l’Académie m’étant fermée, les Revues et les journaux ayant leurs opinions et leurs visées particulières, je m’aperçus, après bien des tentatives infructueuses, qu’il fallait aborder de front le grand œuvre, écrire un travail aussi complet que possible, sans dépasser certaines limites, et m’efforcer d’en rendre les idées suffisamment claires, afin d’y intéresser tous les lecteurs intelligents. J’ai par ce motif repris mon premier écrit sur le problème religieux et politique de la société moderne, et lui ai donné tout le développement nécessaire, pour que l’on ne puisse se méprendre sur sa valeur rationnelle et expérimentale. Je présente cette nouvelle œuvre avec confiance au public; puisqu’elle renferme une solution nouvelle des questions brûlantes du jour, basée sur la connaissance de l’être selon sa nature concrète, c’est-à-dire d’après les conditions de la réalité.

Les principes émis dans cet ouvrage ne diffèrent point de ceux qui ont été établis dans mon mémoire, et que Jean Reynaud a jugés dignes de ses sympathies. Je crois, par ce motif, pouvoir me recommander auprès de l’honorable public du suffrage de cet homme éminent, dont on connaît le caractère élevé et l’esprit de justice, bien que ce livre ait été écrit après qu’il eut cessé de vivre parmi nous.

Paris, le 15 septembre 1867.

La religion et la politique de la société moderne

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