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I
La nuit des noces.

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–Bonne affaire pour la paroisse! M. Charles Desnoires est donc enfin marié! disait-on au moulin Tégot, tandis qu’au château l’on dansait.

–Bonne affaire! répétaient à l’envi le bonhomme Tégot et son fils Jacques, qui gouvernait désormais le moulin, et Martin le maçon, et les braves gens du hameau des Meules,–bref, tous ceux, grands ou petits, qui vidaient des pots de cidre à la santé des nouveaux époux.

On avait craint si longtemps que la famille Desnoires s’éteignît; on s’était demandé tant de fois ce que deviendrait après M. Charles le domaine, dont les seigneurs avaient été de père en fils les bienfaiteurs du canton! Mais voici que M. Charles se mariait et que la tradition chère aux anciens allait se perpétuer à la satisfaction générale: c’était bien le cas de trinquer gaîment.

Du milieu de sombres massifs de hêtres séculaires, le château se détachait comme une gerbe de feu. Par les fenêtres ouvertes, lustres et girandoles illuminaient la pelouse où il y avait foule de curieux, paysans et paysannes. Par les fenêtres ouvertes, les accords d’un excellent orchestre tenaient en éveil les échos des bois. Dans l’avant-cour piaffaient vingt équipages, encore que les écuries fussent pleines, les remises encombrées, et que la plupart des chaises de poste fussent logées dans les auberges du bourg.

La réunion, aristocratique s’il en fut, ne se composait pas seulement des châtelains des environs et des notabilités de Castelyves, la ville voisine; on y remarquait un certain nombre d’invités venus de Paris, et entre autres les deux frères Duboscat, parents assez éloignés de la nouvelle mariée.

Malgré la multiplicité croissante de ses vastes affaires, l’aîné, qui occupait déjà un rang distingué dans la haute finance, avait voulu se complaire, en quelque sorte, dans son œuvre, car c’était par son intermédiaire qu’avait eu lieu le mariage. Duboscat le cadet, jeune lieutenant de cavalerie, s’était hâté de solliciter un congé pour prendre sa part des joies de la famille.

Des femmes charmantes, d’éblouissantes toilettes, une gaîté franche et du meilleur goût, des rafraîchissements exquis à profusion, rien ne manquait à la fête; et la plus douce des soirées de printemps, à la suite d’un hiver très-rude, semblait s’y être conviée: on se serait cru en plein été; aussi la fonte des neiges avait-elle rapidement grossi la rivière.

Chez le meunier Tégot, dont le moulin à vent dominait la grande lande, on avait dit, tout en causant, que de mémoire de marinier, elle n’avait jamais été si haute. Les derniers invités arrivés au château parlèrent aussi de la crue des eaux, comme d’une chose extraordinaire; mais, de part ni d’autre, on n’attacha grande importance à cette nouvelle, car il n’y avait pas encore eu d’inondation dans le pays.

Vers minuit, cependant, au moment où les amis de Tégot trinquaient pour la dernière fois, une clameur sinistre se fit entendre aux confins de la grande lande.

–La rivière déborde!… Sonnez le tocsin!… Du secours!… du secours!…

Ainsi répandait l’alarme une estafette qui traversait au grand galop le canton. Jacques Tégot se précipita hors de chez lui.

–Que faire? demanda-t-il.

–Où demeure M. le maire? J’ai ordre de le prévenir. Ça presse. L’eau gagne sur toute la rive gauche; on a besoin de bras, de charrettes, de chevaux. Je cours le dire de commune en commune.

–Eh bien! continuez votre route, je me charge d’avertir M. notre maire.

–Merci, camarade! dit le messager en piquant des deux.

Meuniers et paysans s’entre-regardaient avec stupeur, car le maire était M. Charles Desnoires, le nouveau marié.

–Il n’y a point à hésiter, mes amis! s’écria Jacques, et M. Charles a le cœur trop grand pour hésiter non plus. Allons donc, allons troubler leur belle fête!…

Et poussant un soupir, il se dirigea rapidement vers le château, où les sons joyeux de l’orchestre avaient empêché de rien entendre. Les gais propos s’entrechoquaient aux éclats de rire veloutés; la valse tourbillonnait dans le grand salon; les jeunes filles admiraient l’heureuse mariée, dont elles enviaient tout bas le bonheur.

Elle, la reine du bal, s’abandonnait avec délices au bras de son époux, dont l’éloge était dans toutes les louches. Une joie sereine brillait dans ses yeux. L’amour, qui mettait des fleurons ardents à sa couronne d’oranger, transfigurait sa beauté virginale. L’amour répandait dans ce jeune cœur ses parfums les plus doux, ses aromes les plus enivrants.

S’il ne s’était agi d’abord que de resserrer les liens de l’amitié par une alliance honorable; si les plus parfaites convenances avaient motivé les premières démarches du financier Duboscat en faveur de son intime ami Charles Desnoires, et si Charles avait obéi à la raison en renonçant à un célibat un peu trop prolongé, depuis plus de deux mois déjà, convenances et raison avaient disparu devant la sympathie qui naquit aux cœurs des deux fiancés. On pouvait donc maintenant applaudir à un mariage d’amour.

Les épanchements des jeunes époux n’échappaient point aux regards clairvoyants des mères et des aïeules; on souriait, on chuchotait; on s’amusait surtout. Le bonheur partageait fraternellement son empire avec le plaisir et la gaîté, mais le malheur entra.

Il entra sous la figure loyale du devoir.

Les fermiers des métairies attenantes au château, leurs femmes et leurs filles, qui, groupés à l’extérieur, jouissaient émerveillés du spectacle d’un grand bal, virent avec surprise le meunier Tégot entrer brusquement dans la salle et s’approcher du maître.

–Le bas pays est inondé, lui disait-il à demi-voix; on demande du secours. Il faudrait sonner le tocsin et partir tout de suite.

Le nouveau marié pâlit, les danses s’arrêtèrent, l’orchestre fit silence.

Dans l’avenue, dans l’avant-cour, parmi les métayers et les paysans, la rumeur funeste se propageait. Une foule de gens accouraient du bourg et des divers hameaux.

–Mesdames, dit Charles Desnoires, la rivière de Castelyves déborde. Soyez absolument sans crainte, car ici nous sommes sur la hauteur, mais les plaines sont inondées. Je suis maire des Terres-Noires et je dois diriger sur le lieu du désastre tous les secours possibles.

La nouvelle mariée jeta un cri d’effroi; Charles posa sur son front un baiser d’adieu, et, la laissant palpitante entre les bras de sa mère, sortit précédé par Jacques Tégot.

Du haut du perron, il commandait à ses gens. Il donnait l’ordre de sonner le tocsin, de mettre en réquisition tous les cultivateurs, ouvriers et journaliers, de seller les chevaux, d’atteler les charrettes, de se munir de planches, de cordes, d’outils, d’apprêter des vivres, du linge à pansements et des vêtements pour les inondés, et enfin de se réunir sur la place de l’Eglise, où il allait se rendre. Il envoya tout d’abord en éclaireurs quelques garçons chargés de rapporter des renseignements, et fut bientôt à cheval.

Les deux frères Duboscat et tous les invités, suivant son exemple, se tenaient prêts à l’accompagner. Dans la salle de bal, où il ne restait que des vieillards et des femmes éplorées, régnait un désordre inexprimable.

Quand les cavaliers partirent, pendant que les valets de ferme chargeaient les charrettes, à la terreur soudaine succéda un abattement profond, et tout à coup le tocsin sonna.

A sa sinistre voix de bronze répondirent successivement d’autres voix semblables qui retentirent dans le lointain.

La nuit était splendide; la brise du midi bruissait dans les feuillages couronnés d’étoiles, argentés par la une; au ciel, pas un nuage menaçant: dans les bois un calme grave et doux.

Mais le tocsin grondait, et sur le sol poudreux retentissaient les fers des chevaux lancés au galop, et les essieux des charrettes criaient; les fouets, les grelots, les cris des gens de peine, rappelaient trop cruellement la grande catastrophe.

D’un mouvement spontané, les femmes, parées pour le bal, encore animées par le plaisir, tremblantes maintenant pour leurs pères, leurs frères, leurs époux, et pour les populations qu’atteignait le fléau, se mirent à genoux, implorant le ciel.

La nuit des noces s’était changée en nuit d’alarmes; la salle de plaisir se transformait en salle de prière; les perles et les diamants étincelaient sur les fronts en deuil; sous le lustre allumé pour le bal, devant l’orchestre abandonné, on priait avec la ferveur douloureuse des heures de péril.

Sur la place de l’Église, Charles Desnoires ayant promptement reçu toutes les informations nécessaires, était en mesure déjà d’envoyer des secours sur les points les plus menacés. Il savait qu’à deux lieues environ au-dessus de Castelyves, la rivière, grossie par la fonte soudaine des neiges, était sortie de son lit et avait lentement couvert le pays plat de la rive gauche.

Les habitants, chassant devant eux leurs bestiaux, remontaient dans les terres sans avoir couru de dangers sérieux; mais une lieue en deçà, beaucoup plus près des Terres-Noires, le mal était incomparablement plus grave: le village de Saint-Maurin, bâti dans les profondeurs d’une vallée en contre-bas, était à demi-submergé

Les eaux, après s’être avancées par nappes horizontales dans les champs d’amont, remplissant les sillons, baignant les talus, battant aux troncs des arbres, tourbillonnant dans les trous, puis recouvrant à peu près tout le sol d’où émergeaient les tertres et les broussailles comme des îlots, avaient, depuis une heure environ, rencontré en aval une pente rapide. Elles se déversaient en cascades. Sentiers, chemins, fossés, étaient déjà des torrents. Le ravin se transformait en lac; les maisons étaient envahies; les villageois, pris à l’improviste au milieu de la nuit, s’étaient réfugiés sur leurs toits en poussant des cris de désespoir.

Tandis que l’adjoint des Terres-Noires restait chargé de donner asile aux nombreux riverains qui désertaient leurs demeures, Charles donna l’ordre de se porter en masse du côté de Saint-Maurin.

Avant d’être arrivé sur les bords de la vallée, il fut saisi d’horreur. A perte de vue, dans la direction de la rivière, l’inondation couvrait la plaine. Un bruit sourd, dominé par des hurlements et des mugissements, parvint à ses oreilles. Plus on approchait, plus les clameurs de détresse étaient déchirantes. Les cris des hommes et des femmes, ceux des animaux, les craquements des arbres déracinés, les éboulements de terrain, formaient, avec le bouillonnement des eaux, le plus effoyable concert.

–Messieurs, dit Charles Desnoires, le désastre est encore plus grand que je ne le craignais. La situation exceptionnelle de Saint-Maurin en fait un réservoir; ici, nos chevaux ne seront que de peu d’utilité,

En amont de la plaine, les cavaliers pouvaient facilement prendre les inondés en croupe; les chariots attelés de bœufs transportaient des familles entières. En aval, dans le ravin, il n’y avait plus pied; les ruisseaux s’y déversaient comme dans un entonnoir.

–Où trouver des barques? demandaient quelques étrangers.

–Des barques ne sauraient venir de la rivière ici, et avant que le niveau soit fait, les plus hautes maisons auront disparu. Des radeaux donc! Hâtons-nous de fabriquer des radeaux!

Malheureusement, les premières charrettes chargées de matériaux n’étaient pas encore arrivées. D’instant en instant, le danger augmentait. Le vaste talus qui faisait face aux cavaliers n’était déjà qu’une large chute d’eau qui franchissait avec fracas les clôtures des champs, entraînant les arbustes, les terres détrempées et jusqu’aux pierres bornales. Ainsi les fonds s’exhaussaient; l’eau montait d’autant plus vite.

Sur le faîte de la maisonnette la plus encaissée, on voyait une famille entière luttant avec l’énergie du désespoir. Le père et la mère venaient de mettre leurs enfants sur le sommet des cheminées; le toit de chaume s’effondrait sous leurs pieds; ils se tenaient en équilibre sur la poutre supérieure.

Le lieutenant Duboscat se dépouilla de ses vêtements et se jeta le premier à la nage. Quelques jeunes gens intrépides, et entre autres un journalier étranger à la commune des Terres-Noires, Pierre aux cheveux roux, le suivirent de près.

Ils eurent le bonheur d’atteindre encore à temps la famille qui allait périr. Les cavaliers, s’avançant autant que le permettait la pente rapide du terrain, recueillirent les enfants et les femmes.

Ce succès fut immédiatement suivi de l’arrivée des chariots chargés de planches et de cordes. Le meunier Tégot, Martin, les ouvriers venus des Terres-Noires, le brave Pierre le Roux, fabriquèrent à la hâte de frêles radeaux.

Charles Desnoires monta le premier, qui fut attaché à un long cordage; mais la perche cessant de toucher au fond, le radeau dérivait.

–Des nageurs! des nageurs! criait-on avec effroi.

Tégot, Pierre le Roux, le lieutenant Duboscat et dix autres, se mettant à la nage, prirent à la traîne le frêle radeau. On établit un va-et-vient entre la rive et le toit de la maison la plus voisine. Delà, on se porta prudemment vers la suivante. Un réseau de cordes était tendu entre les toits et facilitait les mouvements des radeaux, successivement lancés en toute hâte.

Mais les divers points d’attache n’étaient pas également solides; l’inondation montait toujours, et la population de Saint-Maurin, éperdue de terreur, ne tenait pas compte des ordres donnés par Charles Desnoires.

Après dix sauvetages heureux, un accident effroyable eut lieu, parce que plus de cinquante personnes s’accrochèrent à la fois au même cordage. La haute cheminée où il était amarré s’écroula sur le radeau de Charles et le coula par le fond. Hommes, femmes, enfants, disparurent. On cessa d’entendre la voix du jeune maire, à qui plus de cent inondés devaient déjà leur salut.

Rouget et Noiraud

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