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II
Dangers et douleurs.

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Duboscat aîné, resté sur la rive, s’y occupait activement du travail des radeaux, de la manœuvre des cordages passés aux troncs des plus gros arbres et des secours à donner aux inondés. Sur la hauteur, il avait fait allumer un grand feu, autour duquel on distribuait des vêtements. Il y avait également établi une ambulance où les asphyxiés et les blessés recevaient les premiers soins, avant d’être envoyés en charrettes dans le haut pays.

Grâce à la présence d’esprit méthodique de M. Duboscat, on agissait avec autant d’ordre que de célérité. Dans la cuve tourbillonnante de Saint-Maurin, si la plus déplorable confusion suscitait aux travailleurs mille difficultés, sur la rive, du moins, la confusion cessait. Les rôles étaient distribués, les communications assurées, les divers services improvisés avec la prévoyance d’un homme pratique.

Nul, durant cette nuit funeste, ne se montra plus utile que le financier Duboscat. Il devinait tout et n’oubliait rien. Se rendant un compte exact de la marche des eaux, il expédia même plusieurs avis très-importants aux ingénieurs et chefs de corps qui, partis de Castelyves avec des troupes, s’étaient portés en amont pour y faire un barrage.

Mais, lorsque du milieu du gouffre partit le cri terrible: «Le radeau de M. le maire vient de couler!» lorsque cette catastrophe eut redoublé l’épouvante, M. Duboscat ne demeura pas plus longtemps à l’abri du danger. Le médecin, le curé, quelques vieux cultivateurs pouvaient le suppléer maintenant; il sauta sur le dernier radeau, plus solidement fabriqué que tous les autres; puis, secondé par Jacques Tégot, Martin le maçon et Pierre le Roux, il se fit haler vers le centre du bassin.

De tous côtés, on s’accrochait aux planches de salut.

–Charles! Charles! où es-tu? criait Duboscat avec douleur.

Une sorte de gémissement étouffé lui répond; il croit reconnaître la voix de son ami; en même temps, il entrevoit un homme qui se débat par instants à la surface.

Duboscat se précipite dans le tourbillon et disparaît à son tour.

Les actes de dévouement se succèdent. Tégot et Martin recueillent plus de dix familles.

Le lieutenant Duboscat et le journalier Pierre se signalent, entre tous, par une infatigable ardeur.

Le premier, malgré l’écroulement d’une maison dont la chute occasionne un contre-courant terrible, s’avance presque seul, recueille les naufragés, et, coupant avec sang-froid le cordage, qui, amarré au radeau par un bout, aux ruines par l’autre, va le faire couler, il s’abandonne à la dérive, pare tous les chocs avec sa perche, et finit par prendre terre à près d’une demi-lieue sur des fonds marécageux où dix cavaliers, venant à son aide, compléteront son œuvre.

Pierre le Roux, voyant le grand radeau surchargé, l’allége de son propre poids, sauve successivement plusieurs malheureux qu’entraîne le courant; puis, entendant des cris de désespoir sur un toit miné par les eaux, se hisse à côté des inondés avec une corde entre les dents, en fait un nouveau va-et-vient, et ramène ainsi sains et saufs plus de vingt habitants, qui, à peine sur la rive, verront leur maison s’abîmer.

Cependant Duboscat aîné a saisi par les cheveux un homme qu’il parvient, non sans avoir dix fois manqué de périr, à faire recueillir par les haleurs de radeaux.

–Est-ce Charles? demande-t-il avec crainte.

–C’est lui! c’est M. Desnoires!… mais grièvement blessé, complétement évanoui, donnant à peine signe de vie.

Duboscat remonte à terre, fait porter son ami auprès du feu, le ranime et seconde le médecin qui se met en devoir de le panser.

Alors le journalier Pierre apercevait une jeune fille qui coulait entraînée par un arbuste déraciné. II n’hésite point à plonger, se sent pris par les branches, se dégage à grand’peine, remonte, atteint un radeau, replonge avec un bout de corde et, par des efforts désespérés, ramène à la rive le lourd arbuste chargé de gravier et la jeune fille mourante.

Ce fut là son dernier trait de courage. Il tomba, vaincu par la fatigue, à côté de la pauvre orpheline qu’il venait d’arracher à la mort.

Elle s’appelait Pierrette; elle lui devait la vie; elle lui donna son amour.

Lorsque Charles Desnoires et le financier Duboscat, qui se montrèrent noblement prodigues envers les inondés, eurent donné à Pierre le Roux une petite somme en récompense de son intrépidité, le brave garçon épousa Pierrette. Mais il partit, peu après, de son village, et l’on ne sut plus de ses nouvelles aux Terres-Noires, où du reste il n’avait jamais séjourné.

Au moulin Tégot, les nobles et cruels épisodes de l’inondation devaient défrayer maintes veillées. Si l’on y parla quelquefois du vaillant Pierre aux cheveux roux, ce ne fut qu’en passant. On l’y connaissait si peu! Tous les autres héros de Saint-Maurin étaient, au contraire, des gens du pays ou des invités de la noce. Oh! par exemple, aucun de ceux-ci ne fut oublié. Les noms des frères Duboscat étaient prononcés avec presque autant de vénération que celui de M. Desnoires.

Dame, il était de notoriété publique que les judicieux avis expédiés aux ingénieurs par M. Duboscat aîné avaient contribué pour beaucoup à diminuer le désastre. Les indications qu’il donna servirent à faire élever dans le sens le meilleur le barrage qui, construit en grande hâte avec des gabions et des fascines par la garnison de Castelyves, avait coupé aux eaux la pente de Saint-Maurin.

Ces travaux, auxquels coopérèrent tous les cultivateurs des plaines d’amont, ayant détourné les torrents, la grande cascade cessa. Il n’en fallut pas moins près de trois semaines pour que le ravin inondé fût à sec; mais, si le barrage avait été moins bien entendu, rien n’aurait échappé à la destruction.

Le généreux élan du lieutenant Duboscat était dignement apprécié; on se complaisait à citer ses actes de dévouement. Cependant, on l’admirait moins que son frère, dont le métier, disait-on, n’était pas d’avoir du courage.

La palme, du reste, était unanimement décernée à M. Desnoires, qui avait sans hésitation délaissé sa jeune épousée pour aller braver la mort.

Quel retour que le sien! quelle scène déchirante à jamais digne de mémoire!

Les dames et les vieux parents avaient passé la nuit en alarmes et en prières. On envoyait sans cesse au bourg demander des nouvelles. Là, les charrettes se déchargeaient. On recueillait les pauvres gens de Saint-Maurin, dont une partie dut être dirigée sur le château et les métairies avoisinantes. Les rapports de ces malheureux, affolés par leurs terreurs, devaient redoubler l’effroi des hôtes de Charles Desnoires.

Quand la jeune mariée apprit que son nouvel époux, donnant l’exemple, montait en personne le premier radeau, son sang se glaça; une pâleur mortelle décolora son visage; elle fut prise d’une attaque de nerfs qui mit ses jours en danger, car au moment même où elle reprenait connaissance, des cris imprudents la bouleversèrent de nouveau.

«Le radeau de M. Desnoires vient d’enfoncer! M. le maire a péri!…»

A ces mots, trop distinctement prononcés, elle se tord dans d’affreuses convulsions; ses yeux s’injectent; elle a perdu la voix; sa poitrine est oppressée par le cauchemar de la plus horrible réalité; elle étouffe, elle se meurt.

En vain aux cris de désespoir succèdent des cris de joie; en vain le bruit se répand que M. Charles vient d’être sauvé par son ami Duboscat, l’infortunée jeune femme n’entend plus, ne peut comprendre, et, les yeux hagards, demeure insensible comme une statue de marbre.

Vers sept heures du matin, les ingénieurs et les troupes descendirent d’amont en aval, pour occuper le territoire qui domine la vallée de Saint-Maurin. Une digue semi-circulaire protégeait, enfin, ce ravin presque entièrement submergé, dont la population devait son salut à la courageuse initiative du maire des Terres-Noires.

Les frères Duboscat, abandonnant le théâtre de leurs exploits, ramenaient leur digne ami au château. On le portait sur un brancard, car il n’aurait pu, sans d’horribles douleurs, être reconduit en voiture. Un bandeau couvrait son front; il était brisé dans tous les membres, contusionné, affaibli par d’abondantes saignées, incapable de soulever la main, mais calme, souriant, fier d’avoir noblement accompli ses devoirs.

Il ignorait encore ce que souffrait celle dont l’amour remplissait son cœur. Ses yeux brillaient d’un éclat inaccoutumé; il palpitait à l’espoir de la revoir belle, gracieuse et tendre. Il avait agi, lui; il ne songeait pas aux terreurs de l’attente; elle avait attendu, elle avait frémi, elle était foudroyée.

–Le voici! sauvé! blessé, mais vivant!. Ma fille, ma sœur, mon amie!. Le voici; calme-toi! reviens à toi! Entends-nous!

Elle n’entendait pas; haletante, tremblant nerveusement, crispée, plongée dans une stupeur indescriptible, elle ne reconnaissait les voix de sa mère, de ses sœurs, ni de ses amies.

Mais au bas du perron, où l’on pose le brancard, son nom a été murmuré par celui qu’elle aime. Elle entend, se lève frémissante, ne peut être retenue et se précipite échevelée au-devant de lui:

–Charles! Charles!… sauvé! vivant!. blessé!. mourant encore!

Elle lui tend les bras, pousse un cri déchirant et retombe inanimée entre les bras de sa mère.

Charles fondit en larmes.

On les transporta tous deux dans la chambre nuptiale.

Quelques heures plus tard, la voix du bien-aimé avait ranimé la jeune épouse. Elle était à son chevet, elle avait recouvré la force de lui prodiguer ses soins. L’espérance rassérénait son cœur: aucune des blessures n’avait de caractère alarmant.

Charles se rétablit en peu de jours.

On sait assez qu’en province les retours de noces se succèdent et se prolongent de castel en manoir. Alarmes et douleurs furent suivies de fêtes nouvelles, que ne troublèrent plus aucuns incidents fâcheux.

Charles en fut doublement le héros: comme nouveau marié, comme principal sauveteur des inondés de Saint-Maurin.

Sa générosité envers les victimes, les sages mesures qu’il avait su prendre, son initiative dans des circonstances sans précédents en ce pays, son abnégation alors qu’il avait le plus légitime des motifs pour ne point payer de sa personne, son sang-froid, son ardeur, les dangers qu’il avait courus, que de motifs d’intérêt! que de sujets de louanges exaltées!

Sa modestie en souffrit, sans doute, mais combien sa jeune femme en était fière!

Déjà leur mariage était un mariage d’amour; à cet amour s’ajoutait un sentiment d’estime, d’admiration, de noble et légitime orgueil. Plus on avait tremblé, gémi, souffert, plus on était heureux.

Les beaux mois de paix et d’amour qui fleurirent pour les nouveaux époux devaient se prolonger dans les douceurs d’une inaltérable tendresse. Et pourtant les vœux des bonnes gens du canton ne se réalisaient point. Ils avaient applaudi au mariage du seigneur châtelain, dans l’espoir que son nom et sa race se perpétueraient pour le bonheur du canton.

Ce désir général s’était accru en raison même des vertus déployées par M. Desnoires lors de l’inondation. Il s’était montré, tour à tour, si brave, si sage, si charitable, si généreux!

–Mais, hélas! se disait-on en Terres-Noires, depuis les confins du bourg jusqu’au hameau des Meules, et surtout au moulin Tégot,–le saisissement de Madame avait profondément altéré sa santé. Jeune fille, elle était robuste; depuis la catastrophe, elle était maladive. Les médecins prétendaient que le mal était sans remède. Quel dommage!

On fit des neuvaines et des pèlerinages, on voulait un miracle; le miracle ne s’accomplissait point. Et l’inondation, regardée à bon droit comme la cause première de cette grande déception, était d’autant plus énergiquement maudite par tout ce qu’il y avait en la commune de gens dévoués à la famille Desnoires.

Alors une série de malheurs bien autrement réels avait frappé coup sur coup l’un des héros obscurs de la nuit de Saint-Maurin. Pierre aux cheveux roux, après son mariage avec Pierrette, était allé chercher fortune on ne sait en quelle grande ville. Histoire vulgaire, ils n’y trouvèrent que souffrances et douleurs. La misère faucha leurs jeunes enfants, et enfin abattus, désolés, ils revinrent péniblement en leur hameau, où Pierre reprit avec courage, mais non sans amertume, son triste métier de journalier de campagne.

Ah! pourquoi M. et Mme Desnoires ne furent-ils point informés de ces infortunes! Hélas! les pauvres gens demeuraient fort loin du château, où ils ne songèrent jamais à venir demander secours. On ignora complétement en Terres-Noires les lamentables péripéties de leur humble existence.

On n’y resta pas de même dans l’ignorance des malheurs qui, à cette époque, menaçaient le financier Duboscat, à la veille, disait-on, de suspendre ses paiements. Dix sinistres, autant de faillites, plusieurs spéculations avortant à la fois malgré la plus irréprochable prudence, allaient entrainer sa ruine et celle des nombreuses familles qui lui avaient confié leurs capitaux. A bout de ressources, à bout de crédit, il voyait sa réputation d’honneur compromise. Un tel homme ne survivrait pas à un tel malheur.

Il était époux et père, mais il n’était pas de ceux qui, sous les abris d’un contrat de mariage, ont la judicieuse précaution de mettre en réserve une seconde fortune. De l’opulence, il devait sans transition tomber dans la dernière misère.

–Nous lui devons tout notre bonheur! dit Mme Desnoires.

–Il est mon ami d’enfance, il est ton parent, il m’a sauvé la vie, il m’a donné ton amour!

–C’est le plus honnête des hommes, essayons de le sauver! Ne reculons devant aucun sacrifice!

–Sois bénie pour cette parole!

–Je suis résignée à vivre dans la plus humble médiocrité.

–Grâce à Dieu! nous sommes riches, nous avons, nous, un crédit immense; j’emprunterai sur nos terres, j’engagerai ma signature.

–Nous n’avons pas d’enfants! murmura Mme Desnoires, faisant un pieux encouragement d’une pensée jusque-là douloureuse.

–Et nous n’avons qu’un cœur! s’écria le loyal ami du financier. Partons pour Paris.

Ils partirent sur l’heure.

FIN DU PROLOGUE.

Rouget et Noiraud

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