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CHAPITRE V

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Voici la lettre de M. Casaubon :

« Ma chère miss Brooke,

» J’ai obtenu de votre tuteur la permission de vous parler d’un sujet qui me tient plus au cœur que tout autre. Je ne crois pas me tromper en voyant une coïncidence plus profonde et plus mystérieuse que celle de la date seule dans ce fait que j’ai senti et compris le vide de ma vie précisément à l’époque où je devais faire votre connaissance ; car, dès l’instant où je vous rencontrai, j’eus comme l’impression de votre aptitude éminente, exclusive peut-être, à remplir ce vide (vide, je puis le dire, lié à un intense besoin d’affection) que seraient impuissantes à constamment amortir, mes justes préoccupations pour l’œuvre même à laquelle je me consacre. Chaque occasion nouvelle que j’ai eue de vous observer, a donné à ma première impression une base profonde, en me convaincant plus expressément de cette capacité que j’avais d’abord soupçonnée, et en laissant mieux voir en vous cette faculté d’affection dont je viens de parler. Je suppose que nos conversations vous ont suffisamment éclairée sur la portée de ma vie et de mes aspirations, portée sublime à mon avis, que des esprits d’un ordre plus vulgaire ne sauraient comprendre. Mais j’ai pu discerner en vous une élévation de pensée et une capacité de dévouement que je n’avais pas cru jusqu’ici compatibles avec le premier épanouissement de la jeunesse ni avec ces charmes du sexe susceptibles d’acquérir la vraie distinction lorsqu’ils se trouvent associés comme ils le sont en vous aux qualités de l’esprit que je viens de mentionner. C’était, je vous le confesse, au delà de mes espérances, de rencontrer cette rare combinaison d’éléments à la fois profonds et attrayants, propres à m’assister dans mes sérieux travaux et à répandre un charme inconnu sur mes heures de loisir.

» Je crois que notre rencontre (permettez-moi de le répéter) n’est pas une simple coïncidence avec les besoins antérieurs de mon âme, mais qu’elle y a été rattachée providentiellement comme l’échelon qu’il me fallait gravir encore pour atteindre à l’organisation parfaite de mon plan de vie. Sans cet heureux événement, j’aurais, sans doute poursuivi ma route jusqu’à la fin, sans chercher à éclairer ma solitude par une union matrimoniale.

« Tel est, ma chère miss Brooke, l’état exact de mes sentiments ; je m’en remets à votre bienveillance en osant vous demander maintenant jusqu’à quel point les vôtres sont de nature à confirmer mon heureux pressentiment. Je regarderais comme la faveur la plus élevée de la Providence de pouvoir devenir votre époux et le gardien de votre bonheur ici-bas. En retour, je puis vous offrir une affection qui du moins n’a pas été jusqu’ici follement dissipée, et vous consacrer une vie qui, malgré le peu de durée qu’elle a encore devant elle, ne contient pas dans son passé de pages capables de vous attrister ou de vous faire rougir si vous aviez l’idée de les tourner.

» J’attends l’expression de vos sentiments avec une anxiété que la sagesse m’ordonnerait d’apaiser, si je le pouvais, par un travail plus ardu que de coutume. Mais je suis resté jeune dans ce genre d’expérience, et je sens bien, à la pensée d’une réponse qui pourrait m’être défavorable, qu’il me serait plus difficile de me résigner à ma solitude après cet éclair passager d’espérance. Quoi qu’il en soit, je resterai votre sincèrement dévoué,

» ÉDOUARD CASAUBON. »

Dorothée tremblait en lisant cette lettre ; quand elle l’eut achevée, elle tomba à genoux, cacha sa figure dans ses mains et sanglota ; elle ne pouvait prier ; sous le coup de cette émotion solennelle où toutes les pensées deviennent vagues et toutes les images flottantes et incertaines, elle ne pouvait que se réfugier avec la foi de l’enfant dans le sein d’une conscience divine, soutien de sa propre conscience. Elle demeura ainsi jusqu’à ce qu’il fût temps de s’habiller pour le dîner. Comment aurait-elle songé à analyser sa lettre ; à faire la critique de cette déclaration d’amour ? Toute son âme était possédée de cette idée qu’une vie plus complète s’ouvrait devant elle : elle était comme une néophyte sur le point d’être initiée à une tâche nouvelle ; elle allait avoir enfin l’emploi de l’énergie de son âme, de cette énergie qui n’avait jamais pu s’exercer qu’à grand’peine, comprimée entre l’obscurité de sa propre ignorance et les petites exigences du monde.

Elle pourrait se dévouer désormais à des devoirs élevés bien que définis, elle pourrait vivre continuellement dans la lumière d’une intelligence qu’elle révérerait ; et cet espoir se mêlait à l’épanouissement d’un bonheur triomphant, à la joyeuse surprise de la jeune fille qui se voit choisie par celui que son admiration avait aussi choisi. Toute la passion de Dorothée tendait à une vie idéale ; le rayonnement de sa jeunesse transfigurée se répandit sur tout ce qui l’entourait. Les petits incidents de ce jour qui avaient excité son mécontentement sur les conditions de sa vie présente ajoutèrent à l’impétuosité de ses sentiments et hâtèrent sa résolution définitive.

Après dîner, tandis que Célia exécutait au piano des variations, sorte de petit tapotement qui symbolisait la partie esthétique de l’éducation des jeunes filles, Dorothée monta à sa chambre pour répondre à la lettre de M. Casaubon. Pourquoi tarderait-elle à le faire ? Elle recopia trois fois sa réponse, non pour en changer les termes, mais parce que sa main tremblait, et elle ne voulait pour rien au monde que M. Casaubon trouvât son écriture mauvaise et illisible. Elle mit son amour-propre à écrire une réponse où chaque lettre fût parfaitement distincte et ne pût prêter à de fausses interprétations ; elle comptait bien d’ailleurs employer ce talent à soulager les yeux de M. Casaubon.

Elle écrivit donc trois fois les lignes suivantes :

« Mon cher monsieur Casaubon,

» Je vous suis bien reconnaissante de m’aimer et de me croire digne d’être votre femme. Je ne saurais aspirer à un bonheur plus parfait que celui qui ne fera qu’un avec le vôtre. Si j’en disais plus, ce ne serait jamais que la même chose répétée en d’autres termes, car je ne puis m’attacher à aucune autre pensée qu’à celle de rester, durant toute ma vie, votre dévouée,

» DOROTHÉE BROOKE ».

Plus tard, dans la soirée, elle suivit son oncle dans la bibliothèque pour lui remettre sa lettre, afin qu’il la fît partir le lendemain matin. Il en fut surpris, et demeura quelques instants silencieux, remuant de côté et d’autre divers objets sur son bureau ; puis il vint s’appuyer le dos à la cheminée, les lunettes sur le nez, et regardant l’adresse de la lettre.

– Y avez-vous réfléchi, ma chérie ? dit-il enfin.

– Il n’était pas nécessaire d’y réfléchir longtemps, mon oncle. Je ne sais rien qui puisse me faire hésiter. Je ne pourrais changer d’avis que devant quelque chose de grave et de tout à fait nouveau pour moi.

– Ah !… Ainsi vous l’avez accepté ? Chettam n’a donc pas de chance ? Chettam vous a-t-il offensée, dites-moi ? Qu’est-ce donc que vous n’aimez pas en lui ?

– Il n’y a rien en lui que je puisse aimer, répondit Dorothée vivement.

M. Brooke fit en arrière un brusque mouvement de tête et d’épaules, comme s’il venait de recevoir un léger projectile. Dorothée eut un remords de ce qu’elle venait de dire et elle ajouta :

– J’entends, à le considérer comme mari. Il est très bon d’ailleurs et plein d’obligeance pour ses chaumières. Il est rempli de bonnes intentions.

– Mais il vous faut un savant ou quelque chose dans ce genre ? Eh bien, ce goût est un peu dans la famille ; j’ai eu moi-même cet amour de la science, cette avidité à tout connaître… un peu trop même, cela m’a entraîné trop loin… Pourtant cette disposition-là se trouve plus rarement dans la descendance féminine, ou bien elle y circule souterrainement, comme les rivières de la Grèce, vous savez, pour reparaître ensuite chez les fils. Tels fils, telles mères. Toutefois, ma chérie, j’ai pour principe qu’en cette matière, chacun doit agir comme il l’entend… jusqu’à un certain point, cela va de soi. Je ne saurais, en qualité de tuteur, consentir à un mauvais mariage. Mais Casaubon vit sur un bon pied, sa position est belle. Je crains cependant que Chettam n’en soit froissé… et mistress Cadwallader à coup sûr.

Ce soir-là, Célia ne se doutait guère de ce qui venait de se passer. Elle attribua l’air distrait de Dorothée et les traces de larmes récentes à l’humeur qu’elle avait ressentie à propos de sir James et des nouvelles bâtisses ; aussi prit-elle garde de ne pas la blesser davantage. Une fois dit ce qu’elle voulait dire, Célia n’avait aucun désir de revenir sur les sujets désagréables. Tout enfant déjà, sa nature ne la portait à se quereller avec personne, mais à s’étonner seulement de ce que les autres la querellassent ; après quoi elle ne demandait pas mieux que de jouer avec eux, s’ils en avaient envie. Quant à Dorothée, elle avait, au contraire, de tout temps trouvé quelque chose à reprendre à ce que disait sa sœur, bien que Célia eût la conviction d’établir toujours les choses dans leur exacte vérité, à laquelle son imagination, en effet, ne lui inspirait rien à ajouter. Mais Dodo avait cela de bon que jamais elle n’était fâchée pour longtemps. – Aussi, quoiqu’elles se fussent à peine adressé la parole de toute la soirée, quand Célia, se disposant à aller se coucher, mit de côté son ouvrage, ce qu’elle était toujours la première à faire, Dorothée, assise auprès d’elle sur un tabouret bas, et tout absorbée dans sa méditation, lui dit de sa voix musicale qui, dans les moments d’émotion à la fois profonde et calme, donnait à sa parole le timbre d’un beau récitatif :

– Célia, ma chère, viens m’embrasser.

Et elle lui ouvrit ses bras.

Célia s’agenouilla pour être à sa hauteur et lui donna son léger baiser de papillon, tandis que Dorothée, l’entourant doucement, appuyait ses lèvres sur chacune des joues de sa sœur.

– Ne veille pas ce soir, Dodo, tu es si pâle ! couche-toi bien vite, dit Célia de son ton réconfortant et sans ombre d’attendrissement.

– Non, chérie, je suis bien, bienheureuse, dit Dorothée avec ferveur.

Tant mieux ! pensa Célia ; mais comme Dodo passe rapidement d’un extrême à l’autre !

Le lendemain, au lunch, le domestique dit à M. Brooke, en lui remettant quelque chose :

– Jonas est revenu, monsieur, et il a rapporté cette lettre.

M. Brooke l’ouvrit, puis, se tournant vers Dorothée avec de petits signes de tête :

– C’est de Casaubon, ma chère ; il sera ici pour le dîner, il a répondu tout de suite, tout de suite, vous savez.

Célia ne pouvait s’étonner qu’on annonçât à l’avance à sa sœur un hôte pour le dîner. Mais, ses yeux suivant la même direction que ceux de son oncle, elle fut frappée de l’effet particulier qu’avaient produit ces paroles sur Dorothée. On eût dit que le reflet d’une aile blanche et lumineuse venait de passer sur ses traits, laissant après elle une de ces rougeurs confuses qu’on y voyait si rarement. Pour la première fois, l’idée vint à Célia qu’il pourrait bien y avoir entre Dorothée et M. Casaubon quelque chose de plus que le plaisir qu’elle prenait à ses conversations savantes. Elle avait jusqu’ici classé l’admiration de sa sœur pour cet hôte laid et savant dans la même catégorie que son admiration d’autrefois pour M. Liret, de Lausanne, également laid et savant. Dorothée ne s’était jamais lassée de prêter l’oreille aux discours du vieux M. Liret, au lieu que Célia, assise auprès d’elle, se sentait les pieds absolument gelés, et trouvait atroce de regarder toujours son crâne chauve s’agiter dans tous les sens. Pourquoi son enthousiasme pour M. Casaubon serait-il d’une autre nature ? Et, en ce qui concernait Casaubon, il ne devait, comme tous les savants, regarder la jeunesse qu’avec des yeux de maître d’école. Cette fois, pourtant, elle tressaillit et le soupçon pénétra dans son cœur ; elle était rarement prise à l’improviste de cette façon ; sa rapidité à observer certaines choses la préparait généralement aux événements extérieurs qui pouvaient l’intéresser. Ce n’est pas qu’elle imaginât, qu’à ce moment déjà, M. Casaubon fût un prétendant accepté ; mais elle ne put se défendre d’une sorte de dégoût à la pensée que Dorothée aspirât à un pareil dénouement ! C’était vraiment à se fâcher contre Dodo : qu’elle refusât sir James Chettam, cela se comprenait, soit ! Mais qu’elle eût l’idée d’épouser M. Casaubon ! Le ridicule d’une telle idée la remplit d’une sorte de honte ! Mais peut-être y aurait-il encore moyen de dissuader Dodo de cette extravagance, s’il était vrai qu’elle fût sur le point de la commettre.

Célia savait par expérience qu’il fallait tenir compte de l’impressionnabilité de sa sœur. Le jour était brumeux et comme elles ne pouvaient se promener, elles montèrent toutes deux dans leur petit salon. Célia remarqua que Dorothée, au lieu de se mettre à une occupation quelconque avec son ardeur et son intérêt ordinaires, demeurait le coude appuyé sur son livre ouvert, regardant par la fenêtre le grand cèdre argenté par la brume.

Dorothée songeait qu’il serait bien d’apprendre à sa sœur le changement survenu dans leur situation respective depuis la dernière visite de M. Casaubon à la Grange, il n’était pas bien de sa part de la laisser plus longtemps dans l’ignorance de ce qui devait naturellement modifier son attitude envers lui ; mais comment ne pas hésiter à le lui dire ? Dorothée s’accusait de faiblesse dans sa timidité, elle trouvait odieux d’avoir de ces petites craintes et de faire de ces petits calculs à propos de ses actions ; mais en cet instant elle cherchait à se mettre le mieux en garde possible contre les arguments terre à terre de sa sœur.

Célia interrompit sa rêverie, et lui épargna la difficulté de prendre une décision en disant de sa voix légèrement gutturale et de son petit ton tranquille qui avait toujours l’air de faire une remarque indifférente ou de parler entre parenthèses :

– Attendons-nous à dîner quelque autre convive que M. Casaubon ?

– Pas que je sache.

– J’espère que s’il vient, au moins je ne l’entendrai pas manger sa soupe.

– Qu’y a-t-il donc de particulier dans sa manière de manger la soupe ?

– Vraiment, Dodo, n’entends-tu pas le bruit qu’il fait, en raclant sa cuiller avec ses dents ? Et puis il cligne toujours des yeux avant de parler. Je ne sais pas si Locke avait l’habitude de cligner ; mais, si tel était son cas, je plains les gens qui étaient assis en face de lui.

– Célia, dit Dorothée avec une solennelle gravité, ne fais plus d’observations de ce genre, je t’en prie.

– Pourquoi pas ? Elles sont absolument vraies, reprit Célia qui avait ses raisons de continuer, bien qu’une certaine crainte commençât à l’envahir.

– Mon Dieu ! que de choses vraies auxquelles les esprits vulgaires seuls font attention !

– Les esprits vulgaires me paraissent alors fort utiles, et je regrette que la mère de M. Casaubon n’ait pas eu un esprit plus vulgaire ; elle l’aurait peut-être mieux élevé.

Après avoir lancé cette légère flèche, Célia eut un peu peur et quelque envie de s’enfuir. Les sentiments de Dorothée s’étaient amoncelés au fond de son cœur comme une avalanche et il ne pouvait plus y avoir de long prélude.

– Il faut que je te dise, Célia, que je suis fiancée à M. Casaubon.

Célia pâlit horriblement, et le bonhomme en papier qu’elle était en train de confectionner pour les enfants du pasteur risqua bien cette fois d’y laisser une de ses jambes ; mais Célia prenait toujours grand soin de ce qu’elle tenait entre ses doigts ; elle déposa bien vite le fragile objet et demeura immobile et silencieuse pendant quelques instants. Quand elle put parler, une larme brillait dans ses yeux.

– Oh ! Dodo !… Puisses-tu être heureuse !

Sa tendresse de sœur dominait tout autre sentiment, et ses craintes étaient les craintes de l’affection.

Dorothée était encore froissée et agitée.

– Est-ce donc tout à fait décidé ? demanda Célia d’une voix basse et craintive ; et mon oncle le sait-il ?

– J’ai accepté la demande de M. Casaubon. Mon oncle m’a apporté la lettre qui la contenait ; il le savait déjà auparavant.

– Je te demande pardon, Dodo, si j’ai dit quelque chose qui ait pu te blesser, reprit Célia avec un faible sanglot.

Elle n’eût jamais pensé qu’elle se sentirait émue comme elle l’était alors. Il y avait quelque chose de funèbre dans toute l’affaire, et M. Casaubon lui faisait l’effet du ministre officiant sur lequel il serait indécent de faire des remarques.

– Cela ne fait rien, Kitty, ne t’afflige pas. Jamais, vois-tu, nous n’admirerons les mêmes personnes ; moi aussi, j’ai souvent offensé les autres de la même manière. J’ai le tort de parler trop vivement des gens qui ne me plaisent pas.

En dépit du sentiment magnanime qu’elle venait d’exprimer, Dorothée ressentait encore une douleur cachée ; peut-être l’étonnement soumis de Célia y contribuait-il autant que ses légères railleries de tout à l’heure. Tout le voisinage de Tipton se montrerait sans aucun doute opposé à ce mariage. Dorothée ne connaissait personne qui partageât ses idées sur la vie et sur le but auquel il fallait tendre.

Néanmoins, avant la fin de la soirée, elle se sentait parfaitement heureuse. Dans un long tête-à-tête avec M. Casaubon, elle lui parla plus librement qu’elle n’avait encore fait, laissant même éclater sa joie à la pensée de se dévouer à lui, d’apprendre à participer à ses grands desseins et à les seconder. M. Casaubon fut saisi d’un ravissement inconnu (quel homme ne l’aurait pas été !) devant l’enthousiasme de cette ardeur juvénile ; mais il ne fut pas surpris (quel amoureux l’aurait été !) d’en être l’objet.

– Ma chère jeune amie, miss Brooke, Dorothée, dit-il prenant sa main dans les siennes, voici un bonheur plus grand que je n’en avais jamais rêvé pour l’avenir. La pensée que je pourrais rencontrer une âme et une personne si riches de toutes ces grâces diverses qui rendent le mariage désirable, était bien loin de moi, je vous assure. Vous avez toutes… non, plus que toutes ces qualités que j’ai toujours regardées comme les perfections caractéristiques de la femme. Le grand charme de votre sexe, c’est l’affection ardente, prête au sacrifice et au dévouement ; et nous voyons dans cette affection son aptitude à compléter en la perfectionnant notre propre existence. Jusqu’ici, je n’ai guère connu d’autres joies que celles de l’ordre le plus sérieux, mes plaisirs ont été ceux d’un érudit solitaire. J’étais peu disposé à chercher des fleurs qui se seraient fanées dans ma main, mais maintenant ce me sera une joie de les cueillir pour les poser sur votre sein.

Quel discours eut pu être plus complètement honnête dans ses intentions ? La froide rhétorique de la conclusion était sincère tout autant que l’aboiement d’un chien ou le croassement d’une corneille amoureuse, et ne serait-il pas téméraire de conclure que la passion est absente des sonnets à Délia parce qu’ils résonnent à nos oreilles comme la frêle musique d’une mandoline.

La foi de Dorothée suppléait à ce que les paroles de M. Casaubon semblaient sous-entendre. Quel croyant, je vous le demande, s’aperçoit de l’erreur qui pourrait troubler sa foi ? Le langage d’un prophète ou d’un poète s’embellit à nos yeux de ce que notre cœur a le don d’y ajouter et il n’est pas jusqu’à son mauvais style qui ne nous paraisse sublime.

– Je suis très ignorante, vous serez bien surpris de mon ignorance, dit Dorothée. J’ai tant d’idées qui sont peut-être absolument fausses ; et maintenant je pourrai vous les dire toutes et vous demander de m’éclairer. Mais, ajouta-t-elle avec une intuition rapide du sentiment qu’éprouvait probablement M. Casaubon, je ne vous imposerai pas l’ennui de m’entendre… seulement lorsque vous serez disposé à m’écouter. Dans le travail que vous poursuivez, vous devez être souvent fatigué de vos recherches. Pour moi, ce sera déjà beaucoup si vous voulez bien m’initier à votre œuvre.

– Comment pourrais-je désormais suivre aucun sentier sans vous ? dit M. Casaubon en baisant le front candide de Dorothée et convaincu que le ciel lui avait accordé une grâce qui répondait sous tous les rapports à ses besoins spéciaux.

Il subissait à son insu l’influence magique d’une nature absolument droite et incapable de concevoir un projet ou un calcul intéressé pour le présent ou pour l’avenir.

C’était cette sincérité naïve qui donnait à Dorothée quelque chose de si jeune et, pour d’autres juges, de si stupide dans certaines occasions, malgré son intelligence reconnue, comme d’aller, par exemple, se jeter dans le cas présent aux pieds de M. Casaubon et de baiser les lacets de ses peu fashionables souliers, comme ceux d’un pape protestant. Elle ne le questionnait pas pour savoir s’il était digne d’elle, elle se demandait seulement avec inquiétude comment elle pourrait être digne de lui.

Le lendemain, avant son départ, on décida que le mariage aurait lieu dans six semaines. Il n’y avait pas de raison de le retarder davantage. L’habitation de M. Casaubon était prête. Ce n’était pas un presbytère, c’était une maison considérable dont beaucoup de terres dépendaient. Le presbytère même était habité par un vicaire qui faisait tout le service, sauf le sermon du matin.

Middlemarch (Édition intégrale)

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