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CHAPITRE XI

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Le fait est que Lydgate se sentait déjà fasciné par une femme entièrement différente de miss Brooke ; il ne croyait en aucune façon avoir perdu son équilibre ni être devenu amoureux, mais il avait dit de cette femme : « Elle est la grâce personnifiée, c’est une jeune fille accomplie et vraiment adorable ; toutes les femmes devraient être ainsi, comparables à une exquise musique. » Il regardait les femmes, en général, comme tout autre fait sérieux de la vie, qu’il fallait juger en philosophe et pénétrer par la science. Mais Rosemonde Vincy semblait posséder le vrai charme mélodieux qu’il aimait, et du moment qu’un homme rencontre la femme de ses rêves, n’eût-il nullement l’intention de se marier, la question de savoir s’il restera ou non célibataire dépendra en général de la volonté de la jeune fille beaucoup plus que de la sienne. Lydgate ne songeait pas au mariage quant à présent. Il lui fallait d’abord se tracer un bon et sûr sentier en dehors de la grande voie frayée ouverte à tous. Il avait vu miss Vincy apparaître et s’élever à son horizon dans le même temps à peu près qu’il avait fallu à M. Casaubon pour se fiancer et pour se marier ; mais ce savant gentleman était en possession d’une fortune considérable ; il avait amassé des notes volumineuses et s’était acquis cette sorte de réputation qui précède l’accomplissement d’une œuvre et qui souvent forme la plus grande partie de la renommée d’un homme. Il prenait une femme pour orner la dernière étape de la course de sa vie, pour être auprès de lui comme une petite lune qui n’apporterait pas de changement fâcheux dans ses habitudes. Lydgate était jeune, pauvre, ambitieux ; il avait devant lui son demi-siècle de vie, et il était venu à Middlemarch pour accomplir une tâche qui n’était pas précisément propre à faire sa fortune ni même à lui assurer un fameux revenu. Prendre femme dans ces conditions, est quelque chose de plus qu’une simple question d’agrément, quelque importance qu’ait l’agrément en cette affaire, et Lydgate était disposé à lui assigner la première place entre toutes les qualités de la femme. À son goût, et il n’avait pu en juger que par une seule conversation, miss Brooke, malgré son incontestable beauté, devait manquer de cette sorte de charme.

Elle n’envisageait pas les choses au point de vue essentiellement féminin ; en compagnie d’une pareille femme, on ne rencontrait, pour se reposer de son grand labeur, qu’un nouveau travail à accomplir, en rentrant, au lieu de se trouver transporté dans un véritable paradis avec de doux rires pour remplacer le chant des oiseaux et des yeux bleus en guise de ciel.

Rosemonde Vincy avait un goût parfait en matière de toilette ; elle possédait cette taille de nymphe et ce teint des blondes qui permettent une très grande variété de choix dans la coupe et la couleur des étoffes. On la regardait comme la fleur de la pension de mistress Lemon, la première pension du comté, où l’instruction comprenait tout ce qui peut former une femme accomplie dans toutes les branches, voire même la manière de monter en voiture et d’en descendre.

Mistress Lemon, elle-même, avait toujours proposé miss Vincy en exemple ; pas une élève, disait-elle, ne surpassait cette jeune personne comme qualités d’esprit et facilité de conversation ; et quant à son exécution au piano, elle était tout à fait hors ligne. Nous ne pouvons empêcher les gens de parler de nous comme ils l’entendent. Mais il suffisait de la seule apparition de Rosemonde pour dissiper toutes les préventions qu’eussent pu faire concevoir contre elle mistress Lemon et ses louanges.

Il était impossible que Lydgate demeurât plus longtemps à Middlemarch sans apercevoir cette vision charmante et sans faire la connaissance de la famille Vincy ; car, bien que M. Peacock, dont il avait acheté la clientèle, n’eût pas été leur médecin, il avait beaucoup de malades parmi leurs parents et leurs amis. Quelle personnalité importante de Middlemarch n’était pas apparentée ou liée avec les Vincy ?

Ces Vincy étaient d’anciens manufacturiers, à la tête d’une bonne et grande maison depuis trois générations, pendant lesquelles il s’était fait, naturellement, plusieurs mariages entre eux et leurs voisins plus ou moins distingués. La sœur de M. Vincy avait fait un riche mariage en acceptant M. Bulstrode qui, étranger à la ville et d’origine peu connue, avait eu le bon goût de s’allier avec une vraie famille de Middlemarch ; d’autre part, M. Vincy avait un peu dérogé en épousant la fille d’un aubergiste, mais on avait de ce côté une brillante perspective de fortune, car la sœur de mistress Vincy, seconde femme de M. Featherstone, était morte sans enfants, depuis bien des années déjà, et il était à croire que ses neveux et nièces gagneraient l’affection du riche et vieux Featherstone.

Or, il se trouva que M. Bulstrode et M. Featherstone, deux des plus notables clients de Peacock, avaient, pour des raisons différentes, fait un accueil exceptionnellement aimable à son successeur ; celui-ci avait, en s’installant à Middlemarch, excité bien des oppositions, mais gagné aussi beaucoup de partisans. M. Wrench, le médecin de la famille Vincy, ne se gêna pas pour traiter légèrement la science professionnelle de Lydgate, et il n’y avait pas d’histoire sur lui qui ne fût rapportée dans tous ses détails chez les Vincy, où l’on recevait beaucoup.

Rosemonde souhaitait tout bas que son père invitât M. Lydgate. Elle était lasse des individus et des visages qu’elle avait, tous les jours, sous les yeux, des profils plus ou moins irréguliers, des façons et des propos de tous ces jeunes gens de Middlemarch qu’elle avait connus enfants. Elle s’était trouvée en pension avec des jeunes filles d’une position supérieure à la sienne et dont les frères (elle n’en doutait pas) l’eussent intéressée bien plus que ses camarades forcés de Middlemarch.

M. Vincy était, de son côté, plus disposé à vivre en bons termes avec tout le monde, qu’à prendre parti pour ou contre les gens ; un alderman sur le point de devenir maire est tenu d’étendre le cercle de ses relations ; mais rien ne le pressait de faire si vite la connaissance d’un nouveau venu, il avait pour le moment bien assez d’hôtes à sa table toujours abondamment servie. Cette table restait souvent couverte des reliefs du déjeuner de famille longtemps après que M. Vincy était parti pour son bureau avec son second fils, et que dans la salle d’étude miss Margan avait commencé ses leçons du matin avec les filles cadettes. La table attendait le flâneur éternel de la famille, qui trouvait beaucoup moins désagréable de causer un dérangement aux autres que de se lever quand on l’appelait.

Tel était l’état des choses par une matinée de ce même mois d’octobre où nous avons vu dernièrement M. Casaubon faire une visite à la Grange. Malgré la chaleur suffocante d’un grand feu qui avait fait fuir l’épagneul au bout de la chambre, Rosemonde, pour quelque raison sans doute, demeurait assise là plus longtemps que d’habitude avec sa broderie, se secouant légèrement de temps à autre et posant son ouvrage sur ses genoux pour l’examiner d’un air de fatigue et d’ennui. Sa mère, en revenant d’une tournée à la cuisine, s’était assise de l’autre côté de la petite table à ouvrage avec une expression de placidité complète ; lorsque la pendule annonça par un léger bruit l’heure qui allait sonner, elle leva ses yeux de la dentelle dont le raccommodage occupait ses doigts potelés et tira le cordon de la sonnette.

– Pritchard, allez frapper encore à la porte de M. Fred, et dites-lui que dix heures et demie ont sonné.

Ceci fut dit sans qu’il parût la plus légère altération sur le visage enjoué de mistress Vincy, visage où quarante-cinq années n’avaient creusé ni rides ni sillons ; et, rejetant en arrière les rubans roses de son bonnet, elle laissa son ouvrage reposer sur ses genoux, tandis qu’elle regardait sa fille avec admiration.

– Maman, dit Rosemonde, quand Fred descendra, ne lui permettez pas, je vous prie, de demander du hareng saur ; je ne puis souffrir que l’odeur s’en répande dans la maison, surtout à ce moment de la journée.

– Oh ! ma chère ! comme vous êtes dure pour vos frères ! c’est la seule chose que je puisse vous reprocher. Vous avez le caractère le plus doux du monde, mais vous êtes bien bourrue avec vos frères.

– Pas bourrue, maman. Vous ne m’entendez jamais parler d’une façon qui ne soit pas délicate et tout à fait convenable à une jeune fille bien élevée.

– Sans doute ; mais vous voulez toujours les priver de ce qu’ils aiment.

– Les frères sont si désagréables !

– Oh ! ma chère, passez donc quelque chose aux jeunes gens. Il faut être reconnaissant dès qu’ils ont bon cœur. Une femme doit savoir supporter beaucoup de petits désagréments. Songez que vous serez mariée un jour.

– Pas à quelqu’un comme Fred.

– Ne dites pas de mal de votre frère, ma chérie. Il y a moins à dire contre Fred que contre la plupart des jeunes gens, bien qu’il n’ait pu prendre ses degrés à l’Université, et je ne puis vraiment comprendre pourquoi, car il me semble bien intelligent. Et vous le savez vous-même, on le regardait au collège comme étant au niveau de la meilleure société. Si particulières que soient vos idées, ma chère, je m’étonne que vous ne soyez pas heureuse d’avoir pour frère un jeune homme aussi distingué. Vous trouvez toujours Bob en faute parce qu’il n’est pas Fred.

– Oh ! non maman, seulement parce qu’il est Bob.

– Eh bien, ma chère, vous ne trouverez pas un jeune homme de Middlemarch auquel il n’y ait quelque chose à reprendre.

– Mais… et ici la figure de Rosemonde s’épanouit en un sourire qui révéla aussitôt deux fossettes ; ne se trouvant pas embellie par ces fossettes, elle souriait rarement en société. Mais, dit-elle, je n’épouserai pas un jeune homme de Middlemarch.

– Cela se voit, mon amour ; car vous en avez déjà refusé, ou à peu près, toute la crème ; et, s’il y a mieux à attendre, je suis bien sûre que nulle jeune fille ne le mérite mieux que vous.

– Pardon, maman, je voudrais bien que vous ne vous servissiez pas de ce terme : la crème des jeunes gens.

– Comment ! n’est-ce point cela ?

– Je veux dire, maman, que l’expression est un peu vulgaire.

– Très probablement, ma chère ; je n’ai jamais eu un langage recherché. Comment devrais-je dire ?

– Les mieux d’entre eux.

– Eh bien, cela me semble tout aussi ordinaire et aussi commun. Si j’avais pris le temps de réfléchir, j’aurais dit les jeunes gens de qualité supérieure. Mais, avec votre éducation, vous devez savoir ces choses mieux que moi.

– Qu’est-ce que Rosy doit savoir, ma mère ? dit Fred qui s’était glissé inaperçu dans la chambre par la porte entr’ouverte, et qui vint s’appuyer le dos à la cheminée, chauffant la semelle de ses pantoufles, tandis que les deux femmes étaient penchées sur leur ouvrage.

– S’il est bien de dire : « les jeunes gens de qualité supérieure » dit mistress Vincy en tirant le cordon de la sonnette.

– Oh ! il y a tant de thés et de sucres de qualité supérieure à présent. Le mot supérieur est en train de faire partie de l’argot des épiciers.

– Allez-vous donc commencer à faire fi de l’argot ? dit Rosemonde avec une douce gravité.

– Du mauvais genre d’argot, seulement. Tout choix de mots constitue un argot. C’est à cela qu’on reconnaît les différentes classes de la société.

– Il y a l’anglais correct, qui n’est pas un argot.

– Je vous demande pardon. L’anglais correct est l’argot des fats qui écrivent des essais et de l’histoire. Et l’argot, le plus argot de tous, c’est celui des poètes.

– Je ne sais ce que vous n’iriez pas inventer, Fred, pour en arriver à vos fins.

– Eh bien, dites-moi si c’est de la poésie ou de l’argot d’appeler un bœuf « un tourne-jambe » ?

– Sans doute, cela peut s’appeler poésie, si l’on veut.

– Ah ! ah ! miss Rosy, vous ne distinguez pas la langue d’Homère de l’argot ! J’inventerai un nouveau jeu, j’écrirai sur des petits papiers des fragments de poésie et des expressions d’argot et je vous les donnerai à démêler.

– Mon Dieu ! que c’est donc amusant d’écouter la conversation des jeunes gens, dit mistress Vincy dans un élan d’admiration.

– N’avez-vous rien d’autre pour mon déjeuner, Pritchard, dit Fred au domestique qui apportait du café et des rôties ; et il faisait le tour de la table examinant le jambon, le bœuf salé et les autres restes froids avec l’air de s’en soucier médiocrement.

– Monsieur désire-t-il des œufs ?

– Des œufs ? non. Apportez-moi une côtelette grillée.

– En vérité, Fred, dit Rosemonde après que le domestique fut sorti, s’il vous faut absolument des plats chauds pour votre déjeuner, vous pourriez descendre plus tôt. Vous savez fort bien vous lever à six heures quand il s’agit d’aller à la chasse. Je ne puis comprendre pourquoi, les autres jours, vous trouvez si difficile de vous lever.

– Voilà précisément votre manque de compréhension, Rosy ! Il m’est facile de me lever de bonne heure pour aller à la chasse, parce que c’est une chose que j’aime.

– Que penseriez-vous de moi si je descendais deux heures après tout le monde et si je me commandais des côtelettes grillées ?

– Je dirais que vous êtes exceptionnellement avancée pour votre âge, dit Fred, mangeant sa rôtie avec le plus grand sang-froid.

– Je ne puis comprendre pourquoi les frères se rendraient plus désagréables que les sœurs.

– Je ne me rends pas désagréable ; c’est vous qui me trouvez ainsi. Désagréable est le mot qui exprime vos sentiments et non pas ma conduite.

– Je trouve qu’il exprime l’odeur de la côtelette grillée ?

– Point du tout. Il exprime dans votre petit nez une sensation associée à certaines idées affectées qui sont devenues classiques au pensionnat de mistress Lemon. Voyez ma mère : elle ne trouve à redire à rien, excepté à ce qu’elle fait elle-même. Elle est, pour moi, le type de la femme agréable.

– Que Dieu vous bénisse tous deux, mes enfants, et ne vous disputez plus, dit mistress Vincy avec une cordialité toute maternelle. Voyons, Fred, parlez-nous donc de ce nouveau médecin ; votre oncle en est-il satisfait ?

– Mais assez satisfait, à ce que je crois… Il fait à Lydgate toutes sortes de questions, puis il scrute attentivement sa physionomie tout en écoutant ses réponses, comme si elles lui pinçaient les doigts de pied. C’est sa manière… Ah ! voici ma côtelette.

– Mais pourquoi êtes-vous resté dehors si tard, mon cher enfant ? Vous aviez dit que vous n’alliez que chez votre oncle.

– Oh ! j’ai dîné chez Plymdale. On a fait un whist, Lydgate y était aussi.

– Et que pensez-vous de lui ? Il doit être tout à fait gentleman ; on le dit d’une très bonne famille, apparenté au meilleur monde du comté.

– Oui, répondit Fred. Il y avait chez John un Lydgate qui dépensait sans y regarder des sommes folles. J’ai découvert qu’il était son petit-cousin. Mais les hommes riches ont souvent pour petits-cousins de bien pauvres diables.

– Cela fait toujours une différence, cependant, d’être d’une bonne famille, dit Rosemonde d’un ton décidé qui montrait qu’elle avait réfléchi sur la matière. Rosemonde sentait qu’elle eût été plus heureuse de ne pas être la fille d’un fabricant de Middlemarch. Elle détestait tout ce qui lui rappelait que le père de sa mère avait été aubergiste. Et, en effet, toute personne qui s’en serait souvenue aurait pu trouver à mistress Vincy l’air d’une belle et joviale hôtesse accoutumée aux exigences les plus capricieuses des gentlemen.

– C’est dommage qu’il se nomme Tertius, reprit la matrone au visage rayonnant ; c’est naturellement un nom qu’on porte dans sa famille. Mais parlez-nous maintenant un peu de l’homme ; comment est-il ?

– Oh ! grand, noir, intelligent, parlant bien, un peu poseur, à ce qu’il me semble.

– Je ne sais jamais ce que vous entendez au juste par poseur, dit Rosemonde.

– Un homme qui veut montrer qu’il a des opinions à lui.

– Eh bien, mon cher, il faut que les médecins aient leurs opinions, dit mistress Vincy. Pourquoi y en aurait-il, si ce n’est pour cela ?

– Oui, ma mère, les opinions pour lesquelles on les paye. Mais un poseur est un homme qui vous fait toujours présent de ses opinions.

– Je crois que Mary Garth admire assez M. Lydgate, insinua doucement Rosemonde.

– Je ne saurais le dire, en vérité, répliqua Fred avec une certaine mauvaise humeur en se levant de table ; et, prenant un roman qu’il avait descendu, il se jeta dans un fauteuil. Si vous êtes jalouse d’elle, allez vous-même plus souvent à Stone-Court et éclipsez-la.

– Je voudrais bien que vous ne fussiez pas si vulgaire, Fred ; si vous avez fini, sonnez, s’il vous plaît.

– C’est pourtant vrai, ce que disait votre frère, Rosemonde, dit mistress Vincy quand le domestique eut débarrassé la table. Il est mille fois regrettable que vous n’ayez pas la patience d’aller voir plus souvent votre oncle, lui qui est si fier de vous et qui désirerait tant vous avoir à demeure avec lui. On ne sait pas tout ce qu’il aurait fait pour vous et pour Fred. Dieu sait si je suis heureuse de vous avoir à la maison auprès de moi ; mais j’aurais le courage, dans l’intérêt de mes enfants, de me séparer d’eux. Et maintenant il est clair que votre oncle Featherstone fera quelque chose pour Mary Garth.

– Mary Garth se résigne à l’ennui de vivre à Stone-Court, parce qu’elle aime encore mieux cela que d’être institutrice, dit Rosemonde pliant son ouvrage. Je préférerais, quant à moi, qu’on ne me laissât pas un sou, plutôt que d’endurer, pour le gagner, la toux de mon oncle et toute sa vilaine parenté.

– Il ne peut plus être longtemps de ce monde, ma chère ; je ne voudrais pas hâter sa mort, mais que peut-on attendre de bon avec son asthme et sa maladie interne ? Espérons qu’un sort meilleur lui est réservé dans l’autre monde. Je ne suis pas mal disposée du tout pour Mary Garth, mais il faut penser à la justice. La première femme de M. Featherstone ne lui a apporté aucune fortune. Ses neveux et nièces ne peuvent avoir les mêmes droits que ceux de ma sœur. Et je vous avoue que je trouve cette Mary Garth bien insignifiante ; c’est bien une fille faite pour être institutrice.

– Tout le monde ne serait pas d’accord avec vous, là-dessus, ma mère, dit Fred qui semblait capable de lire et d’écouter tout à la fois.

– Je vous entends, mon cher, dit mistress Vincy, contournant adroitement le sujet. Mais, si même elle avait plus tard quelque fortune…, vous savez, un homme épouse toujours plus ou moins les parents de sa femme, et les Garth sont si pauvres et mènent une si petite vie… Mais je vais vous laisser à vos études, mon chéri ; il faut que j’aille faire quelques emplettes.

– Les études de Fred ne sont pas bien profondes, dit Rosemonde se levant avec sa mère. Il lit un roman.

– Bien, bien… Peu à peu il ira retrouver son latin et ses livres, dit doucement mistress Vincy en caressant la tête de son fils. Il y a un bon feu dans le fumoir, tout exprès. C’est le désir de votre père, vous savez, Fred, mon enfant ; et moi, je lui dis toujours que vous serez raisonnable et que vous retournerez au collège prendre vos degrés.

Fred porta à ses lèvres, sans répondre, la main de sa mère.

– Je ne pense pas que vous sortiez à cheval, aujourd’hui ? demanda Rosemonde s’attardant un peu après le départ de sa mère.

– Non, pourquoi ?

– Papa a dit que je pourrais monter l’alezan à présent.

– Vous pourrez sortir avec moi, demain, si vous voulez. Seulement rappelez-vous que je vais à Stone-Court.

– J’ai tellement envie d’une promenade à cheval, qu’il m’est absolument égal d’aller n’importe où.

En réalité, c’était précisément une course à Stone-Court que Rosemonde avait en tête.

– Oh ! dites donc, Rosy, ajouta Fred au moment où elle sortait de la chambre, si vous allez à votre piano, laissez-moi jouer quelques airs avec vous.

– Ne me le demandez pas ce matin, s’il vous plaît.

– Pourquoi pas ce matin ?

– En vérité, Fred, que je voudrais vous voir laisser votre flûte ! Un homme a l’air horriblement niais quand il joue de la flûte ; et puis vous jouez si faux !

– Quand on viendra vous faire la cour un de ces jours, miss Rosemonde, je dirai à ce prétendant combien vous êtes aimable.

– Pourquoi serait-ce à moi de vous faire plaisir en vous écoutant jouer de la flûte, au lieu de me faire plaisir vous-même en n’en jouant pas ?

– Et pourquoi serait-ce à moi à vous emmener promener à cheval ?

La question amena un accommodement, car Rosemonde avait mis dans sa tête qu’elle ferait la promenade à cheval.

C’est ainsi que Fred put jouir pendant une heure entière de l’étude d’Ar hid y nos Ye banks and braes et autres airs favoris de son « École du flûtiste », exercice des poumons où il mettait beaucoup d’ambition et des espérances sans limites.

Middlemarch (Édition intégrale)

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