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CHAPITRE X

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Le jeune Ladislaw s’abstint d’aller voir M. Brooke, et, à quelques jours de là, M. Casaubon mentionna en passant le départ de son jeune cousin pour le continent, semblant indiquer son désir d’éviter les questions. Will, d’ailleurs, donnait libre carrière à sa fantaisie dans la vaste arène de l’Europe, sans préciser le lieu ou le but qui l’attirait davantage. Le génie, pensait-il, doit avant tout s’affranchir de toute entrave : assuré d’un libre essor, il peut laisser venir à lui ces messagers de l’univers qui le pousseront à l’œuvre pour laquelle il est désigné, et attendre les chances sublimes qui s’offriront à lui. Mais il est différentes manières d’attendre, et, si Will en avait de bonne foi essayé plus d’une, il faut croire que les circonstances propres à éveiller tout d’un coup son génie n’étaient pas encore venues, l’univers ne lui avait pas encore fait signe. La fortune de César lui-même n’avait été à une certaine époque qu’un vaste pressentiment. Nous n’ignorons pas que des organismes actifs peuvent se cacher sous des embryons impuissants. Le monde est, en somme, rempli d’analogies grosses d’espérances et de jolis œufs de réussite douteuse appelés possibilités.

Will voyait assez clairement chez Casaubon les résultats misérables d’une longue incubation qui n’avait jamais rien fait éclore ; et, sans la gratitude à laquelle il était tenu, il eût ri de ce travail soutenu, de ces inutiles rangées de manuscrits, de ce triste flambeau de théorie savante qui semblaient donner raison à sa propre conduite et l’encourager dans son généreux abandon aux intentions de l’univers à son égard. Il regardait cet abandon à la destinée comme une preuve de génie et ce n’est pas non plus une preuve du contraire ; car le génie ne consiste ni dans l’orgueil ni dans l’humilité, mais dans la faculté d’accomplir non pas toutes choses en général, mais une certaine œuvre en particulier. Laissons donc partir Ladislaw pour le continent sans nous prononcer sur son avenir. Entre toutes les formes d’erreurs, méfions-nous surtout de celle qui consiste à prophétiser. Mais gardons-nous d’un jugement précipité vis-à-vis de M. Casaubon tout autant que de son jeune cousin ; gardons-nous également de toute prévention. Ne tenons compte que dans une certaine mesure du dédain de mistress Cadwallader pour la prétendue grandeur d’âme de son voisin l’homme d’Église, de la triste opinion qu’avait sir James Chettam des jambes de son rival, de la difficulté de M. Brooke à faire jaillir les idées de l’esprit de son hôte et enfin des critiques de Célia sur le physique de cet érudit d’un âge mûr.

D’ailleurs, si M. Casaubon se servait, en parlant, d’une rhétorique un peu froide, il n’est pas certain qu’il n’y eût en lui quand même un fond solide et de beaux sentiments. Un immortel naturaliste, interprète d’hiéroglyphes, n’a-t-il pas écrit des vers détestables ? Sont-ce des manières gracieuses et le don de la conversation qui ont contribué aux progrès de la théorie du système solaire ? Laissons donc de côté les jugements superficiels pour reporter notre attention sur l’idée qu’un homme se fait de lui-même, de sa vie et de ses facultés, pour essayer de comprendre à travers quels obstacles il poursuit ses travaux journaliers, pour voir ce que les années ont inscrit au fond de son cœur d’espérances trompées ou ce qu’elles y ont enraciné d’illusions.

M. Casaubon était pour lui-même le centre de son monde à lui : Si l’auteur d’une Clef de toutes les mythologies était trop disposé à ne considérer les autres qu’au point de vue de sa convenance personnelle et comme providentiellement créés à son usage, n’oublions pas que ce trait de caractère ne nous est pas tout à fait étranger, et qu’il réclame comme toutes les autres espérances trompeuses des mortels, un peu de notre pitié.

Après tout, l’affaire de son mariage avec miss Brooke le touchait de plus près que pas une des personnes que nous avons vues s’en occuper pour le désapprouver ; et, dans la situation présente j’éprouve plus de tendre compassion pour l’expérience qu’il fait du bonheur que pour le désappointement de l’aimable sir James ; car, en vérité, l’approche du jour de son mariage n’excitait chez M. Casaubon aucune ardeur nouvelle, et ce jardin du mariage dont les sentiers, selon tous les usages reçus, devaient être bordés de fleurs, persistait à ne pas se montrer à lui sous un aspect plus enchanteur que les voûtes antiques sous lesquelles, jusqu’ici, il avait erré seul, le flambeau de la science à la main. Il ne s’avouait pas à lui-même, encore moins eût-il avoué à un autre son étonnement de ce qu’ayant conquis une jeune fille charmante et de noble cœur, il n’eût pas conquis en même temps cette joie parfaite de l’âme qu’il avait toujours regardée comme un objet accessible aux efforts persévérants.

L’infortuné M. Casaubon s’était imaginé que sa longue et laborieuse vie de célibat avait accumulé en sa faveur un intérêt composé de joies et de plaisirs et aussi qu’on lui saurait toujours gré de la part d’affection qu’il donnerait aux autres. Et, dans ces circonstances de vie presque trop heureuses, il ne savait à quoi attribuer une certaine froideur de sentiment qui l’envahit au moment même où sa joie impatiente eût dû être la plus vive, au moment où il échangeait la tristesse habituelle de sa bibliothèque de Lowick pour des visites à la Grange. C’était là une pénible expérience qu’il était condamné à subir dans la solitude, comme il avait déjà traversé seul aussi ces désespoirs qui l’avaient parfois envahi, tandis qu’il travaillait péniblement à se faire jour dans les marais de la littérature, sans voir le but se rapprocher de lui. Et sa solitude était la pire de toutes, car elle fuyait toute sympathie. Il souhaitait que Dorothée le crût aussi heureux qu’il convenait de l’être à son prétendant accepté ; pour ce qui regardait ses travaux, il s’appuyait sur la naïve confiance et le respect d’enfant que Dorothée avait pour lui ; il aimait à l’exciter encore par ses récits, et il s’encourageait ainsi lui-même à espérer. En lui parlant, il lui exposait son œuvre et ses intentions pour l’avenir avec la confiance réfléchie d’un pédagogue ; et, dans ces moments-là, il se débarrassait du froid auditoire imaginaire qui peuplait d’ordinaire les heures pénibles de son travail d’un brouillard confus d’ombres élyséennes.

Quant à Dorothée, que de perspectives nouvelles lui ouvraient ses conversations avec M. Casaubon sur son grand ouvrage, elle qui ne connaissait guère autre chose que la plate Histoire universelle mise à la portée des jeunes filles ! Ce sentiment de tout ce qui se révélait à elle, cet étonnement de se sentir mise en relation plus proche avec les anciens stoïciens et les philosophes de l’époque alexandrine, dont les idées ne différaient pas absolument des siennes, tenait en éveil son ardente aspiration à découvrir une règle de conduite définie, qui mettrait sa vie et sa doctrine à elle en rapport intime avec cette antiquité merveilleuse dont l’influence se communiquerait à ses actions. Elle acquerrait certainement cette science complète. M. Casaubon lui apprendrait tout ; elle se réjouissait d’avance à la pensée d’être initiée aux idées les plus élevées, comme elle se réjouissait à la pensée de son mariage, confondant dans son cœur les vagues notions qu’elle avait de cette double initiation. On aurait tort de croire que Dorothée, en ambitionnant de participer à la science de M. Casaubon, n’eût en vue qu’un simple et secondaire accroissement de connaissances. À Freshitt et à Tipton, l’opinion, il est vrai l’avait déclarée une personne de mérite ; mais, si cette épithète ne s’applique qu’à une certaine capacité d’apprendre et d’agir, étrangère au caractère même, elle n’était pas faite pour elle.

Toute son avidité d’apprendre venait chez elle d’un courant intérieur de mobiles sympathiques qui entraînait habituellement toutes ses idées et toutes ses impulsions. Elle ne demandait pas à faire étalage de sa science ni à s’en servir en dehors du champ matériel de ses actions ; si elle avait écrit un livre, elle l’aurait fait, comme sainte Thérèse, sous l’impulsion d’une puissance supérieure contraignant sa conscience. Mais elle aspirait à je ne sais quoi d’indéfini qui pourrait remplir sa vie d’une tâche à la fois rationnelle et passionnée ; or, comme le temps des visions célestes et des voix d’en haut était passé, comme la prière élevait ses aspirations sans pour cela l’instruire davantage, quelle autre lampe conductrice lui restait-il que la science ? c’étaient évidemment les hommes instruits qui possédaient l’huile de cette lampe, et quel homme était plus instruit que M. Casaubon ?

Ainsi, durant ces courtes semaines, la confiance joyeuse et reconnaissante de Dorothée ne faiblit pas un instant, et, si son amoureux ressentit parfois une sorte de lassitude ou d’affaissement, il ne put jamais l’attribuer à un relâchement dans l’intérêt affectueux que lui portait sa fiancée.

La saison était assez belle encore pour les encourager dans leur projet de pousser jusqu’à Rome leur voyage de noces, et M. Casaubon, désirant consulter certains manuscrits du Vatican, y tenait beaucoup.

– Je regrette pourtant que votre sœur ne vous accompagne pas, dit-il un matin, quelque temps après qu’il eût été prouvé que Célia se refusait à être du voyage et que Dorothée ne le souhaitait pas davantage.

– Vous aurez bien des heures de solitude, Dorothée ; car je serai forcé d’utiliser le plus possible le temps de notre séjour à Rome, et je me sentirais plus libre si je vous savais une compagne.

Ces mots : « Je me sentirais plus libre » retentirent douloureusement au cœur de Dorothée. Pour la première fois en parlant à M. Casaubon, elle rougit de mécontentement.

– Il faut que vous m’ayez bien mal comprise, dit-elle, si vous pensez que je ne saurais pas apprécier la valeur de votre temps, si vous pensez que je ne renoncerais pas volontiers à tout ce qui serait un obstacle au but que vous vous proposez.

– C’est bien aimable à vous, ma chère Dorothée, dit M. Casaubon sans remarquer le moins du monde qu’elle fût blessée ; mais, si vous aviez auprès de vous une dame ou une amie pour vous tenir compagnie, je pourrais vous confier toutes deux aux soins d’un cicérone, et nous accomplirions ainsi deux tâches dans le même temps.

– Ne me parlez plus de cela, je vous en prie, répliqua Dorothée avec quelque hauteur. – Mais, craignant aussitôt d’avoir eu tort, et se tournant vers lui, elle posa sa main sur la sienne, ajoutant d’un ton de voix adouci :

– Ne vous préoccupez pas de moi, j’aurai tant de choses pour remplir ma pensée et mes heures quand je serai seule, et Tantripp, d’ailleurs, me suffira parfaitement. Célia s’ennuierait et je ne voudrais pour rien au monde qu’elle m’accompagnât.

Il était temps de s’habiller. On donnait, ce jour-là, un grand dîner, le dernier des dîners de cérémonie, préliminaires obligés du mariage, qui avaient eu lieu à la Grange ; Dorothée fut ravie d’avoir une raison de s’esquiver au premier son de la cloche, comme si elle eût eu besoin pour se préparer de plus de temps que d’habitude. Il lui répugnait de se sentir irritée pour un motif qu’elle ne pouvait même pas bien s’expliquer ; car, malgré qu’elle n’eût pas voulu manquer de sincérité, sa réponse à M. Casaubon n’avait pas touché le véritable point sensible qui avait été froissé en elle. Les paroles de M. Casaubon avaient été tout à fait raisonnables, et pourtant elles avaient fait naître dans l’âme de Dorothée comme un vague sentiment d’éloignement entre elle et lui.

– Il faut que je sois dans un état d’esprit étrangement faible et égoïste, se dit-elle. Comment puis-je ne pas comprendre qu’un mari qui m’est tellement supérieur ait moins besoin de moi que je n’ai besoin de lui !

S’étant convaincue que M. Casaubon était absolument dans le vrai, elle reprit sa tranquillité d’esprit, et, lorsqu’elle parut au salon dans sa robe gris d’argent, elle offrait une charmante image de dignité sereine avec les simples bandeaux de ses cheveux bruns partagés sur le front et ramenés par derrière en masses épaisses, conservant toujours dans ses manières et dans son expression une simplicité étrangère à toute recherche d’effet. Lorsque Dorothée se trouvait au milieu du monde, elle semblait parfois respirer un air de repos et de calme, comme une image de sainte Barbara contemplant du haut de sa tour la pure atmosphère autour d’elle. Mais ces intervalles de quiétude faisaient d’autant plus remarquer l’énergie de ses paroles et la force de son émotion lorsque quelque appel extérieur l’avait touchée.

Elle fut, naturellement, le sujet de maintes observations, ce soir-là ; car le dîner était nombreux et composé d’éléments plus variés (dans la partie masculine de la société) qu’aucun de ceux qu’on eût encore donnés à la Grange depuis l’arrivée des miss Brooke chez leur oncle. On y remarquait M. Vincy, manufacturier, récemment élu maire de Middlemarch, son beau-frère, banquier philanthrope doué dans la ville d’une grande notoriété, méthodiste pour les uns, hypocrite aux yeux des autres. La présence de plusieurs personnes de professions variées donna à mistress Cadwallader l’occasion de regretter le temps où les divers rangs de la société ne se confondaient pas ainsi et de déclarer que les invitations trop étendues de M. Brooke marquaient bien le relâchement de mœurs qu’il avait contracté dans ses voyages, en même temps que son habitude d’entrer beaucoup trop vite dans toutes les idées nouvelles.

À peine miss Brooke avait-elle, le dîner fini, franchi le seuil de la salle à manger, que des exclamations se firent entendre.

– Une belle femme, cette miss Brooke, une femme remarquablement belle, par Dieu ! prononça d’une voix forte et profonde M. Standish, le vieil avoué, qui, à force de fréquenter la noblesse territoriale, était devenu lui-même propriétaire foncier et se plaisait à marquer ses discours d’une empreinte distinguée en rapport avec sa position.

Il paraissait s’être adressé à M. Bulstrode, le banquier ; mais celui-ci, qui n’aimait ni le grossier ni le profane, se contenta de s’incliner. La remarque fut relevée par M. Chichely, célibataire entre deux âges, aux cheveux rares, arrangés avec soin, renommé comme homme de sport, dont le teint se rapprochait de la couleur d’un œuf de Pâques, et dont le maintien impliquait qu’il avait conscience de son apparence distinguée.

– Oui, dit-il, mais ce n’est pas mon genre de femme. J’aime les femmes qui se dépensent un peu pour nous plaire. Il devrait toujours y avoir chez la femme un peu de coquetterie, ce genre de provocation nous est agréable et nous sommes d’autant plus heureux qu’elles se donnent plus de peine pour nous séduire.

– Cela est assez vrai, dit M. Standish, de joyeuse humeur. Eh ! par Dieu ! n’est-ce pas ce qu’elles font d’ordinaire ? Je présume que c’est pour répondre à quelques sages desseins cachés que la Providence les a faites ainsi, eh ! Bulstrode.

– Pour moi, répliqua M. Bulstrode, je vois autre chose dans la coquetterie ; c’est au démon plutôt que je l’attribuerais.

– Eh ! assurément ! Il y a toujours un petit démon dans une femme, dit M. Chichely, dont la théologie avait un peu souffert de l’intérêt qu’il portait au beau sexe ; je les aime blondes avec une certaine démarche et un col de cygne. Entre nous, la fille du maire est plus à mon goût que miss Brooke et que miss Célia sa sœur. Si j’étais à marier, je choisirais miss Vincy de préférence aux deux autres.

– Eh bien, faites votre cour ! faites votre cour ! dit en riant M. Standish ; vous voyez que ce sont les hommes entre deux âges qui sont les maîtres du jour.

M. Chichely secoua la tête d’une façon significative. Il ne s’agissait pas de courir le risque de se faire accepter par la femme de son choix.

Cette miss Vincy, qui avait l’honneur d’être l’idéal de M. Chichely, n’était pas du dîner, bien entendu ; car M. Brooke, toujours soucieux de ne rien compromettre, n’eût pas aimé que ses nièces se rencontrassent avec la fille d’un industriel de Middlemarch autrement qu’en public et par hasard. Personne parmi les dames invitées qui ne pût agréer à lady Chettam ou à mistress Cadwallader. Mistress Renfrew, veuve d’un colonel, était une personne d’une éducation irréprochable, et qu’une maladie avait rendue particulièrement intéressante, une maladie à laquelle les médecins n’entendaient rien et qui, en dépit de leur art et de leur science, semblait ne plus pouvoir attendre de secours que d’un charlatan. Lady Chettam, qui attribuait sa remarquable santé à des amers préparés chez elle, combinés à des soins médicaux constants, comprit admirablement tous les symptômes de la maladie de mistress Renfrew, et l’inutilité absolue dans son cas de tous médicaments fortifiants.

– Que font donc de leur savoir tous ces médecins, ma chère, dit la douce autant que majestueuse douairière, en se tournant d’un air réfléchi vers mistress Cadwallader, tandis que l’attention de mistress Renfrew était dirigée d’un autre côté. Son mal doit être de l’hydropisie ; il n’y a pas encore d’enflure, mais elle est à l’intérieur. Ne pensez-vous pas comme moi que ce qu’elle devrait prendre, ce sont des remèdes desséchants, ou des bains d’air chaud et sec ?

– Qu’elle essaye donc alors des brochures d’un certain personnage, murmura mistress Cadwallader, tandis que les hommes revenaient au salon. Il n’a pas besoin d’être desséché, celui-là !

– Qui donc, ma chère ?

– Le fiancé, Casaubon. Et certainement, depuis ses fiançailles, il s’est encore desséché davantage… La flamme de la passion, je suppose…

– Je le crois bien éloigné d’avoir une bonne constitution, dit lady Chettam en baissant encore la voix. Et puis ses études sont si sèches, comme vous dites.

– Réellement, à côté de sir James, il a l’air d’une tête de mort recouverte d’un peu de peau pour la circonstance. Retenez bien mes paroles. Dans un an d’ici, elle le détestera. À présent, elle le regarde comme un oracle, peu à peu elle en viendra à l’autre extrême. Que de légèreté, mon Dieu !

– C’est tout à fait choquant ; je crains qu’elle ne soit entêtée. Mais, dites-moi, vous savez tout ce qui le concerne ? Y a-t-il quelque chose de vraiment laid ? Quelle est la vérité ?

– La vérité ? Il est aussi mauvais qu’un faux remède, désagréable à prendre et sûr d’incommoder !

– C’est bien ce qu’il pouvait y avoir de pire, dit lady Chettam avec une conception si nette de ce faux remède qu’il lui semblait avoir appris sur les vilains côtés de M. Casaubon quelque chose de parfaitement clair. Et pourtant James ne veut rien entendre contre miss Brooke ; il dit qu’elle est toujours la plus parfaite des femmes.

– C’est un généreux sentiment. Mais, comptez-y, il préfère la petite Célia et elle l’apprécie. Je pense que vous aimez ma petite Célia ?

– Certainement ! elle a plus de goût pour les géraniums et elle paraît plus docile, quoiqu’elle n’ait pas la beauté élégante de sa sœur. Mais, puisque nous parlons médecine, dites-moi donc quelque chose de ce jeune médecin, M. Lydgate ? On le dit remarquablement habile ; il en a certainement l’air ; quel beau front, en vérité !

– C’est un gentleman ; je l’ai entendu causer avec Humphrey, il cause bien.

– Oui, je sais par Bulstrode qu’il est des Lydgate du Northumberland ; il est réellement fort bien apparenté. On ne s’y attendait pas chez un praticien de cette espèce. Pour ma part, je préfère qu’un médecin reste autant que possible sur le même pied que les inférieurs ; il n’en est souvent que plus habile. Rappelez-vous ce pauvre Hicks ! je ne l’ai jamais vu se tromper ; il était un peu grossier et avait des manières de boucher, mais il connaissait ma constitution. Sa mort si prompte a été une grande perte pour moi. Grand Dieu ! quelle conversation animée entre miss Brooke et ce M. Lydgate.

– Elle parle chaumières et hôpitaux avec lui, dit mistress Cadwallader, qui avait l’oreille prompte et la faculté d’interprétation rapide. Je crois que c’est une espèce de philanthrope ; aussi fera-t-il bien l’affaire de Brooke.

– James, dit lady Chettam s’adressant à son fils, amenez-moi M. Lydgate et présentez-le-moi. Il faut que je me rende un peu compte de lui.

L’aimable douairière se déclara ravie de cette occasion de faire la connaissance de M. Lydgate, ayant entendu parler de sa nouvelle manière de traiter la fièvre.

M. Lydgate possédait ce don professionnel d’avoir toujours l’air parfaitement sérieux et attentif, quelques absurdités qu’on lui débitât, et le regard concentré de ses yeux noirs en faisait un auditeur incomparable. Il ressemblait aussi peu que possible au regrettable Hicks, surtout par un certain raffinement d’élégance négligée qu’on remarquait à la fois dans sa mise et dans son langage. Il sut cependant gagner en grande partie la confiance de lady Chettam. Il confirma l’opinion de cette dame que son propre tempérament était très particulier, plus particulier même que bien d’autres. Il n’approuvait pas un traitement trop débilitant avec application de ventouses inutiles, ni d’autre part un usage constant de porto et de quinquina. Il avait une manière de répondre : « Je le pense aussi, » si pleine de déférence pour l’idée que la malade s’était faite de son état, qu’elle conçut la meilleure opinion de ses talents.

– Je suis tout à fait charmée de votre protégé, dit-elle à M. Brooke au moment de s’en aller.

– Mon protégé ?… Mon Dieu ! qui est-ce donc ?… dit M. Brooke.

– Ce jeune Lydgate, le nouveau médecin ; il me paraît entendre admirablement son métier.

– Oh ! Lydgate ! Ce n’est pas mon protégé, vous savez ! Mais je connaissais un de ses oncles qui m’a écrit à son sujet. Pourtant je le crois capable de devenir un médecin de premier ordre ; il a étudié à Paris comme Broussais ; il a des idées, vous savez, il veut élever le niveau de sa profession. Lydgate a beaucoup d’idées très neuves sur la ventilation, la diète et autres choses encore, conclut M. Brooke après avoir été reconduire lady Chettam et revenant se joindre par politesse à un groupe de messieurs de Middlemarch.

– Qu’on me pende, mais pensez-vous qu’il soit bien raisonnable de renverser l’ancienne médecine qui a fait les Anglais ce qu’ils sont ? observa M. Standish.

– La science médicale est restée jusqu’ici parmi nous à un degré bien inférieur, dit M. Bulstrode qui parlait d’une voix faible et avait l’air maladif. Pour ma part, je salue avec joie l’arrivée de M. Lydgate. J’espère trouver de bonnes raisons pour confier à ses soins le nouvel hôpital.

– Tout cela est bel et bien, dit M. Standish, qui n’aimait pas beaucoup M. Bulstrode ; si vous tenez à ce qu’il fasse ses expériences sur les malades de votre hôpital, et à ce qu’il tue quelques personnes par charité, je n’y fais pas d’objection. Mais je n’ai aucune envie d’ouvrir ma bourse pour que l’on tente des expériences sur ma personne, j’aime les traitements dont on a déjà fait l’épreuve.

– Je serais, quant à moi, satisfait de n’importe quel traitement qui me guérirait sans me réduire à l’état de squelette, comme ce pauvre Crainger, dit le maire, M. Vincy, homme florissant qui eût pu poser pour une étude de chair en contraste frappant avec le teint de moine franciscain de M. Bulstrode. C’est une chose particulièrement dangereuse que de rester exposé sans aucune ouate pour vous garantir, aux atteintes de la maladie, comme l’a dit quelqu’un et je trouve cela absolument vrai.

M. Lydgate s’était retiré de bonne heure, et il eût trouvé cette soirée parfaitement ennuyeuse, sans la nouveauté de certaines présentations, et en particulier sans la connaissance qu’il venait de faire de miss Brooke. Sa brûlante jeunesse, son mariage prochain avec un vieil érudit fané et l’intérêt qu’elle prenait aux questions d’utilité publique donnaient à cette jeune femme l’attrait piquant d’une réunion de qualités assez rares à rencontrer.

– C’est une généreuse créature que cette belle jeune fille, mais un peu trop sérieuse, pensa-t-il. Il est fatigant de causer avec de telles femmes. Elles veulent toujours des raisons à tout, et avec cela elles sont trop ignorantes pour comprendre les véritables raisons d’aucune question ; et elles finissent par en revenir à leur sens moral pour régler toutes choses selon leur goût.

Miss Brooke n’était évidemment pas le genre de femme de M. Lydgate, pas plus que celui de M. Chichely. Aux yeux de ce dernier, déjà mûr, elle semblait être une erreur de la nature, faite pour renverser sa confiance dans les causes finales, sa conviction étant que les belles jeunes femmes étaient faites pour les célibataires à face rouge. Mais Lydgate était moins mûr d’esprit, et l’avenir pouvait bien lui réserver encore des expériences qui lui feraient juger différemment des qualités les plus parfaites de la femme.

Aucune de ces personnes ne revit plus cependant miss Brooke sous son nom de jeune fille. Peu de temps après cette soirée, elle était devenue mistress Casaubon et elle était en route pour Rome.

Middlemarch (Édition intégrale)

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