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CHAPITRE III

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Nous avons maintenant à faire connaître à quiconque s’intéresse à lui, le nouveau venu Lydgate, et plus à fond que ne le connaissent ceux mêmes qui l’ont le plus fréquenté depuis son arrivée à Middlemarch. On peut louer, encenser un homme ou le tourner en ridicule, ne voir en lui qu’un instrument, on peut s’éprendre de lui, le choisir comme époux sans qu’il cesse de rester virtuellement inconnu. On avait pourtant l’impression générale que Lydgate n’était pas un médecin de province ordinaire, et, à cette époque, à Middlemarch, une telle impression signifiait qu’on attendait de lui de grandes choses. Chaque famille avait de son médecin une très haute idée et lui supposait une habileté sans bornes dans le traitement des maladies les plus perfides et les plus capricieuses. L’évidence de cette habileté appartenait à l’ordre intuitif le plus élevé. La clientèle féminine, notamment, restait immuablement attachée à son opinion, que la vérité même de la médecine fût d’ailleurs représentée, pour les unes, par le praticien Wrench et son traitement tonique, et, pour les autres, par Toller et le système débilitant. Les temps héroïques des saignées abondantes et des vésicatoires n’étaient pas encore passés, encore moins les temps des théories absolues où, dès qu’une maladie quelconque était baptisée, il ne pouvait plus y avoir d’hésitation dans la manière de la traiter. Pas une imagination ne s’était avancée jusqu’à admettre que M. Lydgate pût être aussi savant que le docteur Sprague ou le docteur Minchin, les deux seuls médecins capables de donner quelque espoir dans les cas extrêmes, alors que le plus faible espoir ne valait pas plus d’une guinée. Pourtant, je le répète, l’impression générale était qu’il y avait en Lydgate quelque chose de plus que chez les autres praticiens ordinaires de Middlemarch.

C’était la vérité. Il n’avait que vingt-sept ans, cet âge auquel on voit des hommes sortir du rang pleins d’espoir dans le succès, fermes dans leur résolution, sûrs que Mammon ne leur mettra jamais un mors à la bouche et ne leur montera jamais à califourchon sur le dos pour les stimuler, mais plutôt que Mammon, s’ils ont affaire à lui, les aidera à pousser leur char. Il était resté orphelin au moment où il sortait du collège. Son père n’avait amassé au service militaire que bien peu de chose pour ses trois enfants, et, quand le jeune Tertius voulut faire ses études de médecine, ses tuteurs jugèrent plus simple d’accéder à ses vœux en le mettant en apprentissage chez un médecin de province que de s’y opposer en invoquant la dignité de la famille. C’était un de ces rares jeunes gens qui choisissent de bonne heure une voie définie, convaincus qu’il y a pour eux dans la vie une chose spéciale à faire, parce qu’ils se sentent appelés à la faire et non parce que leurs pères l’ont faite avant eux. Ceux d’entre nous qui ont embrassé une carrière par vocation doivent se souvenir de certain matin ou de certain soir où ils ont grimpé sur un escabeau pour atteindre un livre inconnu, ou sont restés assis, les lèvres entr’ouvertes, à écouter la conversation d’un étranger, ou enfin ont commencé, à défaut de livres, à écouter parler les voix intérieures de leur âme, y trouvant le premier germe appréciable de leur vocation. Quelque chose de semblable était arrivé à Lydgate. Il avait l’esprit prompt ; et souvent, encore tout animé au sortir d’un jeu bruyant, on le voyait se mettre dans un coin et bientôt s’absorber profondément dans le premier livre qui lui tombait sous la main. Tant mieux si c’était Rasselas ou Gulliver ; mais le Dictionnaire de Bailey ou la Bible avec les livres Apocryphes faisaient également son affaire. Il lui fallait absolument quelque chose à lire, quand il n’était pas en train de monter le poney, de courir, de chasser ou d’écouter la conversation des hommes mûrs.

Quand il eut achevé ses classes et ses mathématiques, sans s’y distinguer réellement, on disait de lui qu’avec de la volonté il pourrait arriver à tout, mais il n’avait certainement pas voulu jusque-là. C’était un jeune animal vigoureux, d’une intelligence rapide ; mais nulle étincelle n’avait encore allumé en lui une passion intellectuelle, le savoir lui semblait chose superficielle, facile à acquérir : à en juger par les conversations de ses aînés, il avait déjà plus d’expérience qu’il n’en faudrait pour la conduite de sa vie. Mais, au temps de ses vacances, il entra un jour de pluie dans la petite bibliothèque paternelle, à la recherche d’un livre nouveau ; il avisa enfin une rangée de volumes couverts de poussière, à dos de papier gris et à étiquettes sombres : les volumes d’une vieille encyclopédie auxquels il n’avait jamais touché. Ils se trouvaient sur le rayon le plus élevé et Lydgate était monté sur une chaise pour les atteindre. Mais, ayant ouvert le premier volume, il resta à lire ainsi tout debout dans cette position incommode. Il était tombé sur une page portant le titre d’Anatomie, et le premier passage qui attira ses yeux traitait des valvules du cœur. Lydgate n’était très familier avec aucune sorte de valvules, mais il savait que les valvæ désignaient des portes à battants, et de cette réflexion jaillit une lumière soudaine, qui éveilla en lui la première notion d’un mécanisme artistement combiné, placé au milieu de la charpente humaine. Tout ce qu’il en savait, c’est que sa cervelle était renfermée dans de petits sacs à l’endroit des tempes, et il n’avait pas plus l’idée de la circulation du sang que de la façon dont la papier pouvait remplacer l’or dans la circulation. Mais l’heure de la vocation était arrivée. Avant d’être descendu de sa chaise, un nouveau monde s’était révélé à lui par le pressentiment de travaux et de progrès successifs, remplissant les vastes espaces qu’avait jusque-là dérobés à sa vue une sorte d’ignorant pédantisme qu’il prenait pour la science. À partir de ce moment, Lydgate sentit germer en lui une passion intellectuelle.

Nous n’avons pas de scrupule à raconter et à raconter toujours comment un homme peut devenir amoureux d’une femme, parvenir à l’épouser ou se voir fatalement séparé d’elle à jamais. Est-ce un excès de poésie ou un excès de sottise qui veut que nous ne nous lassions pas de décrire ce que le roi Jacques appelait le « charme souverain » et la beauté de la femme, que nous ne soyons jamais fatigués d’entendre résonner les cordes grêles du vieux troubadour, et que nous nous intéressions comparativement fort peu à cet autre genre de beauté et de « charme souverain » dont le tissu est fait du travail de la pensée et du patient sacrifice de tous nos mesquins désirs ? Dans l’histoire de cette passion-là, le dénouement varie aussi : quelquefois c’est un glorieux mariage, d’autres fois une complète déception et une rupture finale. Et il n’est pas rare non plus que cette catastrophe se rattache à l’autre passion, à celle que chantent les troubadours. Dans la foule des hommes d’âge mûr qui, au cours de la vie quotidienne, remplissent leur vocation à peu près comme ils font le nœud de leur cravate, il n’en manque pas dont la jeunesse avait rêvé de plus nobles efforts, et, qui sait, de changer le monde peut-être. L’histoire de ce rêve et de la manière dont le plus souvent il arrive à prendre corps, cette histoire est bien rarement menée à terme ; à peine même si elle existe jamais clairement dans l’esprit de ces hommes ! Peut-être leur ardeur pour un travail généreux et désintéressé, s’est-elle peu à peu, imperceptiblement, refroidie, comme l’ardeur de toutes les autres passions de jeunesse, jusqu’au jour où la première nature revient, comme un fantôme, visiter son ancienne demeure et jeter sur tout ce qui l’a meublée depuis, comme une lueur spectrale. Il n’y a rien dans le monde de plus subtil que l’histoire de ce changement graduel dans le cœur des hommes. Il s’est, au commencement, insinué en eux à leur insu : c’est vous et moi, avec tant d’autres, qui avons peut-être infecté de notre souffle leurs aspirations de jeunesse, par l’expression de nos sentiments faux ou la sottise de nos axiomes ; ou peut-être encore ce seront les vibrations du regard d’une femme qui auront fait le changement.

Lydgate ne voulait pas devenir un de ces ratés ; et il y avait plus d’espoir à mettre en lui, parce que son ardeur scientifique avait pris bientôt la forme d’un véritable enthousiasme pour sa profession, il avait, dans le travail qui devait lui faire gagner son pain, une foi d’enfant, que ne put entamer son initiation nécessaire à ce qui s’appelle les années d’apprentissage. Il apporta dans ses études, à Londres, à Édimbourg, à Paris, la conviction constante que la profession médicale était, malgré tout, la plus belle de toutes, qu’elle offrait la plus parfaite union de la science et de l’art, l’alliance la plus directe de la conquête intellectuelle et du bien social. La nature de Lydgate avait besoin de ce double succès : c’était une nature propre à ressentir l’émotion, avec un sens profondément humain du lien fraternel qui unit tous les hommes et doit dominer de haut toutes les abstractions des études spéciales. Il ne s’inquiétait pas seulement des « cas » particuliers, mais aussi de Jean et de Jeanne… peut-être surtout de Jeanne.

Il trouvait encore un autre attrait dans sa profession : elle appelait des réformes et fournissait à un homme dédaigneux des hochets de la vanité l’occasion d’acquérir, par le seul travail, des mérites et des titres véritables. Il alla étudier à Paris, avec l’intention de s’établir, quand il reviendrait en Angleterre, dans quelque ville de province, pour pratiquer, et là, dans l’intérêt de ses recherches scientifiques, aussi bien que du progrès général de son art, de commencer par résister de toutes ses forces à l’absurde séparation qui existait alors entre la médecine et la chirurgie ; il s’y tiendrait en dehors des intrigues et des jalousies de Londres, de l’éternelle petite roulette sociale ; et, avec le temps, la célébrité lui viendrait, comme elle était venue à Jenner par le seul mérite de son travail indépendant.

Il faut se rappeler que cette époque était une époque d’ignorance ; et, en dépit des efforts de vénérables collèges pour conserver à la science toute sa dignité, il arrivait que des jeunes gens, absolument dépourvus d’instruction, obtenaient des places de médecin à la ville, et qu’un beaucoup plus grand nombre encore acquérait le droit de pratiquer la médecine à la campagne ; le charlatanisme se faisait partout une place fructueuse ; la pratique professionnelle consistant surtout alors à administrer des drogues en abondance, le public en concluait que plus on aurait de drogues, mieux tout irait, pourvu qu’on les eût à bon marché, et il avalait en conséquence des mètres cubes de médecines prescrites par une ignorance peu scrupuleuse qui n’avait pris de degrés ni à Oxford ni à Cambridge.

Sans se soucier du nombre des docteurs ignorants et bavards qui devaient nécessairement survivre à toutes les réformes, Lydgate prétendait inaugurer la réforme à lui tout seul, commencer par se distinguer des autres. Tout en donnant un exemple qui contribuerait à élever peu à peu le niveau moyen général, il comptait aussi se donner le plaisir de voir la santé de ses malades profiter du changement. Mais il ne visait pas seulement à un exercice de son art plus pur et plus personnel que la pratique commune. Il ambitionnait un résultat plus élevé : il était animé et soutenu par l’espoir de découvrir, à force de travail, la preuve d’une nouvelle conception anatomique, et de forger ainsi un anneau dans la chaîne des découvertes.

Vous semble-t-il incongru qu’un pauvre médecin de Middlemarch rêve de devenir un novateur ? Nous savons, en général, bien peu de chose des grands génies créateurs, avant que la renommée les ait portés au rang des constellations, maîtresses de nos destinées. Ce Herschel, par exemple, qui a « brisé les barrières du ciel », n’avait-il pas commencé par toucher l’orgue dans une église de province, et donner des leçons de piano à des écoliers ? Chacun de ces astres brillants a eu à marcher sur la terre côte à côte avec des gens qui s’occupaient sans doute beaucoup plus de sa tournure et de sa mise que de tout ce qui devait lui assurer un titre à une gloire éternelle ; chacun d’eux a eu sa petite histoire personnelle et locale, semée de tentations vulgaires et de mesquines préoccupations, dont le frottement ralentit un instant sa course vers une réunion finale avec les immortels. Lydgate ne fermait pas les yeux aux dangers de ce frottement, mais il marchait plein de confiance dans sa résolution de s’y dérober le plus possible ; à vingt-sept ans, il se sentait déjà l’expérience de la vie. Il n’allait pas non plus permettre à sa vanité de se laisser prendre au contact des succès mondains et bruyants de la capitale ; il allait vivre au milieu de gens hors d’état de rivaliser avec lui dans cette poursuite d’une grande idée, qui allait devenir son second objectif, à côté de l’exercice assidu de sa profession. Il y avait comme de la fascination dans l’espérance que ces deux buts s’illumineraient l’un l’autre.

Il était un point, dans tous les cas, où il pouvait déjà, à cette période de sa carrière, loyalement réclamer l’approbation de tous ; il ne voulait pas faire comme ces philanthropes qui vivent du commerce des pickles empoisonnés, en se proclamant les adversaires de la falsification des liquides, – ou qui, intéressés dans des maisons de jeu, trouvent dans cette source de revenus le loisir de se faire les avocats de la moralité publique. Il projetait de commencer, dans son domaine, par quelques réformes particulières, à sa portée, et constituant un problème moins difficile que l’établissement d’une nouvelle conception anatomique. Il voulait d’abord se conformer scrupuleusement à une loi récente, et se contenter de prescrire les drogues sans les distribuer lui-même et sans se mettre de moitié avec les pharmaciens. C’était une véritable innovation pour un praticien de province, innovation que ne manqueraient pas de ressentir, comme un blâme et une offense, ses confrères en médecine. Mais Lydgate prétendait en outre introduire des innovations dans le traitement des maladies ; il était assez éclairé pour voir qu’il ne pourrait pratiquer son art honnêtement et consciencieusement qu’en se débarrassant d’abord de toutes les attaches et de tous les systèmes de la vieille routine.

Bon médecin de Middlemarch avant tout, les observations et les minutieuses déductions de son travail quotidien le maintiendraient dans la voie des recherches approfondies. Plus il s’intéressait à des questions spéciales, telles que la nature de la fièvre ou des fièvres, plus il sentait vivement la nécessité de cette science fondamentale de la structure humaine, illuminée au commencement du siècle par la courte et glorieuse carrière de Bichat, ce grand Français, mort à trente et un ans qui avait laissé après lui, comme un autre Alexandre, un royaume assez vaste pour être partagé entre un grand nombre d’héritiers.

La conception nouvelle trouvée et développée par Bichat devait nécessairement agir sur les questions médicales, comme la lumière du gaz agirait sur une rue sombre et éclairée à l’huile, découvrant à l’œil de nouveaux rapports entre les objets, des faits existants dans la constitution du corps qu’on avait ignorés jusque-là, et qu’on devait prendre en considération dans l’examen des symptômes des maladies et dans l’action des médicaments. Mais les résultats qui dépendent de la volonté et de l’intelligence humaine sont lents à venir et, à la fin de 1829, la pratique médicale presque universelle suivait encore lourdement et fièrement les vieux sentiers ; une besogne scientifique restait encore à accomplir, qui semblait pourtant la conséquence directe, naturelle, de celle de Bichat. Ce grand voyant n’était pas allé au delà de l’examen des tissus, comme parties constitutives de l’organisme vivant, marquant une limite à l’analyse anatomique. Il restait à un autre esprit à découvrir si toutes ces structures variées des organes ne découlaient pas de quelque base commune. Le sujet avait besoin d’être éclairé d’une nouvelle lumière, qui achèverait de bouleverser les anciennes conclusions. C’était de cette conséquence de l’œuvre de Bichat, que l’on sentait déjà vibrer dans bien des courants de l’esprit européen, que Lydgate s’était épris ; il aspirait à démontrer les rapports les plus intimes de la structure humaine et à expliquer plus exactement et d’après les lois naturelles la pensée de l’homme. L’œuvre n’avait pas encore été accomplie, mais seulement préparée, pour qui saurait tirer parti de cette préparation. Qu’était-ce que le tissu primitif ? C’est ainsi que Lydgate se posait la question, d’une façon qui n’était peut-être pas absolument celle que réclamait la réponse attendue ; mais les chercheurs commettent souvent de ces légères erreurs de mots. Il comptait sur des intervalles de loisir, qu’il saisirait au vol, pour rassembler en faisceau tous les fils de l’investigation scientifique, il comptait aussi sur bien des notions que lui procurerait non seulement l’emploi diligent du scalpel, mais aussi l’application du microscope auquel la science s’était remise avec un redoublement de confiance. Tel était le plan d’avenir de Lydgate : accomplir pour Middlemarch un petit travail utile et, pour le monde, une grande œuvre. Il était certainement heureux à cette époque de sa vie : il avait vingt-sept ans, pas de mauvais penchants, une résolution généreuse de rendre son travail profitable aux autres, et, dans le cerveau, des idées qui lui créaient une vie intéressante en dehors de toute passion pour le cheval, culte dispendieux, auquel n’eussent pas longtemps suffi les huit cents livres qui lui restaient après avoir acheté sa clientèle. Il était à ce moment décisif de la vie qui ferait souvent, de la carrière d’un homme, un beau sujet de paris, s’il se trouvait là quelques gentlemen adonnés à cet amusement, pour estimer toutes les probabilités compliquées d’un but ardu, avec tous les obstacles et tous les entraînements possibles des circonstances, toutes les délicates questions d’équilibre du balancier intérieur, avec lequel un homme nage et se soutient, ou bien est emporté, la tête la première, par le courant. Il y aurait ici encore des chances de perdre le pari, même avec la connaissance parfaite du caractère de Lydgate ; car le caractère, avec le temps, est susceptible de se développer et de se modifier. L’homme, en lui, était encore à former, tout comme le médecin de Middlemarch, tout comme l’immortel novateur. Ses qualités comme ses défauts pouvaient aussi bien grandir que disparaître. Les défauts ne seront pas, je l’espère, une raison pour vous de lui retirer votre intérêt. Parmi les amis que nous estimons le plus, ne voyons-nous pas celui-ci ou celui-là un peu trop dédaigneux, un peu trop sûr de lui, dont l’esprit distingué n’ait ses petits côtés ; parfois un peu pincé, un peu gonflé de préjugés de naissance et, avec la plus belle énergie, capable de faire un faux pas, sous l’influence de sollicitations passagères !

L’orgueil de Lydgate avait de l’arrogance, il n’était jamais impertinent, jamais niaisement satisfait de lui-même, mais entier dans ses prétentions, et dédaigneux avec bienveillance. Il était tout disposé à rendre service aux imbéciles, en les plaignant et avec le sentiment qu’ils ne pourraient jamais rien sur lui : pendant son séjour à Paris, il avait songé un moment à se joindre aux saints-simoniens, à seule fin de les mettre en contradiction avec certaines de leurs doctrines. Tous ses défauts portaient l’empreinte distincte de la famille dont il descendait, c’étaient les défauts d’un homme qui a une belle voix de baryton, qui porte bien l’habit, et dont les mouvements les plus indifférents ont toujours un air de distinction native. Où sont donc les petits côtés de cet homme-là, demandera une jeune personne éprise de cette grâce aisée de gentilhomme ? Comment pourrait-on trouver quelque chose de vulgaire chez un homme si bien né, animé d’une si noble ambition, si généreux et si particulier dans sa manière de comprendre les devoirs sociaux ? Tout aussi facilement qu’on peut rencontrer de la stupidité chez un homme de génie, abordé à l’improviste sur un sujet qui lui est étranger ; tout de même qu’un homme animé du désir d’avancer par de généreuses réformes le millénaire social pourra être assez mal inspiré dans le choix des distractions et des plaisirs qu’il compte y introduire ; il peut être incapable de s’élever au-dessus de la musique d’Offenbach, ou des bouffonneries de la farce à la mode. Les petits côtés du caractère de Lydgate se trouvaient précisément dans la nature de ses préjugés, qui, en dépit de la noblesse et de la bienveillance de ses intentions, étaient, pour la plupart, semblables à ceux qu’on rencontre ordinairement chez les hommes du monde : la distinction d’esprit qui appartenait à son ardeur intellectuelle ne pénétrait pas toujours ses sentiments ou son jugement, en matière de mobilier par exemple, ou à propos des femmes ; elle ne l’empêchait pas de souhaiter que l’on sût à Middlemarch, sans qu’il eût à le dire, qu’il était d’une naissance plus relevée que les autres médecins de campagne. Il était loin, quant à présent, de se préoccuper d’un mobilier pour lui-même ; mais, s’il avait un jour à y songer, ni la biologie ni ses projets de réforme ne suffiraient sans doute à l’élever au-dessus de ce sentiment vulgaire qui lui aurait fait voir une choquante inconvenance dans le choix d’un mobilier qui ne fût pas d’une suprême distinction.

Quant aux femmes, il avait été emporté une fois par une folle et impétueuse passion qu’il pensait bien devoir être la dernière, le mariage, à un âge plus mûr, ne pouvant plus avoir cette impétuosité. Pour qui veut connaître Lydgate, il sera bon de savoir ce qu’avait été cette impétueuse folie, exemple de la passion irrésistible et désespérée, alliée chez lui à cette bonté chevaleresque, qui faisait aimer son être moral. L’histoire peut être contée en peu de mots. C’était pendant qu’il faisait ses études à Paris et précisément à une époque où il s’occupait, à côté de son travail, d’expériences de galvanisme. Un soir, fatigué de ses expériences, il laissa ses grenouilles et ses lapins se reposer des chocs mystérieux auxquels il les soumettait, et alla finir sa soirée au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Ce n’était pas le mélodrame qui l’attirait, il l’avait déjà vu plusieurs fois, mais une actrice dont le rôle était de poignarder son amant. Lydgate était amoureux d’elle, comme un homme peut l’être d’une femme à laquelle il n’espère pas pouvoir jamais parler. C’était une Provençale aux yeux noirs, au profil grec, avec des formes pleines et majestueuses, dont la voix était un mélodieux roucoulement. Elle n’était arrivée que depuis peu à Paris et s’y était fait une réputation de vertu, c’était son mari qui jouait avec elle le rôle de l’amant infortuné.

Le seul délassement de Lydgate était alors d’aller de temps à autre se plonger dans la contemplation de cette femme, comme il aurait été se jeter sur un banc de violettes, pour y respirer la douce brise du sud. Mais, ce soir-là, une catastrophe nouvelle vint s’ajouter au drame. Au moment où l’héroïne devait tuer son amant, et celui-ci s’affaisser avec grâce, l’actrice poignarda réellement son mari, qui tomba comme frappé à mort. Un cri sauvage traversa la salle, et la Provençale tomba évanouie : son rôle demandait un cri et un évanouissement, mais cette fois l’évanouissement n’était pas simulé. Lydgate s’élança et grimpa sur la scène, sachant à peine ce qu’il faisait, s’empressant de porter secours. C’est ainsi qu’il fit la connaissance de son héroïne. Tout Paris retentit de l’histoire de cette mort. Était-ce un assassinat ? Quelques-uns des plus chauds admirateurs de l’actrice inclinaient à la croire coupable et ne l’en aimaient que davantage ; mais Lydgate n’était pas de ceux-là. Il protesta énergiquement de son innocence, et l’espèce de passion impersonnelle que lui avait d’abord inspirée sa beauté se transforma en un sentiment de dévouement et de tendre intérêt à son sort. L’idée d’un crime était absurde ; on n’y pouvait découvrir de motif, le jeune couple paraissait s’adorer ; et il n’était pas sans précédents qu’un faux mouvement eût amené un malheur de ce genre. L’enquête légale se termina par la mise en liberté de madame Laure.

Lydgate avait eu, dans l’intervalle, de fréquentes entrevues avec elle, et il la trouvait de plus en plus adorable. Elle parlait peu, mais ce n’était qu’un charme de plus ajouté à sa beauté ; elle était mélancolique et paraissait reconnaissante ; c’était assez de sa seule présence, comme de celle de la lumière du couchant. Lydgate était anxieux, jusqu’à la folie, de posséder son affection, et sa jalousie redoutait qu’un autre ne la gagnât avant lui et ne lui offrît de l’épouser.

Mais, au lieu de rentrer à la Porte-Saint-Martin, où son fatal accident aurait encore accru sa popularité, elle quitta Paris, abandonnant, sans avertir personne, sa petite cour d’admirateurs.

Lydgate, pour qui la science cessa d’exister dès qu’il se représenta l’infortunée Laure traînant en tous lieux sa douleur, sans rencontrer nulle part d’appui fidèle, Lydgate parvint cependant à savoir que Laure avait pris la route de Lyon. Il la retrouva enfin à Avignon, jouant avec grand succès, et plus majestueuse que jamais, le rôle d’une femme abandonnée. Quand il alla lui parler après la représentation, elle l’accueillit avec sa tranquillité habituelle, qui apparaissait à Lydgate belle et pure comme les profondeurs limpides des eaux, et lui permit de revenir la voir le lendemain. Il était décidé à lui dire alors à quel point il l’adorait et à lui demander de devenir sa femme.

– Vous avez fait ce long voyage, de Paris ici, pour me rejoindre ? lui dit-elle, assise en face de lui, les bras croisés, et le regardant avec de grands yeux étonnés. Tous les Anglais sont-ils comme vous ?

– Je suis venu parce que je ne pouvais vivre sans essayer de vous retrouver. Vous êtes seule, je vous aime ; je viens vous demander de consentir à devenir ma femme. J’attendrai, mais je voudrais de vous la promesse que vous m’épouserez, que vous n’en épouserez pas un autre !

Laure le regarda en silence et avec un rayonnement mélancolique sous ses longues paupières, jusqu’à ce qu’elle le vît rempli d’une certitude enivrante, agenouillé à ses pieds.

– J’ai quelque chose à vous dire, fit-elle de sa voix roucoulante, les bras toujours croisés. Mon pied a réellement glissé.

– Je le sais, je le sais, dit Lydgate. Ç’a été un accident, un coup terrible, une calamité imprévue, mais qui n’a fait que m’attacher davantage à vous.

Laure garda encore un instant le silence, puis lentement :

– Non, je l’ai fait exprès.

Lydgate, l’homme fort qu’il était, devint pâle et tremblant : il resta quelques instants avant de se relever ; puis, s’éloignant de quelques pas :

– Mais il y avait là un secret, alors, dit-il enfin avec véhémence ; il était brutal avec vous : vous le détestiez.

– Non ! il m’ennuyait, il me fatiguait de ses caresses ; il tenait à vivre à Paris au lieu de revenir dans mon pays ; cela ne me convenait pas.

– Grand Dieu, s’écria Lydgate avec un gémissement d’horreur. Et vous aviez prémédité de l’assassiner ?

– Ce n’était pas prémédité : c’est pendant la pièce que l’idée m’en est venue, et alors c’est volontairement que j’ai agi.

Lydgate restait là muet, enfonçant, sans savoir ce qu’il faisait, son chapeau sur sa tête, et la regardait. Dans cette femme, la première à laquelle il eût donné toute l’adoration de sa jeunesse, il ne voyait plus qu’une vulgaire criminelle.

– Vous êtes un bon jeune homme, dit-elle, mais je n’aime pas les maris. Je n’en prendrai plus.

Trois jours plus tard, Lydgate était revenu à son galvanisme, dans son appartement de Paris, persuadé que le temps des illusions était bien fini pour lui. L’abondante tendresse de son cœur le préserva de toutes suites fâcheuses, et aussi la conviction du bien qu’on pouvait faire à la vie humaine. Mais il se sentait plus de raisons que jamais de se fier à son jugement, éprouvé par une si rude expérience ; et il résolut de ne plus regarder la femme désormais qu’à un point de vue purement scientifique, et de ne plus nourrir d’espérance qui ne lui parût, à l’avance, bien justifiée.

Middlemarch (Édition intégrale)

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