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CHAPITRE VI

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Quand la voiture de M. Casaubon franchit la grille de la propriété, elle barra le passage à un poney-chaise, conduit par une dame avec un groom sur le siège de derrière. Tandis que M. Casaubon regardait distraitement devant lui, la dame, qui avait le coup d’œil rapide, lui fit un signe de tête, et, au moment où ils se croisèrent, lui lança un « Comment vous portez-vous ? »

En dépit de son chapeau fané et de son antique châle de l’Inde, il était clair, à voir son salut respectueux, que la portière ne la regardait pas moins comme une personne d’importance.

– Eh bien, mistress Fitchett, vos poules pondent-elles à présent ? dit la dame aux yeux noirs et au teint fortement coloré, d’un ton de voix clair et décidé.

– Cela va assez bien quant à la ponte, madame ; mais ne se sont-elles pas mises à manger leurs œufs ? Je ne puis avoir l’esprit en repos avec ces bêtes.

– Oh ! les cannibales ! Vous feriez mieux de les vendre tout de suite à n’importe quel prix ; combien demandez-vous pour une paire ? Ça ne vaut pas bien cher, des volailles d’un si mauvais naturel.

– Eh bien, madame, ce sera une demi-couronne ; je ne puis les laisser à moins.

– Une demi-couronne ?… où en sommes-nous, grand Dieu ! Allons, voyons ! Pour le bouillon de poulet du recteur, le dimanche. Il a déjà consommé tous les poulets de ma basse-cour ; et vous êtes à demi payée par le sermon, mistress Fitchett, ne l’oubliez pas. Prenez une paire de pigeons sauteurs en échange, de vraies merveilles. Il faudra venir les voir.

– Eh bien, madame, M. Fitchett, après son travail, ira les voir ; il s’intéresse beaucoup aux espèces nouvelles, et il ne demande pas mieux que de vous obliger.

– M’obliger ? Il n’aura jamais fait un si beau marché ! Une paire de pigeons d’Église pour une couple de volailles espagnoles qui mangent leurs œufs ! Ne vous en vantez surtout pas trop, vous et Fitchett, voilà tout !

Toute ladre et toute brusque de langage que se montrât la femme du recteur, les fermiers et les paysans de Tipton et de Freshitt auraient ressenti un grand vide dans leurs conversations s’ils n’avaient eu à se raconter les faits et gestes de mistress Cadwallader. Cette dame, de noble naissance, descendante de comtes inconnus parfaitement obscurs, qui, alléguant sa pauvreté, rognait sur les prix les plus bas, qui, en vous décochant les plaisanteries les plus familières, laissait toujours par un certain tour de langue deviner ce qu’elle était, une telle personne par ses condescendances avec les paysans de la contrée les rapprochait à la fois des rangs plus élevés de la société et de l’Église et diminuait apparemment l’amertume qu’il y avait pour eux à payer la dîme impermutable. Un caractère plus exemplaire avec plus de dignité simple ne les eût pas aussi bien aidés à comprendre les trente-neuf articles et eût certainement moins contribué à la paix sociale.

M. Brooke, qui appréciait à sa manière et à un autre point de vue les mérites de mistress Cadwallader, tressaillit légèrement lorsqu’on lui annonça sa visite dans la bibliothèque où il était seul.

– Je vois que vous avez eu ici votre Cicéron de Lowick, dit-elle en s’asseyant confortablement près de lui et en écartant son châle, qui laissa voir une taille fine, mais bien prise ; je vous soupçonne de traîner ensemble quelque mauvaise intrigue politique, sans quoi vous ne verriez pas si souvent cet homme-là en personne. J’informerai contre vous ; souvenez-vous que vous êtes suspects tous deux depuis que vous avez pris le parti de Peel dans la question catholique ; je répandrai partout que vous allez vous présenter comme candidat whig à Middlemarch, quand le vieux Pinkerton aura donné sa démission, et Casaubon travaillera pour vous sous main ; il corrompra les électeurs par des pamphlets qu’il distribuera dans les cabarets. Allons, confessez-vous !

– Rien de semblable, dit M. Brooke souriant et frottant le verre de ses lunettes, mais rougissant un peu à cette harangue. Nous ne causons pas beaucoup politique avec Casaubon. Il ne s’occupe guère des questions philanthropiques pas plus que des peines judiciaires et autres choses semblables. Il ne s’intéresse qu’aux affaires ecclésiastiques. Et ces dernières ne sont pas de mon ressort, vous savez…

– Je ne le sais que trop. J’ai entendu parler de ce que vous avez fait. Qui donc a vendu un morceau du terrain aux papistes de Middlemarch ? Je jurerais que vous l’aviez acheté exprès. Vous êtes un vrai Guy-Faux et nous verrons si vous ne serez pas brûlé en effigie le 5 novembre prochain. Humphrey n’a pas voulu venir se quereller avec vous ; c’est moi qui me suis chargée de la mission.

– Bon ! il fallait bien m’attendre à être persécuté, du moment que je ne persécute pas, vous savez.

– Vous voilà parti ! C’est un de ces mots à effet que vous avez préparés pour l’assemblée électorale. Voyons, ne vous laissez pas leurrer à cette assemblée, mon cher monsieur Brooke. Un homme se range dans la catégorie des fous quand il se met à haranguer les électeurs, et il n’a d’excuse que s’il appartient à la bonne cause ; dans ce cas, il peut prier Dieu de bénir son galimatias. Vous vous perdrez, je vous en avertis et tout le monde vous tombera dessus.

– C’est précisément ce que j’espère, répondit M. Brooke, ne voulant pas laisser voir combien ce tableau prophétique lui plaisait peu. C’est ce que j’espère, en homme libéral. Quant aux whigs, un homme qui se range parmi les penseurs n’a guère de chance d’être agréé par n’importe quel parti. Il peut être d’accord avec eux jusqu’à un certain point. Mais c’est ce que vous autres, femmes, ne pouvez comprendre.

– Où est-il, votre certain point ? Je voudrais bien qu’on me dise comment un homme qui n’appartient à aucun parti, qui mène une vie de Juif errant, et qui ne fait jamais savoir son adresse à ses amis, peut avoir un point certain quelconque dans l’univers. Nul ne sait où ira Brooke ! Il ne faut pas compter sur Brooke ! Voilà ce qu’on dit de vous, à parler franchement ; allons, soyez donc plus sérieux. Quel agrément d’aller aux sessions quand chacun vous regardera en dessous et que vous arriverez avec une mauvaise conscience et la bourse vide ?

– Je ne prétends pas discuter politique avec une dame, dit M. Brooke d’un ton d’indifférence aimable, mais avec l’intuition peu agréable que mistress Cadwallader, par cette attaque, venait d’ouvrir la campagne dans laquelle il s’était engagé par quelques démarches trop hardies. Les personnes de votre sexe ne sont pas des penseurs, vous savez : Varium et mutabile semper1etc. Vous ne connaissez pas Virgile ; j’ai connu…

M. Brooke se souvint à temps qu’il n’avait pas connu personnellement le poète du siècle d’Auguste.

– J’allais dire le pauvre Stoddart, vous savez. Vous autres femmes, vous êtes toujours opposées à une attitude indépendante et vous blâmez les hommes qui ne s’occupent que de la recherche de la vérité et de ces graves sujets. Et il n’y a pas un coin de la province où l’on pense plus étroitement que chez nous. Je n’ai pas l’intention de jeter la pierre à mes voisins, vous savez. Mais il faut que quelqu’un entre dans la voie libérale, et, si ce n’est pas moi, qui sera-ce, je vous prie ?

– Qui ? Mais n’importe quel gueux parvenu, sans position et sans naissance. Les gens de condition devraient dépenser chez eux leur folie d’indépendance et ne pas la colporter au dehors. Et vous qui êtes sur le point de marier votre nièce, autant dire votre fille… à l’un de nos meilleurs gentilshommes !… Sir James en serait fort ennuyé ; il lui serait par trop pénible de vous voir changer de cause et servir de point de ralliement aux whigs.

M. Brooke frémit intérieurement, car les fiançailles de Dorothée n’avaient pas plutôt été décidées qu’il avait déjà pensé aux brocards que lui réservait sa voisine.

– J’espère que nous resterons toujours bons amis, Chettam et moi ; mais j’ai le regret de vous dire qu’il n’y a pas de projet de mariage entre lui et ma nièce, répliqua M. Brooke, fort soulagé d’apercevoir par la fenêtre Célia qui allait entrer.

– Et pourquoi pas ? dit mistress Cadwallader d’un accent surpris et légèrement contrarié. Il y a à peine quinze jours que nous en parlions, vous et moi.

– Ma nièce a choisi un autre prétendant, elle l’a choisi, vous savez… je n’y suis pour rien. J’aurais préféré Chettam et j’aurais parié que Chettam était précisément l’homme que toute jeune fille eût choisi. Mais il n’y a pas de calcul possible en ces matières. Votre sexe est capricieux, vous savez.

– Comment ! Voulez-vous dire que vous allez la laisser faire à sa tête ?

Et mistress Cadwallader passait rapidement en revue dans son esprit tous les partis possibles pour Dorothée.

Mais ici Célia entra, tout épanouie d’une promenade au jardin, et le bonjour qu’elle échangea avec mistress Cadwallader dispensa M. Brooke de répondre directement. Il se leva à la hâte en disant :

– J’ai à voir Wright pour les chevaux.

Et il s’esquiva de la chambre.

– Ma chère enfant, de quoi s’agit-il donc pour votre sœur ?

– Elle est fiancée à M. Casaubon, répondit Célia allant, comme toujours, droit au but, et enchantée de l’occasion de causer seule avec la femme du recteur.

– Mais que me dites-vous là ? c’est affreux ! Depuis quand est-ce décidé ?

– Je ne l’ai su qu’hier. Le mariage aura lieu dans six semaines.

– Eh bien, ma chère, je vous souhaite bien du plaisir avec votre beau-frère.

– J’en suis si fâchée pour Dorothée !

– Fâchée ! Je suppose que c’est elle qui le veut.

– Oui ; elle dit que M. Casaubon a une grande âme.

– Je ne demande pas mieux.

– Oh ! mistress Cadwallader, je ne puis croire qu’on soit heureuse parce qu’on épouse un homme qui a une grande âme.

– Eh bien, ma chère, c’est un avertissement pour vous. Vous en connaissez un maintenant, de ces hommes à grande âme ; quand il en viendra un autre pour vous, je pense que vous ne l’accepterez pas.

– Oh ! quant à cela, jamais !

– C’est assez d’un dans une famille. Votre sœur ne s’est donc jamais souciée de sir James ? L’auriez-vous aimé comme beau-frère ?

– J’en aurais été très heureuse. Je suis sûre qu’il eût fait un excellent mari. Seulement, ajouta Célia en rougissant un peu, je ne crois pas qu’il eût convenu à Dorothée.

– Pas assez élevé de pensées ?

– Dodo est très stricte, elle médite tant sur toutes choses et elle a une façon si particulière de juger tout ce qu’on dit ! Sir James n’a jamais paru lui plaire.

– Elle avait pourtant dû l’encourager, ce n’est pas très honnête.

– Ne soyez pas fâchée contre Dodo, je vous en prie ; elle ne fait pas attention à ces choses-là, et elle était si occupée de ses chaumières ! Souvent même elle s’est montrée dure pour sir James, mais il est si bon qu’il ne l’a jamais remarqué.

– Eh bien, conclut mistress Cadwallader mettant son châle et se levant, je vais aller tout droit communiquer la nouvelle à sir James. Sa mère doit être chez lui maintenant et il faut que j’y passe pour la voir. Votre oncle ne le lui dirait jamais. Nous voilà tous désappointés, ma chère. Les jeunes gens devraient penser à leur famille en se mariant. Pour ma part, j’ai donné un mauvais exemple. J’ai épousé un pauvre pasteur et j’ai fait de moi un objet de pitié pour tous les de Bracy ; obligée de faire de la diplomatie pour avoir du charbon, et de demander à Dieu de l’huile pour ma salade. Mais Casaubon a une assez belle fortune ; il faut lui rendre cette justice. Quant à sa famille, je suppose qu’elle a pour armoiries trois mollusques avec une devise rampante. À propos, avant de m’en aller, ma chère, j’aimerais bien à parler pâtisserie avec votre mistress Carter et lui envoyer ma jeune cuisinière pour qu’elle lui apprenne à la faire. De pauvres gens comme nous, avec quatre enfants, ne peuvent avoir la prétention de garder une fameuse cuisinière. Je suis sûre que mistress Carter me rendra ce service. La cuisinière de sir James est un véritable dragon.

En moins d’une heure, mistress Cadwallader avait circonvenu mistress Carter et arrivait à Freshitt-Hall, peu éloigné de son presbytère, son mari habitant Freshitt et ayant un vicaire à Tipton.

Sir James, de retour de son petit voyage, venait de changer d’habits, et se disposait à partir pour Tipton-Grange. Son cheval attendait devant la porte lorsque la voiture de mistress Cadwallader s’y arrêta, et il parut aussitôt lui-même, la cravache à la main. Lady Chettam n’était pas encore revenue, mais la communication de mistress Cadwallader ne pouvant se faire en présence des grooms, elle demanda à entrer dans la serre voisine sous prétexte de voir de nouvelles plantes.

Après une pause raisonnable :

– Ce n’est pas d’une chose indifférente, commença-t-elle, que j’ai à vous parler ; j’espère que vous n’êtes pas aussi amoureux que vous le prétendez.

Il ne servait à rien de protester contre la manière de dire les choses de mistress Cadwallader : mais la physionomie de sir James se contracta légèrement. Il eut comme un vague sentiment d’alarme.

– Je crois bien que Brooke va, cette fois, se mettre en avant. Je l’ai accusé de vouloir représenter Middlemarch dans les rangs des libéraux ; il a pris un air benêt et ne l’a pas nié ; il a parlé du parti indépendant et il a débité ses bêtises ordinaires.

– Et c’est là tout ? dit sir James, grandement soulagé.

– Comment ! vous ne voulez pas dire, je pense, qu’il vous serait agréable de voir entrer dans la vie publique une girouette pareille ! Mais il y a, je crois, moyen de l’en dissuader. Il n’aimerait pas du tout les dépenses auxquelles cela l’entraînerait, c’est un point sur lequel il est accessible au raisonnement. Il y a toujours quelques grains de bon sens dans une once d’avarice. L’avarice est une qualité précieuse dans les familles ; c’est un solide point d’appui pour contre-balancer la folie. Et il doit y en avoir un petit grain dans la famille Brooke, autrement nous ne verrions pas ce que nous allons voir.

– Quoi ! la candidature de Brooke à Middlemarch ?

– Pis que cela. Il me semble vraiment que j’en suis un peu responsable. Je vous ai toujours dit que miss Brooke serait un beau parti, je savais qu’il y avait en elle pas mal d’extravagance, des idées puritaines sans consistance réelle, mêlées d’inconséquences ; ces choses-là passent ordinairement chez les jeunes filles, mais j’ai été stupéfaite de ce que je viens d’apprendre.

– Que voulez-vous dire ? fit sir James, tout en se demandant si Dorothée ne s’était pas enfuie pour aller rejoindre les Frères Moraves ou quelque autre secte extravagante, ignorée de la bonne société.

L’habitude de mistress Cadwallader de mettre toujours les choses au pire le rassurait pourtant un peu.

– Qu’est-il arrivé à miss Brooke ? Parlez, je vous en supplie.

– Eh bien, elle est fiancée…

Mistress Cadwallader s’arrêta un moment en remarquant l’expression profondément altérée du visage de son ami, qui s’efforçait de la dissimuler sous un sourire nerveux, tout en frappant sa botte de sa cravache.

– … Fiancée à Casaubon.

Sir James laissa tomber sa cravache et se baissa pour la ramasser ; son visage n’avait peut-être jamais exprimé un dégoût aussi profond que lorsqu’il se tourna vers mistress Cadwallader, en répétant : « Casaubon ! »

– Précisément. Voilà ce que j’avais à vous dire.

– Grand Dieu ! c’est horrible ! Mais cet homme n’est qu’une momie !

Il ne faut voir dans ce jugement que celui d’un rival aussi florissant que désappointé.

– Elle dit qu’il a une grande âme ! c’est-à-dire une grande vessie dans laquelle on peut secouer des pois secs.

– Qu’est-ce qu’un vieux célibataire comme lui a donc affaire de se marier ? dit sir James. Il a déjà un pied dans la tombe.

– Je suppose qu’il a l’intention de l’en retirer.

– Brooke ne devrait pas donner son consentement. Il devrait insister pour que Dorothée attendît sa majorité ; elle en jugerait mieux alors. À quoi sert donc d’avoir un tuteur ?

– Comme si on pouvait jamais faire prendre une résolution à Brooke !

– Cadwallader pourrait lui parler.

– Lui moins que personne. Il trouve tout le monde charmant. Je ne peux pas même l’amener à dire du mal de Casaubon. Il va jusqu’à parler avec estime de son évêque, quoique je lui dise que ce langage n’est pas naturel de la part d’un bénéficier. Que peut-on faire avec un pareil mari ? Allons, du courage ! soyez heureux d’être débarrassé de miss Brooke ! Cette fille aurait exigé de vous de voir les étoiles en plein midi. Entre nous, la petite Célia en vaut deux comme elle et elle finira par être le meilleur parti des deux ; car il vaudrait autant entrer dans un couvent que d’épouser Casaubon.

– Oh ! quant à ce qui me regarde !… C’est pour miss Brooke elle-même que ses amis devraient tâcher d’agir.

– Humphrey ne le sait pas encore. Mais vous pouvez compter que quand il sera au courant il dira : « Pourquoi pas ? Casaubon est un brave garçon et encore jeune, assez jeune… » Ces gens charitables ne distinguent jamais le vin du vinaigre jusqu’à ce qu’ils en aient avalé et pris la colique. Pourtant si j’étais homme je préférerais Célia, surtout après le départ de Dorothée. À vrai dire, vous avez fait la cour à l’une et captivé l’autre. J’ai bien pu voir qu’elle vous admirait autant qu’homme puisse s’attendre à l’être. De toute autre personne que moi, vous pourriez trouver ce langage exagéré ! Adieu !

Sir James accompagna mistress Cadwallader jusqu’à sa voiture, puis sauta sur son cheval. Il n’allait pas renoncer à sa course à cause des nouvelles désagréables que son amie venait de lui apporter, mais galoper au contraire à toute vitesse dans n’importe quelle direction autre que celle de Tripton-Grange.

Et maintenant, pour quel motif imaginable mistress Cadwallader avait-elle pris un intérêt si vif au mariage de miss Brooke ? puis, l’union à laquelle elle se flattait de contribuer étant rompue, pourquoi s’occupait-elle déjà de poser les préliminaires d’une autre ?

Tout ce qu’on pourrait dire, c’est que ces petites combinaisons matrimoniales rentraient dans les ingrédients dont la femme du recteur aimait à se composer une nourriture dont elle avait besoin. Sa vie rurale était toute simple, absolument exempte de toute espèce de mystérieuses machinations, et en dehors des grandes affaires du monde ; mais les affaires du monde ne l’en intéressaient pas moins, surtout lorsqu’elle les apprenait par des lettres de parents haut placés : la façon dont de beaux cadets de famille avaient pris le chemin de l’hôpital pour avoir épousé leurs maîtresses ; l’idiotisme de grand ton du jeune lord Tapir et les accès d’humeur morose du vieux et goutteux lord Mégathérium ; le croisement des généalogies qui avait fait passer une couronne de noblesse dans une branche nouvelle et donné carrière aux histoires scandaleuses ; tels étaient les sujets dont elle retenait les détails avec la plus minutieuse exactitude, et qu’elle resservait aux autres, assaisonnés d’excellents pickles d’épigrammes, dont elle se régalait elle-même. Elle croyait aussi fermement à la haute et à la basse extraction qu’elle croyait au gibier et à la vermine. Jamais la pauvreté ne lui aurait fait renier personne : dans la ruine d’un de Bracy réduit à manger son dîner dans une écuelle, elle n’eût vu qu’un exemple pathétique digne de louange et de glorification ; et je crains même que ses vices aristocratiques ne l’eussent que faiblement indignée. Mais elle éprouvait pour les bourgeois enrichis un sentiment qui ressemblait à une haine religieuse.

Inflammable comme le phosphore et toujours prête à saisir tout ce qui approchait d’elle sous une forme à sa convenance, comment mistress Cadwallader eût-elle pu supporter que les deux misses Brooke et leur avenir matrimonial restassent pour elle un sujet étranger quand, depuis des années, elle avait l’habitude de sermonner M. Brooke avec une amicale franchise et de lui donner à entendre en confidence qu’elle le regardait comme un pauvre sire. Depuis le jour de l’arrivée des jeunes filles à Tipton, elle avait combiné le mariage de Dorothée avec sir James, et, si ce mariage s’était fait, elle eût été convaincue que c’était grâce à elle ; mais le voir manquer après l’avoir conçu lui causait une irritation que comprendront tous les esprits réfléchis. Elle était la diplomate de Tipton et de Freshitt, et tout ce qui se produisait contre sa volonté lui semblait une irrégularité blessante. Pour des excentricités du genre de celle qu’allait commettre miss Brooke, mistress Cadwallader était absolument sans indulgence. La bonne opinion qu’elle avait eue de cette jeune fille, elle ne la devait qu’à l’influence de son mari, à son excessive bienveillance, elle s’en apercevait bien à présent ; ces lubies puritaines et cette affectation d’être plus religieuse que le recteur et le curé tout ensemble provenaient sans doute d’une maladie plus profonde et plus enracinée dans sa constitution qu’elle ne l’avait cru auparavant.

– Et maintenant, se dit à elle-même mistress Cadwallader, et elle le répéta ensuite à son mari, je l’abandonne à son sort ! En épousant sir James, il y avait une chance pour elle de devenir une femme sensée et raisonnable. Il ne l’eût jamais contredite, et une femme que l’on ne contredit pas n’a pas de raison pour persévérer obstinément dans ses absurdités. Mais à présent je lui souhaite bien du plaisir, avec son cilice de crin !

Mistress Cadwallader n’en avait pas moins à chercher un autre parti pour sir James, et, comme elle s’était mis dans la tête que ce serait maintenant la plus jeune des miss Brooke, rien ne pouvait être plus favorable au succès de son plan que l’allusion qu’elle venait de faire à l’impression produite par le baronnet sur le cœur de Célia. Car sir James n’était pas un de ces hommes qui se consument en vains regrets devant la pomme insaisissable de Sapho, « dont les charmes vous sourient comme la touffe de primevères au sommet du rocher que la main s’efforce en vain d’atteindre. »

Il ne faisait pas de sonnets. Le fait de n’avoir pas été agréé par la femme que lui-même avait choisie, ne pouvait le toucher agréablement. L’idée que Dorothée avait préféré M. Casaubon avait déjà meurtri son attachement pour elle et en avait comme relâché les liens. Sir James était un homme de sport, mais il avait pour les femmes des sentiments un peu différents de ceux qu’il pouvait éprouver pour les renards et les coqs de bruyère ; et il ne regardait pas sa future épouse comme une proie d’autant plus désirable que sa poursuite offrait plus d’émotions. Il avait, au contraire, cette aimable faiblesse qui nous attache à ceux qui nous aiment et nous éloigne de ceux qui ne se soucient pas de nous ; il y joignait une bonne et reconnaissante nature ; et la seule idée qu’une femme lui portait intérêt tissait entre son cœur et celui de cette femme comme de petits fils de tendresse.

Sir James, donc, après s’être lancé au galop pendant une demi-heure dans une direction opposée à Tipton-Grange, ralentit le pas de son cheval et finit par lui faire prendre un raccourci pour revenir à Freshitt. Partagé entre mille sentiments, il avait, après tout, le désir d’aller à la Grange comme si de rien n’était. Heureux malgré lui de n’avoir pas fait encore sa demande en mariage et par conséquent de n’avoir pas eu l’humiliation d’un refus, il sentait que la simple politesse de l’amitié l’obligeait à aller voir Dorothée pour causer avec elle des bâtisses, et mistress Cadwallader l’avait heureusement préparé à offrir au besoin ses félicitations sans trop de gaucherie. À dire vrai, cette perspective ne le séduisait pas ; il lui était pénible de renoncer à Dorothée ; mais il y avait, dans sa résolution de faire dès à présent cette visite et de vaincre toute marque apparente d’émotion, quelque chose qui lui faisait l’effet de la morsure d’une lime ou d’un excitant amer. Et puis enfin sans qu’il s’en rendît bien compte, la pensée qui le dominait, c’est que Célia serait là, et il se promettait de faire plus attention à elle qu’il n’avait fait encore.

Nous tous mortels, hommes et femmes, nous dévorons au dedans de nous plus d’un désappointement entre l’heure du déjeuner et celle du dîner ; nous retenons nos larmes, nos lèvres pâlissent, et aux questions des autres nous répondons : « Ce n’est rien ! » L’orgueil nous aide et l’orgueil n’est pas une mauvaise chose quand il nous force à cacher nos blessures au lieu de blesser les autres.

1 Traduit du latin : Toujours divers et changeant (Note du correcteur – ELG)

Middlemarch (Édition intégrale)

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