Читать книгу Middlemarch (Édition intégrale) - George Eliot, George Eliot, Manor Books - Страница 22

CHAPITRE IV

Оглавление

Ce qui passionnait les habitants de Middlemarch, c’était de savoir si M. Tyke serait choisi comme chapelain rétribué du nouvel hôpital, et Lydgate entendit discuter la chose de façon à être parfaitement édifié sur l’influence exercée dans la ville par M. Bulstrode. L’autorité du banquier était incontestable, mais il avait des ennemis, et même parmi ses partisans il s’en trouvait quelques-uns pour faire entendre que leur appui n’était qu’un compromis ; ils ne se cachaient pas pour dire que l’état général des choses et en particulier les hasards du commerce les obligeaient à brûler un cierge au diable. – M. Bulstrode ne devait pas seulement son influence à sa situation de banquier local, au courant de tous les secrets financiers des grands industriels de la ville, sa générosité y contribuait encore, une générosité à la fois empressée et sévère, empressée à accorder des secours, sévère à en surveiller les suites. Son intelligence et son zèle lui avaient assuré la prééminence dans l’administration des œuvres de bienfaisance de la ville, et ses charités privées étaient à la fois abondantes et minutieuses. Il accordait en secret beaucoup de petits prêts, mais il s’informait toujours exactement, avant et après, de toutes les circonstances ayant trait à l’emprunteur. Le sentiment qu’il inspirait ainsi et qui lui avait acquis un certain empire autour de lui était un mélange de crainte et de gratitude.

M. Bulstrode avait pour principe d’étendre son pouvoir aussi loin que possible, afin de l’employer pour la plus grande gloire de Dieu. Il passait par bien des conflits spirituels et par bien des débats intérieurs avant d’en arriver à fixer ses motifs et à comprendre clairement ce que réclamait la gloire de Dieu. Seulement ses motifs n’étaient pas toujours appréciés à leur juste valeur. Il y avait à Middlemarch bien des esprits obtus dont les facultés intellectuelles ne savaient peser les choses qu’en gros, et ces gens qui voyaient M. Bulstrode si détaché de tout ce qui les faisait jouir eux-mêmes de la vie, ne mangeant ni ne buvant, se créant du souci à propos de tout, le soupçonnaient fortement de trouver du moins, dans le sentiment de sa domination, une sorte de festin de vampire qui lui servait de compensation.

La question du chapelain fut discutée à table, chez M. Vincy, précisément le jour où Lydgate y dînait, et la parenté de la famille avec M. Bulstrode n’empêcha pas une grande liberté dans les propos, même de la part du maître de la maison ; sa seule raison de s’opposer au nouveau projet, c’est qu’il n’aimait pas les sermons de M. Tyke, roulant éternellement sur la doctrine, et qu’il préférait infiniment ceux de M. Farebrother. M. Vincy admettait bien qu’on donnât un traitement au chapelain pourvu qu’il allât aux mains de Farebrother, le meilleur petit homme et le plus sociable, et en même temps le prédicateur le plus distingué du monde.

– Je me félicite, d’ailleurs, de ne pas être de la direction en ce moment. Je voterai pour qu’on en réfère aux directeurs et au conseil médical. Je ferai passer une partie de ma responsabilité sur vos épaules, docteurs, conclut M. Vincy, regardant d’abord le docteur Sprague, le premier médecin de Middlemarch, et ensuite Lydgate assis en face de lui. Ce sera vous autres, messieurs les médecins, qui aurez à vous consulter sur la sorte de breuvage noir que vous prescrirez à vos malades, eh, monsieur Lydgate ?

– Je les connais fort peu l’un et l’autre, dit Lydgate ; mais, en général, la question des appointements devient trop facilement une question de préférence personnelle. L’homme le plus capable de remplir un poste spécial n’est pas toujours le meilleur compagnon ni le plus agréable. Le seul moyen d’opérer une réforme ne serait-il pas bien souvent de faire une pension à tous les bons diables que chacun estime et de les mettre hors du jeu ?

Le docteur Sprague, considéré comme le médecin le plus important de la ville, dépouilla sa large et lourde face de toute expression et fixa attentivement son verre de vin pendant que Lydgate parlait. En dehors de ce qu’il y avait de problématique et de suspect dans ce jeune homme, l’espèce d’étalage qu’il faisait d’idées étrangères, une certaine disposition à renverser ce qui avait été institué une fois pour toutes par ses anciens, tout cela était positivement fort mal vu par un médecin qui avait établi son mérite trente ans auparavant, en publiant un traité sur les méningites dont un exemplaire au moins, le sien, avait l’honneur d’être relié en veau. Cependant la remarque de Lydgate ne trouva pas d’écho.

– Le diable soit de vos réformes ! dit M. Chichely, le coroner, grand camarade de chasse de M. Vincy ; il n’y a pas de plus grande blague au monde. Dès que vous entendez parler d’une réforme, soyez sûr que cela signifie seulement quelque mauvais tour pour mettre des hommes nouveaux à la place des anciens. J’espère, monsieur Lydgate, que vous n’êtes pas un de ces partisans de la « Lancette » qui voudraient enlever l’office de coroner des mains des hommes de loi : vos paroles sembleraient y viser. Comment juger de l’évidence des témoignages en justice, sans avoir étudié la loi ?

– À mon avis, dit Lydgate, l’étude de la loi ne fait que rendre un homme plus incompétent dans les questions où il faudrait un autre genre de science. Chacun parle de l’évidence des témoignages, comme si une justice aveugle disposait réellement de balances pour les peser. Il n’y a pas d’homme qui puisse juger de l’évidence de la vérité, dans un cas particulier, à moins de connaître à fond la matière. Dans l’examen d’un post mortem, un homme de loi ou une vieille femme, je n’en tourne pas la main. Comment peut-il connaître l’action d’un poison ? Autant dire que l’art de faire des vers vous apprendra à cultiver la pomme de terre.

– Vous savez, je pense, que l’affaire du coroner n’est pas d’examiner un post mortem, mais seulement de recevoir le témoignage du témoin médical, répliqua M. Chichely avec quelque mépris.

– Qui est souvent aussi ignorant que le coroner lui-même, dit Lydgate. Les questions de jurisprudence médicale ne devraient pas être abandonnées à un témoin médical chez lequel c’est grand hasard de rencontrer quelque science ; et le coroner, de son côté, ne devrait pas être homme à croire que la strychnine peut détruire les parois de l’estomac, si c’est un praticien ignorant qui le lui dit.

Lydgate avait absolument perdu de vue le fait que Chichely était coroner de Sa Majesté, et il termina innocemment par cette question :

– N’êtes-vous pas de mon avis, docteur Sprague ?

– Jusqu’à un certain point, en ce qui touche, par exemple, les districts populeux ou la métropole, répondit le docteur. Mais j’espère qu’il s’écoulera longtemps avant que cette partie de la province perde les services de mon ami Chichely, quand même l’homme le plus habile de notre profession devrait lui succéder. Je suis sûr que Vincy est de mon avis.

– Oui, oui ; donnez-moi un coroner qui chasse bien à courre, dit M. Vincy. On est toujours plus sûr avec un homme de loi. Et maintenant allons rejoindre ces dames.

Fred Vincy avait appelé Lydgate un « poseur ». M. Chichely fut tenté, à son tour, de le traiter de « roué personnage », surtout lorsqu’au salon, il le vit occupé à faire l’aimable avec Rosemonde ; il s’était ménagé un tête-à-tête avec elle pendant que mistress Vincy présidait elle-même la table à thé. Elle n’abandonnait à sa fille aucune de ses fonctions domestiques ; l’aimable visage de cette florissante mère de famille avec ses deux rubans roses flottant autour d’un cou rond et bien fait, ses allures vives et enjouées comptaient certainement parmi les grandes attractions de la maison Vincy, attractions qui augmentaient la facilité de devenir amoureux de sa fille. La teinte de vulgarité inoffensive et sans prétention de mistress Vincy faisait d’autant plus ressortir le raffinement de manières de Rosemonde, qui dépassait tout ce que Lydgate avait imaginé. De jolis petits pieds, des épaules dessinées à la perfection aident certainement à l’impression de manières distinguées, et le moindre mot dit à propos semble tout particulièrement juste, quand il est accompagné de ravissants mouvements de lèvres et de paupières. Or, Rosemonde savait très bien trouver l’à-propos en toute circonstance, elle était intelligente, de cette intelligence qui comprend et saisit vite tous les genres de ton, hormis le ton de la plaisanterie spirituelle. Heureusement elle n’essayait jamais de plaisanter, et cette abstention était peut-être la marque caractéristique de son habileté. Ils se mirent à causer ; Lydgate lui exprima ses regrets de ne pas l’avoir entendue chanter l’autre jour à Stone-Court. Le seul plaisir qu’il se permettait, dit-il, durant son dernier séjour à Paris était d’aller entendre de la musique.

– Vous avez probablement étudié la musique ? demanda Rosemonde.

– Non, je connais le chant de quelques oiseaux ; je connais aussi quelques mélodies, par l’oreille seulement ; mais la musique, que j’ignore absolument, dont je n’ai pas la moindre notion, m’enchante et me touche. Que le monde est bête de ne pas jouir davantage d’un plaisir qu’il pourrait prendre si facilement !

– Oui, et vous allez trouver Middlemarch bien peu musical. C’est à peine s’il s’y trouve un bon musicien. Je ne connais que deux messieurs qui chantent passablement.

Lydgate oubliait presque qu’il lui fallait soutenir la conversation, en songeant combien cette créature était charmante avec sa robe qui semblait avoir été faite du ciel bleu le plus pâle, elle-même d’un blond immaculé comme si les pétales de quelque fleur gigantesque venaient de s’ouvrir et de la révéler au jour ; et pourtant alliant avec ce charme si jeune tant de grâce délicate et discrète ! Depuis le souvenir de Laure, Lydgate avait perdu tout son goût pour les longs silences et les grands yeux muets : cette image ne l’attirait plus et Rosemonde en était l’opposé en tout.

– J’espère que vous me ferez entendre un peu de musique ce soir.

– Je vous ferai entendre une écolière, si vous le voulez, dit Rosemonde. Papa insistera certainement pour que je chante. Mais je tremblerai devant vous qui avez entendu à Paris les artistes les plus célèbres. Moi, j’en ai entendu très peu. Je n’ai été qu’une fois à Londres. Mais notre organiste de Saint-Pierre est bon musicien et je continue à étudier avec lui.

– Dites-moi ce que vous avez vu à Londres ?

– Bien peu de chose.

Une jeune fille plus naïve eût répondu : « Oh ! tout ce qu’il y a à voir ! »

Mais Rosemonde avait plus de finesse :

– Quelques-unes de ces curiosités auxquelles on mène toujours les jeunes filles ignorantes de province.

– Vous appelez-vous une jeune fille de province ignorante ? dit Lydgate, la contemplant dans un enthousiasme d’admiration involontaire qui la fit rougir de plaisir.

Mais elle garda son sérieux, tourna un peu son long cou, et, de sa main levée, caressa les merveilleux bandeaux de ses cheveux blonds ; geste habituel chez elle et plein de grâce comme les mouvements de la patte d’un jeune chat. Ce n’est pas que Rosemonde ressemblât le moins du monde à un jeune chat : c’était une véritable sylphide prise toute jeune et élevée à la pension de mistress Lemon.

– Je vous assure que j’ai l’esprit bien ignorant, dit-elle aussitôt ; cela passe à Middlemarch, je ne suis pas intimidée de causer avec nos vieux voisins ; mais j’ai réellement peur de vous.

– Une femme accomplie en sait toujours plus que nous autres hommes : sa science est seulement d’un ordre différent. Vous pourriez, j’en suis sûr, m’enseigner un tas de choses, comme pourrait en enseigner à un ours un charmant oiseau s’ils avaient une langue commune. Il y a heureusement une langue commune à l’homme et à la femme, et, grâce à elle, les ours peuvent être instruits.

– Ah ! voilà Fred qui commence à écorcher le piano ; il faut que j’aille l’empêcher d’écorcher vos nerfs, dit Rosemonde gagnant l’autre côté du salon.

Fred avait ouvert le piano à la prière de son père, pour que Rosemonde leur fît un peu de musique, et il était en train comme parenthèse d’exécuter Cerise mûre avec une seule main.

– Fred, remettez, s’il vous plait, votre étude à demain ; vous allez faire mal à M. Lydgate, dit Rosemonde ; il a de l’oreille.

Notre paresseux ami Fred se mit à rire et acheva de jouer sa chanson.

Rosemonde se tourna vers Lydgate avec un doux sourire, disant :

– Vous le voyez, les ours ne veulent pas toujours se laisser instruire.

– À vous maintenant, Rosy, dit joyeusement Fred en sautant vivement de son tabouret. Et, d’abord, quelques bonnes mélodies entraînantes !

Rosemonde jouait admirablement. Son professeur à la pension de mistress Lemon, dans le voisinage d’une petite ville, était un de ces excellents musiciens qu’on rencontre parfois dans nos provinces, digne vraiment d’être comparé à ces fameux maîtres de chapelle d’un pays plus autorisé, d’ailleurs, que le nôtre à se vanter de ses gloires musicales. Rosemonde avait saisi sa manière de jouer avec un véritable instinct de virtuose, et elle reproduisait avec la précision de l’écho sa façon large de rendre une noble musique. La première fois qu’on l’entendait, on en était saisi. C’était comme une âme cachée qui s’échappait sous les doigts de Rosemonde.

Lydgate fut fasciné et il commença à croire qu’il y avait en elle quelque chose d’exceptionnel. Après tout, se disait-il, on ne devrait pas s’étonner de rencontrer de ces rares combinaisons de nature dans des circonstances qui semblent à première vue peu favorables ; d’où qu’elles viennent, ces rares combinaisons dépendent toujours de causes invisibles. Il était assis à la regarder et ne se leva pas pour lui adresser de compliments ; il laissait ce soin aux autres, maintenant que son admiration était devenue plus profonde.

Son chant était moins remarquable mais parfaitement modulé et doux à entendre comme un harmonieux carillon. Il est vrai qu’elle chanta Venez à moi au clair de lune ; – car tous les mortels doivent suivre la mode de leur temps et il n’y a que les anciens qui puissent être toujours classiques. Mais Rosemonde savait indifféremment chanter avec effet les Yeux noirs de Suzanne, les petites romances de Haydn – ou Voi che sapete – ou Batti, batti ; – elle ne demandait qu’à connaître le goût de ses auditeurs.

Son père promenait ses regards sur les assistants, heureux et fier de l’admiration qu’elle excitait. Sa mère était assise comme Niobé avant ses douleurs, avec sa plus jeune fille sur les genoux, faisant doucement battre la mesure à la petite main de l’enfant. Et Fred, en dépit du scepticisme de ses sentiments fraternels à l’égard de Rosy, écoutait sa musique dans un état de soumission parfaite, souhaitant d’en pouvoir faire autant sur sa flûte. C’était bien la plus charmante réunion de famille que Lydgate eût vue depuis son arrivée à Middlemarch. Les Vincy avaient cette disposition à se réjouir, à s’affranchir de tout souci, cette foi dans les bons côtés de la vie qui, pour une ville de province, faisaient de leur maison une exception, à une époque où le méthodisme avait répandu sur les rares divertissements survivants dans la province une sorte de doute suspect planant dans l’air comme un mal infectieux.

On faisait toujours le whist chez les Vincy ; les tables de jeu étaient préparées, et plusieurs des membres de la société impatients de voir finir la musique. Un peu auparavant, on vit entrer M. Farebrother, petit homme, large d’épaules, agréable, d’environ quarante ans et dont l’habit noir était usé jusqu’à la corde. Tout l’éclat de sa personne était concentré dans la vive expression de ses yeux gris, et tout, lorsqu’il parut, sembla s’éclairer et s’animer de sa propre animation ; arrêtant, par quelques plaisanteries toutes paternelles, la petite Louise que miss Morgan emmenait hors du salon, saluant chacun d’un mot à propos, il semblait condenser en dix minutes plus de paroles qu’on n’en avait prononcé durant toute la soirée. Il rappela à Lydgate sa promesse de venir le voir.

– Je ne puis vous faire grâce, sachez-le bien : car j’ai quelques scarabées très curieux à vous faire voir. Nous autres collectionneurs, nous nous intéressons à tout nouveau visiteur, jusqu’à ce qu’il ait vu tout ce que nous avons à lui montrer.

Mais bientôt il se dirigea vers la table de whist, en se frottant les mains et disant :

– Allons ! soyons sérieux maintenant. Monsieur Lydgate, vous ne jouez pas ? Ah ! vous êtes trop jeune et pas assez grave pour ces passe-temps-là.

Lydgate fit la réflexion que ce clergyman, dont les talents étaient un sujet d’affliction pour M. Bulstrode, semblait avoir trouvé dans cet intérieur qui n’était rien moins qu’érudit, une ressource fort agréable. Et il le comprenait jusqu’à un certain point ; la bonne humeur, l’amabilité des jeunes et des vieux, la table soignée, qui faisaient passer le temps sans aucun travail de l’intelligence, pouvaient bien rendre la maison attrayante pour ceux dont les heures de loisir n’avaient pas d’emploi déterminé.

Tout ici avait un aspect florissant et joyeux, tout, excepté miss Morgan, qui était brune, ennuyeuse et résignée et, comme le disait souvent mistress Vincy, absolument la personnification de la gouvernante. Mais Lydgate n’avait pas, pour sa part, l’intention de fréquenter beaucoup la maison. C’était perdre misérablement ses soirées, et, après avoir causé encore un moment avec Rosemonde, il s’excusa et voulut prendre congé.

– Vous n’aimerez pas notre société de Middlemarch, j’en suis sûre, lui dit-elle quand les joueurs de whist furent attablés. Nous sommes très bêtes ici, et vous avez eu l’habitude de quelque chose de si différent.

– Je crois que toutes les villes de province se ressemblent plus ou moins, dit Lydgate ; mais j’ai remarqué que l’on croit toujours sa propre ville plus stupide qu’aucune autre. J’ai pris mon parti d’accepter celle-ci comme elle est, et je serai très reconnaissant si la ville veut bien m’accepter, moi aussi, comme je suis. J’y ai certainement trouvé des attraits auxquels j’étais loin de m’attendre.

– Vous voulez dire les promenades à cheval du côté de Tipton et de Lowick ; tout le monde en est ravi, dit naïvement Rosemonde.

– Non, ce dont je parle est bien plus près de moi.

Rosemonde se leva, prit son ouvrage et dit :

– Aimez-vous un peu la danse ? Je ne sais pas s’il arrive quelquefois aux hommes savants de danser.

– Je danserais certainement avec vous si vous le vouliez bien.

– Oh ! dit Rosemonde avec un petit rire modeste, je voulais vous prévenir seulement qu’on danse quelquefois chez nous, et savoir si ce serait vous faire injure que de vous inviter.

– Non, assurément, à la condition de danser avec vous.

Lydgate se leva alors pour se retirer ; mais, en passant près des tables de whist, il s’arrêta à observer le jeu de M. Farebrother, jeu aussi remarquable que sa physionomie, où se voyait un mélange frappant de sagacité et de douceur. À dix heures, on apporta le souper (telle était la coutume) et l’on se mit à boire du punch. M. Farebrother seul ne prit qu’un verre d’eau. La chance était pour lui, mais il semblait qu’il n’y eût pas de raison pour que les robbers ne se renouvelassent pas éternellement ; et Lydgate finit par se retirer.

Onze heures n’étaient pas sonnées, et il se mit à marcher dans l’air frais du soir du côté de la tour de Saint-Botolphe, l’église de M. Farebrother, qui se dessinait sombre et massive sur le ciel étoilé. C’était la plus ancienne église de Middlemarch, mais la cure ne rapportait que quatre cents livres par an. Lydgate l’avait entendu dire et il se demandait maintenant si par hasard M. Farebrother avait besoin de l’argent qu’il gagnait au jeu. C’est un homme du monde fort agréable, pensa-t-il, mais Bulstrode peut avoir ses bonnes raisons de le blâmer. Et qu’est-ce que me fait la doctrine religieuse de Bulstrode, si elle est accompagnée de bonnes intentions. Il faut se servir de toutes les cervelles qu’on a la chance de rencontrer.

Telles étaient les premières réflexions de Lydgate en s’éloignant de chez les Vincy ; et je crains que ce ne soit pour lui, aux yeux de bien des femmes, une assez mauvaise note. Il ne songea que plus tard à Rosemonde et à sa musique, et pourtant, quand son tour fut venu, il s’arrêta sur cette charmante image tout le temps de sa promenade ; il n’éprouvait nul trouble d’ailleurs et n’avait pas conscience qu’un courant nouveau fût entré dans sa vie. Il ne pouvait pas encore se marier, il n’y voulait pas songer avant bien des années ; il n’était donc nullement disposé à se croire épris d’une jeune fille parce qu’il l’avait admirée par hasard. Il admirait, il est vrai, infiniment Rosemonde, mais cette folie qui l’avait entraîné vers Laure, il ne croyait pas qu’elle pût jamais le ressaisir pour une autre femme. Sans doute, s’il pouvait être question pour lui d’être amoureux en ce moment, ce serait d’une créature comme cette miss Vincy. Elle avait précisément le genre d’intelligence qu’on aime à rencontrer chez une femme : souple, raffinée, docile, entrant jusqu’à la perfection dans toutes les délicatesses de la vie, et pour enveloppe un corps exprimant toutes ces perfections avec une force démonstrative qui rendait toute évidence superflue. Lydgate était sûr que, si jamais il se mariait, sa femme aurait cet éclat féminin, ce charme distinctif de son sexe qui doit être classé avec les fleurs et la musique, ce genre de beauté, qui, par sa nature même, ne peut être que vertueux, n’ayant été moulé que pour des joies pures et délicates.

Mais, n’ayant pas l’intention de se marier avant les cinq ans à venir, son affaire la plus pressante était d’aller se plonger dans le nouveau livre du docteur Louis sur la fièvre, qui l’intéressait d’autant plus qu’il avait connu Louis à Paris et subi ses leçons. Il rentra et lut jusque bien avant dans la nuit, apportant dans cette étude pathologique une attention plus minutieuse à tous les détails et à tous les rapports des faits, qu’il n’avait jamais cru nécessaire d’en appliquer aux complexités de l’amour et du mariage ; il se sentait suffisamment instruit sur ces deux sujets par la littérature et par la sagesse traditionnelle qu’on puise dans la féconde conversation des hommes. La fièvre, au contraire, avait des caractères obscurs et lui procurait ce délicieux travail de l’imagination qui n’est pas simplement un travail arbitraire, mais l’exercice des facultés disciplinées de l’esprit.

Lydgate était épris de ce travail pénible qui conduit à l’invention et qui est comme l’œil conducteur de toute recherche ; il voulait percer l’obscurité des procédés insensibles de la vie qui préparent l’humaine joie et l’humaine misère, ces passages invisibles où vous guettent comme en embuscade les premières atteintes de l’angoisse, de la folie, du crime ; ces oscillations et ces transitions délicates qui déterminent le développement d’une bonne ou d’une mauvaise conscience.

Lorsqu’il eut refermé son livre, étendant ses pieds vers les cendres du foyer et se croisant les mains derrière la tête, dans cette agréable et crépusculaire lumière de l’âme qui suit l’excitation, alors que la pensée quitte l’étude attentive d’un objet spécial pour embrasser dans un sentiment vague tous ses rapports avec l’ensemble de notre existence, Lydgate se sentit pris d’un enthousiasme triomphant pour ses études et de quelque chose qui ressemblait à de la pitié pour les hommes moins heureux qui n’appartenaient pas à sa profession.

– Si je n’avais pas choisi cette carrière, lorsque j’étais enfant (se disait-il), j’aurais peut-être entrepris quelque stupide travail mécanique, et j’aurais toujours vécu avec un bandeau sur les yeux. Je n’aurais jamais trouvé le bonheur dans une profession qui n’eût pas exigé les efforts intellectuels les plus élevés, tout en me faisant vivre en chaud et amical contact avec mes voisins. Il n’y a rien de comparable à la profession médicale à ce double point de vue ; on peut jouir à la fois de la vie exclusivement scientifique qui vous fait toucher aux sphères les plus hautes et devenir l’ami des vieux habitants de la paroisse. Pour un clergyman la tâche est plus difficile ; Farebrother me semble être une anomalie.

Cette dernière réflexion le ramena à la famille Vincy et à toutes les images de cette soirée. Elles se mirent à flotter doucement dans son esprit et, tandis qu’il prenait son bougeoir pour aller se coucher, ses lèvres dessinaient inconsciemment ce vague sourire qui accompagne d’ordinaire les douces pensées. C’était une nature ardente, mais en ce moment son ardeur était tout absorbée dans l’amour de son travail et dans l’ambition de faire de sa vie, aux yeux du monde, un des facteurs du progrès dans la vie de l’humanité, – comme l’avaient fait avant lui d’autres héros de la science, qui n’avaient commencé comme lui que par l’obscur exercice de la médecine en province.

Pauvre Lydgate !… ou pauvre Rosemonde ! devrais-je dire. Chacun d’eux vivait dans un monde dont l’autre ignorait tout. Lydgate ne se doutait pas qu’il eût été pour Rosemonde un sujet d’ardente méditation ; et Rosemonde de son côté n’avait nulles raisons de croire son mariage indéfiniment reculé, nulles études pathologiques non plus pour distraire son esprit de cette habitude de tout ruminer, de revenir sur chaque phrase, chaque mot, chaque regard, qui tient une si grande place dans la vie de la plupart des jeunes filles. Il n’avait pas eu l’intention de la regarder ou de lui parler avec plus d’admiration ou de compliments qu’un homme n’en doit à une jolie personne ; il lui sembla même qu’il avait gardé pour lui, sans l’exprimer, le plaisir qu’il avait eu à l’entendre, et cela parce qu’il avait craint d’être impoli, en lui témoignant sa surprise de lui voir posséder un tel talent. Mais Rosemonde avait enregistré chaque mot et chaque regard, et elle les considérait comme les incidents préliminaires d’un roman tout arrangé déjà dans son esprit, incidents auxquels son imagination, à mesure qu’elle les combinait et les développait, donnait plus de valeur. Dans le roman de Rosemonde, il n’était pas nécessaire de méditer longuement sur la vie intérieure du héros, pas plus que sur son œuvre sérieuse dans le monde : sans doute il avait une profession, il était intelligent et suffisamment beau ; mais le fait piquant et séducteur dans Lydgate, c’était sa bonne naissance qui le distinguait de tous ses admirateurs de Middlemarch ; et ce mariage offrait à Rosemonde un moyen de s’élever dans la société, de se rapprocher un peu de cette condition idéale sur la terre, où elle n’aurait plus rien de commun avec le vulgaire, et peut-être deviendrait l’égale, par ses nouveaux parents, de ces gentilshommes campagnards qui regardaient de si haut les habitants de Middlemarch. – C’était un des côtés de la finesse de Rosemonde de discerner subtilement le plus petit arôme de noblesse ; une fois même qu’elle avait vu les miss Brooke accompagnant leur oncle aux assises de la province, prendre place dans les rangs de l’aristocratie, elle les avait enviées malgré la simplicité de leur robe.

Peut-être trouverez-vous incroyable que la seule idée de la naissance aristocratique de Lydgate causât à Rosemonde des tressaillements de joie capables de lui révéler son amour ? Je vous demanderai cependant d’user de votre puissance de comparaison, en considérant si les habits rouges et les épaulettes n’ont jamais exercé d’influence de ce genre ?

Le fait est que Rosemonde était extrêmement occupée, non pas précisément de Tertius Lydgate en lui-même, mais de lui par rapport à elle. N’était-ce pas excusable chez cette jeune fille, habituée à entendre dire que tous les jeunes gens pourraient, voulaient, allaient tomber amoureux d’elle s’ils ne l’étaient déjà, de croire dès le premier moment que Lydgate ne pouvait être une exception ? Ses regards et ses paroles aiguillaient plus de choses pour elle que les regards et les paroles des autres hommes, parce qu’elle y tenait davantage ; elle y pensait assidûment ; assidûment aussi elle visait à atteindre à cette perfection de maintien, de conduite, de sentiments et de toutes les autres élégances qui trouvaient dans Lydgate un admirateur plus digne qu’elle n’avait jamais osé en espérer. Car Rosemonde, bien qu’elle ne voulût jamais rien faire qui lui fut désagréable, était ingénieuse, et maintenant plus que jamais elle se montra zélée à esquisser ses paysages, les portraits de ses amies, à étudier sa musique et à être, du matin au soir, son propre idéal d’une lady accomplie, ayant toujours dans sa conscience un auditoire imaginaire, auquel s’ajoutait parfois un auditoire extérieur plus varié et bien venu sous la forme des nombreux visiteurs de la maison. Elle trouva le temps de lire les meilleurs romans et même ceux de second ordre ; déjà elle savait un grand nombre de poésies par cœur : Lalla Rookh ! était son poème favori.

« C’est la meilleure fille du monde ! Celui qui l’épousera sera un heureux mortel ! » Tel était le sentiment des hommes âgés qui allaient chez les Vincy ; et les jeunes gens refusés par elle songeaient à tenter encore une fois l’épreuve, comme c’est la mode dans les villes de province où l’horizon n’apparaît pas encombré de rivaux. Mais mistress Plymdale trouvait que l’éducation de Rosemonde avait été poussée jusqu’à un point ridicule ; quelle était en effet l’utilité de tous ces talents d’agrément qui seraient mis de côté aussitôt après le mariage ? La tante Bulstrode, qui était restée fraternellement attachée à la famille de son frère, formait, quant à elle, deux souhaits sincères pour Rosemonde : d’abord de lui voir prendre une tournure d’esprit plus sérieuse, et ensuite qu’elle pût trouver un mari dont la fortune répondit à ses besoins.

Middlemarch (Édition intégrale)

Подняться наверх