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CHAPITRE III
ОглавлениеS’il était réellement venu à l’esprit de M. Casaubon de songer à miss Brooke comme à une épouse faite pour lui, d’un autre côté les raisons qui pouvaient décider celle-ci à accepter la main de M. Casaubon avaient pris racine dans son cœur ; et déjà, dans la soirée du lendemain, elles avaient germé et fleuri. Ils avaient eu ensemble dans la matinée une longue conversation, tandis que Célia, qui n’aimait pas la compagnie des deux loupes blanches et du teint blafard avait couru au presbytère jouer avec les enfants du pasteur.
Dorothée avait mis ce temps à profit pour pénétrer dans le réservoir insondable de l’esprit de M. Casaubon ; elle y avait trouvé réfléchies d’une façon insaisissable et mystérieuse toutes les qualités qu’elle-même portait dans son cœur ; elle lui avait dit tout ce qu’elle savait du monde et elle connut enfin de lui le but de son long travail, véritable labyrinthe d’une étendue vertigineuse et incommensurable dans ses profondeurs.
Il se montra aussi plein de science que « l’archange affable » de Milton, et ce fut avec quelque chose de non moins « archangélique » qu’il lui expliqua comment il avait entrepris de démontrer que tous les systèmes mythiques et les fragments de mythes répandus sur le monde, n’étaient que les corruptions d’une tradition révélée à l’origine. D’autres, sans doute, avaient déjà tenté cette œuvre, mais jamais avec cette absolue impartialité dans les rapprochements, et cette netteté de composition que M. Casaubon s’efforçait d’atteindre. Une fois maître du terrain, après avoir pris pied solidement, le vaste champ des monuments de la fable éclairés les uns par les autres devenait pour lui non seulement intelligible, mais lumineux. Mais ce n’était une œuvre ni facile ni de courte haleine que de glaner dans cette riche moisson de vérités. Les notes seules constituaient déjà toute une formidable rangée de volumes ; il fallait maintenant condenser cet amas toujours croissant de résultats et les réduire, comme la fleur de cette récolte hippocratique, à n’occuper qu’un petit rayon de bibliothèque. Tel devait être le couronnement de l’édifice.
M. Casaubon entretenait Dorothée de ce grave sujet à peu près comme il s’en fût entretenu avec un confrère, n’ayant pas à sa disposition deux manières de parler ; il est vrai de dire que, lorsqu’il se servait d’une phrase grecque ou latine, il la traduisait en anglais avec une scrupuleuse exactitude.
Dorothée fut absolument séduite par la vaste étendue de cette conception. Il y avait là, en vérité, quelque chose de plus élevé que les simples aperçus de la littérature à l’usage des jeunes filles ! Un Bossuet vivant, qui allait concilier dans son œuvre la science la plus haute avec une ardente piété, un moderne saint Augustin qui réunissait dans sa personne la gloire du docteur et celle du saint !
La sainteté chez lui ne semblait pas au-dessous de la science ; car, lorsque Dorothée fut amenée à lui ouvrir son âme sur certain sujet dont elle ne pouvait s’entretenir avec personne à Tipton-Grange, elle trouva en M. Casaubon un auditeur qui la comprit d’emblée.
Elle lui dit combien les formes ecclésiastiques et la lettre des articles de foi lui paraissaient chose secondaire à côté de cette religion toute spirituelle, de cet anéantissement du soi dans l’union avec la perfection divine que lui semblaient clairement exprimer les livres religieux des temps anciens.
Elle fut heureuse quand M. Casaubon lui assura qu’il était bien d’accord avec elle, du moment que sa manière de voir était suffisamment tempérée par une sage soumission ; et il lui cita des exemples historiques qu’elle ignorait.
Il pense avec moi, se dit Dorothée, ou plutôt sa pensée représente tout un monde auprès duquel la mienne n’est qu’un misérable miroir de quatre sous. Et ses sentiments, et son expérience… Quel Océan, comparé à ma pauvre petite mare !
Son langage et sa manière d’être suffisaient à miss Brooke pour le juger de cette façon absolue dont sont coutumières les jeunes filles. Les signes extérieurs n’ont en eux-mêmes qu’une importance relative, mais les interprétations qu’on leur donne sont sans limites, et, chez les jeunes filles d’une nature à la fois douce et ardente, le moindre signe apparent a le pouvoir d’évoquer tout un monde de ravissements nouveaux, d’espoir, de foi où la réalité n’entre que pour une bien faible part. Ces sortes d’illusions ne sont pas toujours absolument déçues.
Si miss Brooke était prompte à mettre sa confiance en M. Casaubon, ce n’était pas une raison pour que M. Casaubon en fût indigne.
Il séjourna à Tipton un peu plus longtemps qu’il n’en avait l’intention, sur une légère instance de M. Brooke, qui n’avait pourtant d’autres distractions à lui offrir que ses documents sur les accidents de machines et sur les incendies des meules de foin, le journal des voyages de sa jeunesse, la Grèce, Rhamnus, les ruines de Rhamnus, et l’Hélicon, et le Parnasse !
M. Casaubon représentait à lui seul un auditoire plein de dignité, mais d’assez triste figure ; il s’inclinait au bon endroit, évitant, autant que possible, d’examiner tout ce qui était document, sans toutefois manifester d’impatience ni de dédain. Il n’oubliait pas que ce décousu était intimement associé aux institutions de la province, et que celui qui faisait faire à son esprit cette course désordonnée n’était pas seulement un hôte aimable mais un propriétaire foncier, custos rotulorum1. Sa patience tenait peut-être aussi à cette réflexion que M. Brooke était l’oncle de Dorothée.
Il semblait évidemment de plus en plus enclin à faire parler la jeune fille et à l’amener à s’ouvrir à lui, ainsi que Célia en fit la remarque ; souvent aussi, quand il la regardait, sa figure s’éclairait d’un sourire semblable à un pâle rayon de soleil d’hiver.
La veille de son départ, en se promenant le matin avec miss Brooke le long de la terrasse, il lui avait fait entendre qu’il souffrait des tristesses de la solitude, qu’il sentait le besoin de cette joyeuse intimité de la jeunesse qui anime et éclaire par sa présence les travaux fatigants de la maturité. Il dépeignit cette situation avec une parfaite précision digne d’un envoyé diplomatique, convaincu à l’avance du succès de son langage ; et Dorothée écouta et retint chacune de ses paroles avec l’intérêt passionné d’une jeune et ardente nature pour qui chaque pas fait dans le domaine de l’expérience marque une époque nouvelle.
Il était trois heures de l’après-midi quand, par un beau jour d’automne que rafraîchissait une douce brise, M. Casaubon partit en voiture pour son rectorat de Lowick, situé à cinq milles seulement de Tipton.
Dorothée s’en était allée courir à travers le parc, pour être plus libre de s’abandonner à ce rêve d’un avenir possible auquel elle aspirait d’un tremblant espoir, et dont la vision flottait devant ses yeux.
Sans autre compagnie que Monk, le grand chien du Saint-Bernard, gardien habituel des jeunes filles dans leurs promenades, elle marchait rapidement dans l’air pur et vif de la lisière du bois, la couleur montait à ses joues et son chapeau de paille qui étonnerait un peu nos contemporains par sa forme de panier aulique, glissa en arrière sur ses épaules. Elle portait ses cheveux bruns ramenés à plat par derrière, de façon à laisser voir tout le contour de la tête, ce qui ne manquait pas alors d’une certaine hardiesse, le sentiment public exigeant qu’on dissimulât les formes de la nature par de hauts édifices de boucles et de rubans dont l’art n’a jamais été surpassé par d’autres grandes races que celle des Fidjis… C’était là un trait de l’ascétisme de miss Brooke. Rien d’ascétique d’ailleurs dans l’expression de ses yeux brillants et grands ouverts tandis qu’elle regardait droit devant elle, sans rien voir à la vérité, mais absorbant dans toute l’intensité de son cœur la gloire solennelle de cette soirée avec les longues traînées de lumière qui s’étendaient au loin entre les rangées des hauts tilleuls dont les ombres se touchaient.
Tous ceux qui l’auraient vue alors, vieux ou jeunes, l’auraient observée avec un intérêt d’autant plus vif qu’ils eussent attribué l’éclat de ses yeux et de ses joues à ces images nouvelles qu’éveille en un jeune cœur le premier sentiment de l’amour à peine éclos.
Les illusions de Chloé sur le compte de Stréphon ont été suffisamment consacrées par la poésie. L’amour de miss Pippin pour le jeune Pumpkin, ses rêves d’un long avenir commun de bonheur sans mélange faisaient le sujet d’un petit drame qui n’ennuya jamais nos pères et nos mères. – Que Pumpkin eût la taille assez bien faite pour supporter les désavantages de l’habit étriqué « à queue de morue », on ne lui en demandait pas davantage et on trouvait non seulement naturel, mais indispensable à la perfection du sexe féminin qu’une belle jeune fille fût à l’instant éprise et convaincue de la vertu du jeune homme, de ses facultés exceptionnelles et surtout de sa parfaite sincérité. Mais peut-être personne alors, et certainement personne dans le voisinage de Tipton, n’eût compris et approuvé les rêves d’une jeune fille dont l’enthousiasme exalté n’envisageait à travers le mariage que le but final de la vie, enthousiasme brûlant qui se nourrissait de son propre feu et où n’entraient pour rien ni les élégances d’un trousseau, ni un joli modèle de vaisselle, ni même les honneurs et les douces joies d’une heureuse mère de famille.
Il était venu soudain à l’esprit de Dorothée que M. Casaubon pourrait bien souhaiter de la prendre pour femme et cette idée la toucha jusqu’à lui inspirer une sorte de gratitude respectueuse.
N’était-ce pas comme si un messager ailé allait soudain lui apparaître sur son chemin et lui tendre une main secourable ! – Longtemps elle s’était sentie oppressée par l’irrésolution qui, semblable à une épaisse brume d’été, planait sur son esprit et y retenait captif son désir de donner à sa vie une activité utile et bienfaisante. – Que pouvait-elle, que devait-elle faire ?… elle, à peine femme encore, mais se sentant néanmoins dans l’âme une aspiration que ne pouvait satisfaire l’instruction ordinaire des jeunes filles, comparable dans sa portée aux jugements et aux critiques d’une souris raisonneuse.
Avec une dose moyenne d’imagination bornée, elle eût pu trouver l’idéal de vie d’une jeune femme chrétienne ayant de la fortune, dans les charités à distribuer au village, le patronage du bas clergé, l’étude approfondie des Femmes de l’Écriture, tout occupée elle-même du soin de son âme, le soir, dans son boudoir, penchée sur sa broderie ; enfin, au bout de tout cela, la perspective d’avoir un mari moins scrupuleux qu’elle sans doute, religieusement parlant, qu’elle pourrait un peu prêcher à l’occasion et qui lui permettrait de prier pour lui.
Ce genre de satisfactions était lettre close pour la pauvre Dorothée. L’intensité de ses croyances religieuses, la contrainte qu’elles exerçaient sur sa vie n’étaient qu’un des côtés de sa nature à la fois ardente, raisonnante et logique dans les choses de l’intelligence. Avec cette nature en lutte contre les chaînes d’une instruction incomplète, comprimée dans ses élans par une vie sociale composée, comme un labyrinthe, de petits tournants et d’un fouillis d’étroits sentiers qui ne menaient à rien, avec une telle nature, il fallait s’attendre à un dénouement que le monde ne manquerait pas de juger déraisonnable. Elle voulait bien connaître et voir clairement ce qu’il était le mieux de faire et ne se contentait pas de vivre dans une prétendue obéissance à des principes qu’on ne suivait même pas. Toute la passion de sa jeunesse s’était jusqu’alors concentrée dans cette avidité de son âme ; l’union qui l’attirait à présent la délivrerait de cette soumission enfantine à sa propre ignorance et lui donnerait la liberté d’obéir volontairement à un guide qui l’emporterait avec lui dans les régions élevées de la vie.
Que de choses j’apprendrais alors, se disait-elle, marchant toujours rapidement dans le sentier étroit de la forêt. Ce serait mon devoir de m’instruire afin de pouvoir le mieux aider dans son grand travail. Rien de vulgaire dans notre vie. Les choses de chaque jour représenteraient pour nous les choses les plus sublimes. Ce serait comme d’épouser Pascal. J’apprendrais à voir la vérité sous le jour même où les grands hommes l’ont contemplée. Et je saurais alors à quoi employer ma vieillesse, je verrais comment on peut ici, en Angleterre, mener une vie noble et utile. Maintenant à peine suis-je jamais sûre de pouvoir faire quelque bien en dehors de mes constructions de bonnes chaumières. – Là, il n’y a pas de doute. – Oh ! j’espère pouvoir bien loger tous mes pauvres de Lowick !
Dorothée s’arrêta subitement, se reprochant dans son cœur la façon présomptueuse dont elle comptait avec des événements incertains. Mais tout l’effort, dont elle eût eu besoin pour donner un autre cours à ses pensées, lui fut épargné par l’apparition d’un cavalier lancé au galop à un tournant de la route. Le cheval alezan au poil luisant, et deux superbes chiens couchants ne permettaient pas de douter que le cavalier ne fût sir James Chettam. Il aperçut Dorothée, sauta à bas de son cheval dont il remit la bride à un groom et s’avança vers elle portant dans son bras quelque chose de blanc qui faisait aboyer avec fureur les deux chiens à ses côtés.
– Quel bonheur de vous rencontrer, miss Brooke, dit-il en ôtant son chapeau et laissant voir les boucles flottantes de ses cheveux blonds. Je n’espérais pas avoir le plaisir de vous voir aussitôt.
Miss Brooke était contrariée de cette interruption à ses pensées. L’aimable baronnet, qui faisait un mari charmant pour Célia, exagérait la nécessité de se rendre agréable à la sœur aînée. Il ne vint pas à l’esprit de Dorothée que ce fût à elle-même que s’adressât manifestement sa cour. Elle était alors en proie à de bien autres réflexions ! Mais, pour le moment, sir James était positivement importun et ses mains à fossettes tout à fait désagréables à voir. L’humeur irritée de la jeune fille la fit rougir, tandis qu’elle lui rendait son salut avec une certaine hauteur.
Sir James donna à sa rougeur l’interprétation la plus flatteuse, et se dit qu’il n’avait jamais vu miss Brooke aussi belle.
– J’ai apporté un petit solliciteur, dit-il, ou plutôt je l’ai apporté pour voir s’il sera agréé avant de présenter sa supplique.
Il montra l’objet blanc qu’il portait, un tout petit chien maltais, vrai joujou de la nature.
– Il est triste de voir ces pauvres créatures qu’on n’élève que pour en faire des jouets, dit Dorothée dont l’opinion se formait à la minute (comme se forment le plus souvent les opinions) dans la chaleur de son irritation.
– Oh ! pourquoi ? dit sir James, marchant à côté d’elle.
– Je crois qu’on ne les rend pas plus heureuses en les dorlotant comme on le fait. Une belette ou une souris en liberté est plus intéressante. J’aime à penser que les animaux qui nous entourent ont des âmes un peu comme les nôtres et qu’ils peuvent se suffire à eux-mêmes, ou être des compagnons pour nous, comme Monk que voici. Ces créatures-là sont des parasites.
– Je suis ravi d’apprendre que vous ne les aimez pas, dit le bon sir James, jamais je n’en élèverais pour moi. Mais les dames aiment généralement ces petits chiens maltais. Tenez, John, prenez ce chien.
La petite bête, dont le museau et les yeux étaient également noirs et expressifs, fut ainsi mise de côté, puisque miss Brooke avait décidé qu’elle eût mieux fait de ne pas naître. Mais elle sentit la nécessité de s’expliquer.
– Ne jugez pas, je vous prie, des sentiments de Célia d’après les miens. Je crois qu’elle aime ces petits chiens-là. Elle avait autrefois un petit terrier qu’elle adorait. Cela me rendait très malheureuse, j’avais toujours peur de marcher dessus. J’ai la vue un peu basse.
– Vous avez sur toutes choses une opinion à vous, miss Brooke, et c’est toujours une opinion excellente.
Que répondre à un si stupide compliment ?
– Savez-vous que je vous envie cette faculté, dit sir James, tandis qu’il continuait de marcher au pas quelque peu brusque de Dorothée.
– Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.
– Votre aptitude à vous former une opinion. Je puis bien, quant à moi, me former une opinion sur les gens, c’est-à-dire que je sais quand ils me plaisent. Mais savez-vous qu’en d’autres matières, j’ai souvent de la peine à me décider. Combien de fois n’entend-on pas énoncer des opinions opposées et qui sont également raisonnables !
– Ou qui en ont l’air. Nous ne voyons peut-être pas toujours clair entre la raison et la déraison.
Dorothée s’apercevait qu’elle était un peu dure.
– Précisément, dit sir James. Mais vous me semblez avoir la faculté du discernement.
– Au contraire. Je suis souvent incapable de prendre une décision. Mais cela tient à mon ignorance. La conclusion vraie existe toujours, quoique je ne sache pas la discerner.
– Peu de personnes, je crois, le feraient aussi rapidement que vous. Savez-vous ce que Lovegood me disait hier ? que vous aviez pour faire des plans de chaumières des notions excellentes ; tout à fait remarquables chez une jeune fille, disait-il. Pour me servir de son langage, vous avez pour cela un véritable génie. Il me disait aussi que vous vouliez engager M. Brooke à faire bâtir un nouveau groupe d’habitations. Mais il croyait peu probable que votre oncle y consentît. Savez-vous que c’est une chose que j’aurais envie de faire sur mon domaine. Je serais très heureux de me servir de vos plans, si vous me permettiez de les consulter. C’est naturellement de l’argent placé à fonds perdu et c’est pour cela que beaucoup de propriétaires y résistent. Les laboureurs ne peuvent pas payer un loyer suffisant pour que cela rapporte. Mais, après tout, cela vaut la peine d’être fait.
– Oh ! oui, certainement, affirma Dorothée avec énergie, oubliant ses petites contrariétés de tout à l’heure. Nous mériterions véritablement d’être chassés à coups de verge de nos belles maisons, nous tous qui laissons vivre nos fermiers dans des étables comme celles que nous voyons autour de nous. La vie des chaumières pourrait être plus heureuse que la nôtre, si ces chaumières étaient de véritables demeures dignes d’êtres humains dont nous réclamons services et affection.
– Voulez-vous me montrer votre plan ?
– Oui, certainement. Il est sans doute très défectueux, mais j’ai examiné toutes les dispositions de chaumières dans le livre de Loudon et j’en ai pris ce qui m’a paru le mieux. Quel bonheur de pouvoir en faire l’essai près d’ici et de mettre à bas ces misérables huttes, de vraies étables à porcs, qui sont à la porte du parc comme Lazare à la porte du mauvais riche !
Dorothée avait repris toute sa bonne humeur. Sir James, devenu son beau-frère, bâtissant dans son domaine des chaumières modèles, en bâtir peut-être d’autres ensuite à Lowick sur le même plan, que peu à peu on imiterait au dehors… ce serait comme si l’esprit d’Oberlin venait planer au-dessus de ces paroisses pour embellir la vie du pauvre.
Sir James examina tous les plans et en prit un pour le discuter avec Lovegood. Il emporta aussi l’impression agréable qu’il faisait de grands progrès dans la bonne opinion de miss Brooke. Le petit chien maltais ne fut pas offert à Célia, ce que Dorothée remarqua plus tard avec un peu d’étonnement, se le reprochant à vrai dire ; c’était elle qui avait accaparé sir James.
Célia était présente pendant qu’ils s’entretenaient ensemble et elle vit bien les illusions que se faisait le baronnet.
Il s’imagine que Dodo s’intéresse à lui et elle ne s’intéresse qu’à ses plans. Je ne suis pourtant pas sûre qu’elle le refuserait si elle pensait avoir avec lui la possibilité de tout diriger et de mettre à exécution toutes ses idées. Comme ce serait gênant et désagréable pour sir James ! Je ne puis souffrir les chimères !
Célia n’avait pas confessé ouvertement à sa sœur sa répugnance pour ces sujets. À quoi bon s’entendre dire qu’elle était toujours opposée au bon et à l’utile ? Mais, quand l’occasion était propice, elle avait une manière détournée de faire agir sur Dorothée sa sagesse négative et de la faire descendre de son ton dogmatique en lui rappelant que ses auditeurs ne l’écoutaient pas, qu’ils étaient trop abasourdis pour cela. Célia n’agissait pas par impulsion spontanée ; ce qu’elle avait à dire pouvait attendre et sortait toujours de ses lèvres avec la même égalité brève et tranquille.
Peu de jours après, M. Casaubon vint un matin faire visite à Tipton, et on l’invita à venir dîner et coucher la semaine suivante.
Dorothée eut avec lui trois nouvelles conversations et elle put se convaincre de la justesse de ses premières impressions. Il était bien tout ce qu’elle s’était imaginé dès le premier jour ; tout ce qu’il disait ressemblait à un précieux fragment arraché à une mine profonde ou à une inscription gravée sur la porte d’un musée destiné à vous faire connaître tous les trésors de l’antiquité. Cette foi qu’elle avait dans sa richesse d’esprit pénétrait d’autant plus profondément les sentiments de Dorothée qu’il était bien clair maintenant qu’il ne venait à Tipton que pour elle. Cet homme accompli consentait à s’abaisser au niveau d’une jeune fille, prenait la peine de causer avec elle, non pas en la flattant de compliments ridicules, mais en faisant appel à son intelligence, quelquefois même la reprenant pour l’instruire. Quelle union délicieuse ce serait là !
M. Casaubon paraissait si étranger à toutes les trivialités de la vie ! Il ne tombait jamais dans cette conversation banale, propre aux esprits lourds, aussi agréable qu’un vieux gâteau de noces sentant l’armoire d’où on le tire ! – Il parlait de ce qui l’intéressait et le touchait ; autrement il gardait le silence et s’inclinait avec une politesse grave.
Aux yeux de Dorothée, c’était une sincérité adorable, et elle ne pouvait trop admirer qu’il s’abstînt régulièrement de tous ces propos superficiels où l’âme s’use dans les efforts qu’elle fait pour paraître. L’élévation religieuse de M. Casaubon, bien au-dessus de la sienne, lui inspirait autant de respect que son intelligence et son savoir. – Il donnait son approbation aux sentiments pieux exprimés par Dorothée et parfois il se servait d’une citation appropriée pour faire comprendre que, lui aussi, avait traversé dans sa jeunesse plus d’une crise de conscience.
Dorothée enfin crut avoir trouvé dans cet homme éminent l’esprit qui la comprendrait, la sympathie dont elle avait soif et une direction salutaire. Elle ne fut désappointée que sur un point, à propos d’un de ses sujets préférés. M. Casaubon ne paraissait pas s’intéresser du tout à la construction des chaumières ; et il amena la conversation sur l’exiguïté des demeures chez les anciens Égyptiens, comme pour arrêter la conception d’un idéal trop élevé.
Après son départ, cette indifférence laissa Dorothée un peu anxieuse, et son esprit surexcité lui suggéra une foule d’arguments empruntés à la différence des climats qui changent nécessairement les besoins de l’homme, et à la méchanceté reconnue des despotes païens. Pourquoi n’essayerait-elle pas de ces arguments quand M. Casaubon reviendrait ?… Mais elle se dit qu’après tout, il serait trop présomptueux de prétendre réclamer encore son attention sur un tel sujet ; elle serait toujours libre de s’en occuper à ses moments perdus, alors que d’autres femmes s’occupent de leurs robes et de leurs broderies. – Il ne le lui défendrait pas quand… Dorothée se sentit presque honteuse d’avoir été si loin déjà dans tous ces calculs. Mais son oncle avait été invité à aller passer deux jours à Lowick ; était-il raisonnable de penser que M. Casaubon se plût dans la société de M. Brooke uniquement pour l’agrément qu’il lui apportait, avec ou sans documents ?
Toutefois, ce petit désappointement lui fit prendre d’autant plus de plaisir à l’obligeance de sir James Chettam, qui lui offrait de mettre à exécution les améliorations qu’elle souhaitait. Il venait beaucoup plus souvent que M. Casaubon, et Dorothée cessa de le trouver désagréable du moment qu’il se montra tout à fait sérieux ; car il était déjà entré avec beaucoup de sens pratique dans les idées de Lovegood, et il se montrait délicieusement docile. Elle proposa de bâtir deux nouvelles chaumières pour y loger deux familles qui quitteraient leurs vieux réduits ; on abattrait ceux-ci et on en construirait d’autres sur le même emplacement.
Sir James répondit : « Précisément ! » et, cette fois, elle supporta le mot avec une patience remarquable.
… Certainement, ces hommes peu riches de leur propre fonds d’idées pouvaient devenir des membres utiles de la société sous une bonne direction féminine… et surtout s’ils étaient heureux dans le choix de leurs belles-sœurs ?…
Pourquoi Dorothée s’obstinait-elle à s’aveugler ainsi sur les véritables sentiments de sir James et à ne pas admettre qu’il la considérât autrement que comme une future belle-sœur ? C’est que sa vie était alors pleine d’espoir et d’activité : elle ne pensait pas seulement à ses plans, elle cherchait aussi des livres sérieux dans la bibliothèque, et se hâtait de faire toute espèce de lectures afin d’être un peu moins ignorante quand elle aurait à causer avec M. Casaubon. Elle faisait aussi des examens de conscience, se demandant si elle n’estimait pas au-dessus de leur valeur ses pauvres efforts, et si elle ne les regardait pas avec ce contentement de soi-même qui est le comble de l’ignorance et de la folie.
1 Traduit du latin : gardien des rouleaux (titres de propriété ?) (Note du correcteur – ELG)