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VIEUX ET JEUNES CHAPITRE PREMIER
ОглавлениеAprès avoir entendu le récit de son fils, M. Vincy résolut d’aller voir M. Bulstrode à la Banque, à une heure et demie, heure à laquelle on le trouvait généralement seul. Mais quelqu’un était déjà avec lui et l’entretien promettait d’être long.
Le banquier avait la parole aussi abondante que facile, et il perdait un temps considérable en petites pauses méditatives. Il avait, avec l’air maladif, la pâleur de teint des blonds, les cheveux légers, bruns, parsemés de mèches grises, les yeux gris clair et le front large. Les gens habitués à parler fort lui trouvaient la voix sourde, concédant que ce genre de voix n’était pas, d’ailleurs, incompatible avec une certaine franchise.
M. Bulstrode avait, lorsqu’il écoutait parler quelqu’un, une attitude penchée de déférence, et dans les yeux une attention fixe et soutenue qui faisaient croire aux gens se jugeant dignes d’être écoutés qu’il cherchait à tirer le meilleur parti possible de leurs discours. D’autres, au contraire, qui ne s’attendaient pas à faire jamais grande impression, n’aimaient pas cette espèce de lanterne morale braquée sur eux. Si vous n’êtes pas fier de votre cave, vous n’éprouvez pas de joie particulière à voir votre invité présenter son verre à la lumière pour l’examiner en connaisseur. Aussi l’attention scrupuleuse de M. Bulstrode n’était-elle agréable ni aux puritains ni aux pécheurs de Middlemarch ; ceux-ci le traitaient de méthodiste, les autres de pharisien. Les curieux auraient bien voulu savoir qui étaient son père et son grand-père, n’ayant jamais entendu, parler d’un Bulstrode à Middlemarch vingt-cinq ans auparavant. Pour Lydgate, qu’il recevait en ce moment, ce regard scrutateur était chose bien indifférente ; il se forma simplement une opinion défavorable de la santé du banquier, et il en conclut qu’il devait vivre d’une vie intérieure agitée et fiévreuse, ne le laissant guère jouir des choses du dehors.
– Je vous serai extrêmement obligé si vous venez me trouver ici, à l’occasion, de temps à autre, monsieur Lydgate, fit le banquier après une courte pause. Si, comme j’ose l’espérer, j’ai la bonne fortune de trouver en vous un auxiliaire précieux dans la direction de l’hôpital, il y aura bien des questions dont nous aurons besoin de causer ensemble. Quant au nouvel hôpital qui est presque achevé, je réfléchirai à ce que vous m’avez dit de l’avantage qu’il y aurait à le destiner principalement aux fiévreux. La décision sur ce point me regarde spécialement, car bien que lord Medlicote ait donné le terrain et ait contribué à la construction, il n’est pas disposé à s’occuper personnellement de l’affaire.
– Peu de choses méritent plus l’attention et la peine que celle-là, dans une ville de province comme Middlemarch, dit Lydgate. Un bel hôpital pour les fiévreux à côté du vieil hospice pourrait être ici le noyau d’une école de médecine, une fois que nous aurions opéré nos réformes médicales ; et ce serait un grand bien que la propagation de telles écoles dans le pays. Un homme né en province, ayant tant soit peu d’esprit civique et quelques idées, devrait tout faire pour résister à ce courant fâcheux qui entraîne à Londres tout ce qui est un peu au-dessus du médiocre. Un but élevé, dans une profession quelconque, peut souvent trouver en province un champ d’action plus libre, sinon plus riche.
L’un des dons particuliers de Lydgate était une voix habituellement profonde et sonore, susceptible pourtant à l’occasion d’une douceur pleine de charme. Il portait dans son maintien habituel une certaine fierté, une conviction intrépide du succès, une confiance dans ses propres forces et dans sa droiture qui fortifiait son dédain pour les petits obstacles et les tentations dont il n’avait pas encore fait l’expérience. Mais une sincère expression de bienveillance rendait tout à fait charmante cette orgueilleuse franchise.
M. Bulstrode aimait peut-être en lui cette attitude et ces façons si différentes des siennes ; mais ce qu’il aimait certainement, tout comme Rosemonde, c’est qu’il était étranger à Middlemarch. On peut entreprendre tant de choses avec un nouveau venu ! On peut même entreprendre de devenir meilleur.
– Je me réjouis d’avoir à donner à votre zèle plus d’occasions de se déployer, répondit M. Bulstrode ; je veux dire, en vous confiant la direction de mon nouvel hôpital ; car je suis résolu à ne pas laisser entraver une œuvre aussi importante par nos deux médecins. Je suis en vérité disposé à regarder votre venue en cette ville comme une gracieuse indication qu’une bénédiction plus manifeste sera désormais accordée à mes efforts ; car j’ai rencontré jusqu’ici beaucoup de résistance. Quant au vieil hospice, nous avons gagné le premier point ; je parle de votre élection. Et maintenant, j’espère que vous ne redouterez pas d’encourir, dans une certaine mesure, la jalousie et la haine de vos confrères, en vous présentant à eux en réformateur.
– Je ne veux pas faire profession de bravade, dit en souriant Lydgate, mais j’avoue prendre un certain plaisir à la lutte, et je ne me soucierais pas de ma profession, si je ne croyais qu’on pût y trouver et y développer de nouvelles méthodes comme partout ailleurs.
– Le drapeau de cette profession est bien bas porté à Middlemarch, mon cher monsieur, dit le banquier ; je veux dire en fait de science et d’habileté, non sous le rapport de la position sociale ; car ici la plupart de nos médecins sont alliés aux plus honorables familles de la ville. Ma santé peu brillante m’a contraint moi-même d’accorder quelque attention à ces ressources, à ces palliatifs que la miséricorde divine a placés à notre portée. J’ai consulté des hommes éminents dans la métropole et je suis tristement frappé de la marche arriérée que suit la médecine dans nos districts provinciaux.
– Oui ; avec les études et les exigences de la médecine actuelle, il faut s’estimer heureux de rencontrer parfois un bon praticien. Quant aux questions plus élevées, qui constituent le point de départ du diagnostic ; quant à la philosophie de cette science, il faut, pour la mettre en lumière, une culture scientifique dont nos praticiens de campagne n’ont ordinairement pas plus de notions qu’un habitant de la lune.
M. Bulstrode, la tête penchée et le regard attentif, ne trouva pas la forme que Lydgate avait donnée à son acquiescement, parfaitement en rapport avec ses propres idées.
– Je sais, dit-il, que la médecine actuelle penche surtout vers les moyens matériels. J’espère néanmoins, monsieur Lydgate, que nous ne différerons pas de sentiment au sujet d’une mesure qui ne vous concerne pas immédiatement, mais pour laquelle votre concours peut m’être utile. Vous reconnaissez, je l’espère, l’existence d’intérêts spirituels chez vos malades ?
– Sans doute, j’en reconnais l’existence. Mais ces mots renferment des significations différentes selon les différents esprits.
– Précisément. Et, en telle matière, un mauvais enseignement est ce qu’il y a de pire ; plutôt rien. Il y a quant à présent un point qu’il me tient à cœur de fixer : c’est une nouvelle organisation du service religieux à l’hospice. Le bâtiment est situé dans la paroisse de Farebrother. Vous connaissez Farebrother ?
– Je l’ai vu. Il a voté pour moi. Il faudra que j’aille l’en remercier. C’est un petit homme enjoué, agréable, et j’ai entendu dire que c’était un savant.
– M. Farebrother, mon cher monsieur, est un homme qu’on ne peut admirer sans un regret profond. Je ne crois pas qu’il y ait dans tout le pays un pasteur de plus grand talent… M. Bulstrode s’arrêta d’un air méditatif.
– Je n’ai été, jusqu’ici, à Middlemarch, affligé de la vue d’aucun talent supérieur, dit Lydgate crûment.
– Ce que je désire, poursuivit M. Bulstrode devenant plus grave, c’est que l’office de Farebrother à l’hospice soit rempli à sa place par un chapelain, M. Tyke ; pour tout dire, je ne voudrais pas qu’on y admît d’autres secours spirituels que les siens.
– Je ne puis, comme médecin, avoir d’opinion là-dessus sans connaître M. Tyke, et même alors il faudrait savoir les conditions dans lesquelles vous comptez l’employer.
– Sans doute ; vous ne pouvez encore comprendre dans toute leur étendue les mérites de cette mesure, mais… Ici M. Bulstrode s’exprima avec plus d’énergie : cette mesure devra être présentée au conseil médical de l’hospice, et ce que je crois pouvoir exiger de vous, c’est qu’en vertu de la coopération qui existe entre nous, et que je considère comme établie, vous ne vous laissiez pas influencer, en ce qui vous regarde, par mes adversaires sur ce chapitre.
– J’espère n’avoir pas à me mêler de querelles religieuses, dit Lydgate, mais travailler utilement dans la voie que je me suis choisie.
– Ma responsabilité à moi, monsieur Lydgate, est d’une nature plus étendue. Il y a pour moi dans cette question un devoir sacré, tandis que, pour mes adversaires (j’ai de bonnes raisons de le dire), c’est une occasion de satisfaire un bas esprit d’opposition. Mais je ne démordrai pas pour cela d’un iota dans mes convictions, et je ne cesserai de me faire le représentant de cette vérité que détestent les générations dépravées d’aujourd’hui. Je me suis dévoué à cette entreprise de la réforme des hôpitaux, mais je vous avouerai hardiment, monsieur Lydgate, que je ne prendrais aucun intérêt aux hôpitaux, si je ne croyais pas qu’il y eût là autre chose encore, autre chose que la guérison des maladies du corps. Ma conduite a un autre mobile et, en face de la persécution, je ne le cacherai pas.
– Ici, nous différons certainement, répliqua Lydgate, qui ne fut pas fâché à ce moment même de voir ouvrir la porte et annoncer M. Vincy.
Ce personnage sociable et florissant était devenu plus intéressant à ses yeux depuis qu’il avait vu Rosemonde. Ce n’est pas qu’il eût pour sa part imaginé un avenir où leurs sorts fussent unis ; mais un homme se souvient naturellement avec plaisir d’une charmante jeune fille, et il ne demande pas mieux que de dîner dans une maison où il pourra la revoir. Avant qu’il eût pris congé de Bulstrode, M. Vincy lui avait fait cette invitation qu’il avait toujours différée jusque-là. Rosemonde avait insinué à déjeuner que son oncle Featherstone semblait avoir pris le médecin en grande faveur.
M. Bulstrode, resté seul avec son beau-frère, se remplit un verre d’eau et sortit une boîte de sandwiches.
– Je ne vous persuaderai pas d’adopter mon régime, Vincy ?
– Non, non. Je n’ai pas bonne opinion du système. Notre corps a besoin de ouate, dit M. Vincy, toujours empressé de placer sa précieuse théorie. Cependant, continua-t-il en accentuant ce mot comme pour prévenir toute autre remarque, je viens vous trouver à cette heure pour vous parler de mon jeune vaurien, de Fred.
– C’est un sujet sur lequel vous et moi serons probablement d’avis aussi opposé que sur le régime, Vincy.
– Pas cette fois, je l’espère. M. Vincy était décidé à se montrer de bonne humeur. C’est à propos d’une lubie du vieux Featherstone. Quelqu’un, par rancune sans doute, a raconté toute une histoire au vieillard dans le but de l’indisposer contre Fred. Mais il aime beaucoup Fred et je ne doute pas qu’il ne fasse quelque chose pour lui. Il a presque dit à Fred qu’il lui laisserait ses terres, et il y a des personnes dont cela excite la jalousie.
– Vincy, je vous le répète, je ne puis vous approuver dans ce que vous avez fait pour votre fils aîné en le destinant à l’Église ; ce n’est que par vanité mondaine que vous lui avez choisi cette carrière et je ne vous aiderai pas. Père de famille avec trois fils et quatre filles, vous n’aviez pas le droit de lui faire donner une éducation coûteuse qui n’a réussi qu’à lui inculquer des habitudes de paresse et d’extravagance. Vous en subissez aujourd’hui les conséquences.
Montrer aux autres leurs erreurs était un devoir que M. Bulstrode négligeait rarement ; mais M. Vincy n’était pas aussi bien préparé à se montrer endurant. Il avait la perspective d’être bientôt nommé maire et le sentiment de son importance dans les choses publiques. Ce reproche du banquier à l’occasion de sa conduite privée l’irrita vivement. Mais il se sentait l’échine sous le joug de Bulstrode et, quoiqu’il fût généralement d’humeur agressive, il était, pour le moment, préoccupé de se contenir.
– Quant à cela, Bulstrode, il est inutile de revenir sur ce qui est fait. Je ne suis pas un de vos hommes modèles et je n’en ai pas la prétention. Je ne pouvais prévoir la marche de nos affaires ; il n’y en avait pas de plus belles à Middlemarch ; mon fils était intelligent, mon pauvre frère aussi était dans l’Église et il y faisait son chemin ; il avait déjà obtenu de l’avancement et il serait peut-être doyen aujourd’hui, si cette fièvre gastrique ne l’avait emporté. Je me crois justifié dans ce que j’ai fait pour Fred. Et, pour en revenir à la religion, il me semble qu’un homme n’a pas besoin d’être pourvu déjà d’une once de viande à l’avance. Il faut un peu s’abandonner à la providence et être généreux. C’est le sentiment d’un bon Anglais de vouloir élever la situation de sa famille, et je trouve qu’il est du devoir d’un père de donner à ses fils de belles chances de s’élever.
– Je ne prétends agir que comme votre meilleur ami, Vincy, en vous disant que tout ce que vous venez de débiter n’est qu’un amas d’inconséquences et de sottises de l’esprit mondain.
– Très bien, dit M. Vincy un peu échauffé en dépit de ses résolutions. Je n’ai jamais fait profession d’appartenir à autre chose qu’au monde et, qui plus est, je ne vois personne qui n’appartienne au monde. Je ne suppose pas que vous dirigiez vos affaires d’après des principes supra-terrestres. La seule différence que je voie entre ces deux façons d’agir, c’est que l’une, celle que vous qualifiez de mondaine, est plus honnête que l’autre.
– Cette sorte de discussion est inutile, Vincy, dit M. Bulstrode qui, ayant achevé sa sandwich, s’était rejeté au fond de sa chaise d’un air fatigué, s’abritant les yeux avec la main. Vous aviez, je crois, quelque affaire particulière ?
– Oui, oui. Voici l’histoire en deux mots : Quelqu’un a dit au vieux Featherstone, en assurant le tenir de vous, que Fred avait emprunté ou essayé d’emprunter de l’argent sur la promesse de payer avec l’héritage de son oncle. Vous n’avez jamais dit pareille sottise, naturellement. Mais le vieux bonhomme insiste pour que Fred lui apporte une dénégation de la chose, de votre main : un petit billet disant que vous ne croyez pas un mot d’un pareil conte. Vous n’y avez, je pense, aucune objection ?
– Je vous demande pardon. J’ai une objection. Je ne suis pas du tout certain que votre fils, dans son étourderie et son ignorance (pour ne pas qualifier plus sévèrement sa conduite), n’ait pas cherché à emprunter de l’argent en se prévalant de ses espérances futures, ni même qu’il n’ait pas trouvé quelqu’un d’assez fou pour le satisfaire sur des garanties aussi incertaines. Ces prêts d’argent sont aussi communs dans le monde que bien d’autres folies.
– Mais Fred m’a donné sa parole d’honneur qu’il n’a jamais emprunté d’argent sous le couvert des espérances que je viens de vous dire. Il n’est pas menteur. Je ne veux pas le faire meilleur qu’il n’est ; je lui ai parlé sévèrement. Personne ne peut dire que je m’aveugle sur sa conduite, mais ce n’est pas un menteur. Et je pensais… mais je puis me tromper… qu’il n’y avait pas de religion pouvant empêcher un homme de croire le bien d’un jeune homme quand il ne sait d’ailleurs, sur lui, rien de défavorable. Ce serait d’une bien pauvre religion vraiment que de lui mettre un bâton dans les roues, en refusant de dire que vous ne croyez pas à une chose, quand vous n’avez aucune raison d’y croire.
– Ce ne serait pas du tout rendre service à votre fils que de lui faciliter les moyens d’hériter de Featherstone. Je ne puis regarder la fortune comme une bénédiction, si on ne l’emploie que pour moissonner sur cette terre. Ce langage ne vous plaît pas, Vincy ; mais je crois de mon devoir de vous dire que je n’ai aucune raison de favoriser Fred dans l’héritage de la propriété dont vous parlez. Je ne crains pas d’ajouter que cela ne tendrait ni au bonheur éternel de votre fils ni à la gloire de Dieu. Pourquoi, alors, irais-je écrire cette sorte d’affidavit qui n’a d’autre objet que de favoriser cette misérable convoitise ?
– Si votre intention est d’empêcher tous ceux qui ne sont pas des saints et des évangéliques d’avoir de l’argent, vous devriez, pour votre part, renoncer à certains associés dont vous profitez, c’est tout ce que je puis dire, s’écria M. Vincy avec emportement. Peut-être est-ce pour la gloire de Dieu, mais ce n’est sûrement pas pour la gloire du commerce de Middlemarch, que la maison Plymdale emploie ces teintures bleues et vertes de la fabrique de Brassing ; elles font pourrir la soie, c’est tout ce que j’en sais. Allez dire à d’autres que tout le profit qu’on en retire va à la gloire de Dieu, ils en seront peut-être plus contents. Mais je me soucie peu de tout cela. Je ferais un joli vacarme, si je voulais.
M. Bulstrode fut un moment avant de répondre :
– Vous me chagrinez beaucoup en parlant ainsi, Vincy. Je ne prétends pas que vous compreniez le mobile de mes actions. Ce n’est pas chose facile que de tracer un sentier pour les principes au milieu des obstacles de ce monde. C’est encore moins facile pour les gens frivoles et railleurs d’apercevoir ce sentier. Souvenez-vous, je vous prie, que j’étends ma tolérance sur vous, parce que vous êtes le frère de ma femme, et qu’il vous convient peu de vous plaindre de moi comme d’un obstacle aux moyens que vous avez d’élever la position sociale de votre famille. Je vous rappellerai que ce n’est ni à votre prudence ni à votre jugement que vous avez dû de garder votre situation commerciale.
– Non, sans doute, mais mon commerce ne vous a pas fait de tort jusqu’à présent, dit M. Vincy tout à fait blessé, et, quand vous avez épousé Henriette, vous pouviez, je crois, vous attendre à ce que nos familles pendissent au même clou. Si vous avez changé d’avis, vous feriez mieux de me le dire. Je n’ai jamais changé d’avis, moi ; je suis un simple croyant aujourd’hui comme alors, avant toutes les nouvelles doctrines qu’on a inventées. Je prends le monde comme il est, en fait de commerce et en toutes choses. Je me contente de n’être pas plus mauvais que mes voisins. Mais, si vous trouvez bon que ma famille ne tienne plus son rang dans le monde, dites-le, je saurai mieux ce que j’ai à faire.
– Ce que vous dites là n’est pas raisonnable. En quoi votre situation dans le monde sera-t-elle diminuée si vous n’avez pas cette lettre pour votre fils ?
– Eh bien, qu’il en soit comme vous voudrez, mais je trouve qu’il est fort mal à vous de me la refuser. Ces procédés-là se concilient sans doute avec la religion ; mais l’apparence en a un air malpropre qui répugne. Vous pourriez aussi bien calomnier Fred ; cela revient presque au même, puisque vous refusez de dire que vous n’avez pas répandu de calomnies contre lui ; c’est ce genre de choses, cet esprit tyrannique voulant jouer partout en même temps le rôle de l’évêque et du banquier, oui, c’est ce genre de choses-là qui empoisonne le nom d’un homme.
– Vincy, si vous tenez à vous fâcher avec moi, Henriette en sera très peinée, comme je le suis moi-même, dit M. Bulstrode en pâlissant.
– Je ne veux pas me fâcher avec vous. Il est de mon intérêt et peut-être du vôtre que nous soyons amis. Je ne vous garde pas rancune, je ne pense pas plus de mal de vous que des autres. Un homme qui se tue à moitié par le jeûne, qui fait consciencieusement toutes les prières en famille et le reste à l’avenant, cet homme-là est convaincu de sa religion, quelle qu’elle soit. Vous pourriez tout aussi bien doubler votre capital en blasphémant et en jurant, vous ne seriez pas le seul. Vous aimez à être le maître, et il faudra que vous soyez sans doute le premier dans le ciel, sans quoi vous ne vous y plairiez guère. Mais vous êtes le mari de ma sœur et nous devrions nous soutenir mutuellement ; et, comme je connais Henriette, elle s’en prendra à vous de notre querelle, parce que vous vous obstinez sur une misère et que vous refusez de rendre ce service à Fred. Et je ne puis dire que j’accepte cela. Je ne trouve pas cela bien.
Vincy se leva, boutonna son pardessus, et regarda fixement son beau-frère comme pour obtenir une réponse décisive.
C’était sans doute un peu flatteur et grossier miroir que l’esprit du manufacturier présentait aux lumières et aux ombres plus subtiles de beaucoup de ses semblables ; mais ce n’était pas la première fois qu’après avoir commencé par l’admonester, M. Bulstrode finissait par apercevoir dans ce miroir une image vraiment peu satisfaisante de son individu. Il n’était pas dans la nature de M. Bulstrode de céder immédiatement devant des insinuations désagréables. Avant de changer d’avis, il lui fallait le temps de bien formuler ses motifs et de les mettre d’accord avec les principes directeurs de sa conduite. Il dit enfin :
– Je réfléchirai à cela, Vincy. J’en parlerai à Henriette. Je vous enverrai très probablement la lettre.
– Très bien. Le plus tôt possible, s’il vous plaît. J’espère que tout sera arrangé avant que je vous revoie demain.