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Introduction

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Les centaines de milliers de soldats tombés sur le front occidental pendant de longues années, que ce fût dans la Somme ou à Verdun, ont donné de la Première Guerre mondiale l’image d’une tuerie à échelle industrielle. Peut-être le grand public continuera-t-il de retenir d’abord de cette guerre, à l’avenir, les grandes batailles du front occidental ; il n’en demeure pas moins que les « champs de bataille » de la Première Guerre mondiale sont bien plus larges et divers.

D’une part, durant cette guerre, l’élite militaire dut procéder à des adaptations constantes de la manière de combattre. La Première Guerre mondiale fut ainsi marquée par une évolution tactique et technique que l’on peut qualifier de révolutionnaire ; de même, ce fut seulement au cours de ce conflit que l’échelon opératif commença à être pris en compte dans la conduite de la guerre. Certes, des signes avant-coureurs de ces évolutions étaient apparus dans les décennies précédentes, mais ce fut seulement pendant la Première Guerre mondiale qu’elles devinrent vraiment visibles. Le nouveau mode de combat des années 1917/18, aboutissement de ces évolutions, se caractérisait par la couverture, la dispersion des troupes, l’échelonnement dans la profondeur, et la combinaison du feu et du mouvement, ce que l’historien américain Stephen Biddle a désigné récemment sous l’expression de « modern system of force employment ». Les progrès techniques de l’armement se poursuivirent parallèlement, et furent marqués par des innovations telles que les armes à feu individuelles automatiques, les chars, les avions d’attaque.

Toutefois, les combats au front furent seulement l’un des champs de bataille de cette guerre, qui devint totale à une échelle bien plus grande qu’auparavant. La nature totale de la guerre se matérialisa par une mobilisation globale, à la fois individuelle, économique, politique et intellectuelle des sociétés en guerre ; elle ouvrit donc d’autres champs de bataille – en l’occurrence, ceux du front intérieur. Désormais, ce n’étaient plus les seuls soldats, dans leurs tranchées, qui étaient susceptibles d’emporter la décision ; les ouvrières des usines d’armement, les propagandistes dans les bureaux de presse étaient eux aussi partie prenante de la décision et de l’issue de la guerre.

Les intervenants du colloque « Au front et à l’arrière » se sont interrogés sur les évolutions de la doctrine, de l’équipement, de l’image de la guerre et des formes du recrutement de plusieurs armées. On a ainsi pu évaluer l’importance de la césure que représente l’année 1914. Ce colloque a permis aussi de mettre l’accent sur l’évolution des forces armées après 1918 et sur l’importance accordée aux expériences de guerre et aux « enseignements » tirés de la guerre. Il est important de ne pas considérer la pensée et la pratique militaires de la Première Guerre mondiale isolément, mais de les replacer dans leur époque, en étudiant aussi l’avant-et l’après-guerre. Porter un regard sur le temps d’après-guerre permet de se pencher sur la question du souvenir, sur celle des commémorations qui furent mises en œuvre par la société, et de prendre de la hauteur sur les interprétations et récits qui furent faits de la Première Guerre mondiale.

Au titre des « champs de bataille » qui sont souvent des champs d’investigation accessibles seulement à des spécialistes, il faut citer la dynamique de l’adaptation militaire, qu’elle concernât des aspects techniques, organisationnels, tactiques, stratégiques ou de la pensée militaire. Ces processus d’adaptation sont au centre de la contribution de Georges-Henri Soutou. Celui-ci montre que ce conflit, conçu au départ comme une guerre de mouvement rapide et offensive, se figea, à l’ouest, à la fin de l’été 1914. Il souligne la lacune de l’échelon opératif, à l’époque, dans la conduite de la guerre ; ce fut seulement peu à peu que cet échelon fut développé, peutêtre grâce à la concentration d’armées en groupes d’armées à l’automne 1914, du côté français, ou grâce à la formation de commandements à l’échelle du théâtre d’opérations, du côté allemand, comme le « Ober Ost » (Oberbefehlshaber der gesamten Deutschen Streitkräfte im Osten) en novembre 1914. Pour dépasser le blocage militaire du front occidental, les deux adversaires eurent recours à des alternatives stratégiques. Les Alliés surtout, France et Grande-Bretagne, essayèrent d’échapper au blocage par une stratégie périphérique, c’est-à-dire par des actions offensives sur les fronts d’Europe centrale, occupés plus faiblement, comme en Grèce ou à Gallipoli. Cette stratégie s’avéra efficace seulement après que le front bulgare se fut effondré, presque d’un seul coup, en septembre 1918, alors que le front de Salonique anglo-franco-serbe avait été peu actif pendant trois ans. Selon Georges-Henri Soutou, les deux adversaires essayèrent, en 1915/16, de substituer aux stratégies d’anéantissement, qui avaient échoué, des stratégies d’attrition – voir notamment le blocus de l’Allemagne par les Alliés, et le maintien des Allemands sur le théâtre d’opérations sanglant de Verdun après l’échec de la percée. La stratégie d’attrition ne réussit cependant pas à l’Empire allemand à Verdun, tandis que le blocus initié par les Alliés mit beaucoup de temps avant d’avoir de l’effet. En 1917/18 suivit une stratégie de guerre totale, qui s’accompagna d’une mobilisation renouvelée de la société, de l’industrie et de la politique, d’une guerre systématique contre les civils et d’une guerre sous-marine sans limites. Ce fut seulement grâce aux innovations tactiques des années 1916 à 1918 – tactique des troupes d’assaut, nouvelle procédure de tir de l’artillerie, usage des chars comme arme de percée – que la guerre de mouvement revint à partir du début de 1918 sur un front occidental auparavant figé. Selon Georges-Henri Soutou, cette évolution s’avéra décisive pour l’issue de la guerre, à côté des conséquences de la stratégie périphérique des Franco-Anglais.

De nouveaux champs de bataille émergèrent cependant aussi au sens géographique, car cette guerre devint très vite une guerre mondiale, avec une participation extra-européenne importante (Japon, Empire ottoman, Etats-Unis), y compris sur des théâtres d’opérations extra-européens. Inversement, des soldats du monde entier combattirent sur le théâtre d’opérations européen, depuis les Australiens et les Néo-Zélandais à Gallipoli, jusqu’aux tirailleurs sénégalais au Chemin des Dames, en passant par les Canadiens à Vimy Ridge. Parallèlement à l’apparition de théâtres d’opérations extra-européens à proprement parler, éclatèrent aussi des conflits internes, comme le montre Stig Förster, telles les luttes pour l’indépendance, avant tout dans les colonies britanniques, ou l’extermination de minorités, qui, dans le cas des Arméniens, devint par son ampleur un véritable génocide.

La mobilisation des forces et des ressources au profit des différentes nations figure assurément au nombre des champs thématiques les plus importants pour comprendre la Première Guerre mondiale. On observe de notables différences dans le recrutement des soldats suivant les Etats, aussi bien avant que pendant la guerre. Des différences dues avant tout aux cultures et aux caractères nationaux, comme le montre la contribution de Ian Beckett, qui analyse l’évolution du recrutement dans l’armée britannique. La petite armée de métier britannique entra dans la guerre avec l’idée qu’elle serait courte. Cependant, plus la guerre durait, plus elle prenait de l’ampleur, et plus l’armée britannique eut besoin de nouvelles forces. Elle les chercha d’abord en attirant les réservistes et en enrôlant des volontaires ; ce fut seulement quand ce réservoir humain se tarit que les Britanniques introduisirent la conscription. Mais ils l’appliquèrent de façon nettement moins stricte que dans les autres pays européens.

En Autriche-Hongrie, comme dans la majeure partie des armées européennes, la conscription existait déjà avant la guerre. Dans les choix relatifs au volume, à l’équipement et au niveau de formation de l’armée austro-hongroise de 1914, il faut voir la grande influence, à la fois, de la question des nationalités, de la construction de l’Empire sous la forme d’une double monarchie, et de la faiblesse relative des dépenses militaires. Les énormes pertes de la première année de la guerre, notamment dans le corps des officiers de métier, rendirent des restructurations nécessaires, ce qui correspondait aussi aux attentes d’ordre, politiques comme sociales. Ironie de l’histoire, comme l’explique Günther Kronenbitter, la désagrégation de l’armée multinationale austro-hongroise, que l’on craignit à plusieurs reprises de voir se produire, n’arriva pas. Les difficultés croissantes de l’approvisionnement furent bien plus déterminantes dans la défaite des Austro-Hongrois. Elles prirent en effet des proportions catastrophiques à partir de 1917.

Roger Chickering, pour sa part, s’est penché sur la question de savoir si la Première Guerre mondiale fut une guerre totale, et, si oui, dans quelle mesure, et à partir de quand. Il plaide pour une nouvelle approche, qui ne se contente pas d’établir une distinction entre les guerres totales et les guerres qui ne le seraient pas. Il s’agit de scruter avec plus de finesse les tendances à la guerre totale dans le déroulement des conflits. Roger Chickering applique cette méthode de façon exemplaire à la Première Guerre mondiale et identifie trois phases possibles (l’automne 1914, la longue année 1915, le tournant des années 1917/18). À partir de ces phases, il montre les contradictions inhérentes au concept historique de guerre totale, et permet de comprendre que les différentes nations, à des moments différents, ont mené une guerre totale à des degrés divers. En fin de compte, selon Roger Chickering, la guerre totale devrait être comprise bien moins comme un état de fait que comme un processus, au cours duquel il s’agissait de maîtriser le défi de fardeaux conséquents, matériels et moraux, que la guerre engendrait pour les nations qui y étaient impliquées.

Les principaux problèmes de conduite de la guerre mis en lumière dans la contribution de Georges-Henri Soutou se retrouvent dans les contributions de Dimitry Queloz et de Gerhard Gross, relatives à l’évolution des conceptions opératives et tactiques au cours de la guerre, respectivement dans l’armée française et dans l’armée allemande. Dimitry Queloz soutient à ce sujet que la doctrine de l’offensive à outrance, intégrée dans plusieurs directives sur le combat seulement à partir de 1913, fut publiée trop tard pour pouvoir influer sur le combat dans l’armée française au début de la guerre. Ainsi « libérées de la doctrine », les troupes françaises, dès les premières semaines de la guerre, adaptèrent leur manière de combattre aux réalités de chaque champ de bataille. La poursuite de la réflexion et du développement technologique en matière de combat défensif appuyé sur les fortifications aboutit à une large modernisation de l’armée française en 1918 ; Dimitry Queloz pointe les voies de développement et les impasses que connut l’armée française en termes d’innovation militaire durant le conflit.

Gerhard Gross, quant à lui, aborde principalement l’échelon opératif de la conduite de la guerre, du côté allemand. Il en montre les graves lacunes, en se fondant sur la monographie qu’il a publiée sur ce thème. Sa critique vise aussi, indirectement, la thèse développée récemment par plusieurs historiens militaires anglo-saxons, qui donnent selon lui une image trop positive de l’évolution de la conduite du combat du côté allemand, et qui interprètent les succès tactiques et opératifs de l’armée allemande pendant la Première Guerre mondiale comme le point de départ de la série de victoires que les Allemands rencontrèrent au début de la Seconde Guerre mondiale. Selon Gerhard Gross, entre 1914 et 1918, les concepts opératifs de l’armée allemande basés sur la mobilité, l’attaque, la vitesse, l’initiative, la liberté d’action, le centre de gravité, la surprise, l’enveloppement et l’anéantissement échouèrent presque tous, et ce, du fait du manque de mobilité ou de la lenteur des troupes, du fait de la capacité limitée de l’attaque tactique, et du fait des carences structurelles de la conduite des opérations. Certes, Gerhard Gross reconnaît les succès opératifs de l’armée allemande sur le front oriental, comme la victoire défensive de Tannenberg en 1914, l’offensive d’été après la percée permise par la bataille de Gorlice-Tarnów en 1915, ou la conquête de la Roumanie en 1916. Mais il les qualifie simplement de demi-succès, car le but effectif de la pensée opérative allemande, à savoir l’enveloppement et l’anéantissement des forces adverses, ne réussit quasiment jamais. Cela explique, de façon symptomatique selon Gerhard Gross, le destin de l’offensive allemande du début de l’année 1918, qui, en dépit de succès tactiques initiaux appréciables, s’enlisa et finalement échoua, en raison du manque de mobilité des troupes.

Enfin, Michael Olsansky évoque la façon dont l’armée suisse, qui ne fit pas la guerre, essaya de répondre tout de même aux défis tactiques et opératifs de la Première Guerre mondiale. Il montre, dans sa contribution, qu’un certain nombre de missions conduisirent des officiers suisses sur presque tous les fronts européens de l’époque et qu’elles contribuèrent au moins à mettre le corps des officiers suisses relativement au courant de l’actualité de la guerre. Sur la base de ces missions au front, l’armée suisse intégra, plus ou moins, les expériences de guerre d’autres armées et fut donc en mesure de moderniser quelque peu l’instruction de ses propres troupes dans la deuxième partie de la guerre. Elle fut notamment influencée par l’armée française et par l’armée allemande. Or, comme les modèles de développement de ces deux armées étaient en partie opposés, il fut difficile, pour l’appareil militaire suisse, de définir une voie autonome pour la conduite de la guerre et du combat. L’adaptation effective des Suisses à l’évolution militaire révolutionnaire de la Première Guerre mondiale devait advenir seulement, progressivement, durant l’entre-deux-guerres.

Quels enseignements – en tenant compte du caractère problématique de cette notion – les armées européennes tirèrent-elles de ce conflit ? Markus Pöhlmann soutient nettement, dans sa contribution sur l’armée allemande après 1918, que la Première Guerre mondiale fut une source majeure d’expérience pour le corps des officiers allemands, et que les expériences et innovations du temps de guerre eurent beaucoup d’effet sur l’évolution de la conduite de la guerre terrestre à l’échelon tactique. Toutefois, les changements intervenus après la guerre dans les domaines de la politique, de la société, de l’économie et de l’industrie de l’armement – par exemple les prescriptions militaires contraignantes du traité de Versailles – eurent un tel impact que, dans l’entre-deux-guerres, la Première Guerre mondiale perdit progressivement son rôle moteur comme facteur d’évolution possible du domaine militaire. Parallèlement, Markus Pöhlmann accorde une grande importance aux aspects de la guerre totale qui eurent un impact sur l’ensemble de la société (organisation de la conscription, mobilisation des ressources, activité de propagande, etc.). Dans l’entre-deux-guerres, ce ne fut pas l’armée allemande qui se chargea d’abord de ces tâches, mais des organismes et acteurs civils qui développèrent, derrière l’idée directrice des « sciences de la défense », une « méta-science de la guerre », certes de courte durée, mais globale et d’esprit pratique.

En contrepoint, Adrian Wettstein concentre son attention sur une armée française qui, dans l’entre-deux-guerres, eut tendance d’abord à se complaire dans la gloire de sa victoire et, de ce fait, connut une certaine stagnation intellectuelle, conceptuelle et matérielle. Après l’expérience douloureuse de la Guerre mondiale, la réflexion doctrinale fut dictée par la volonté de minimiser les pertes humaines. Cette orientation imprégna de façon décisive la doctrine française de la « bataille conduite », mise par écrit pour la première fois en 1921. Du fait de la diminution des dépenses d’armement, d’un arrêt des progrès technologiques des armements et du raccourcissement de la durée du service militaire, on ne réfléchit plus vraiment à cette façon de combattre jusqu’en 1940, et la doctrine française commença à stagner au plus tard à partir des années 1930.

Les considérations de Wim Klinkerts concernant les débats militaires néerlandais des années 1918 à 1923 dépassent aussi les seuls événements militaires. Après la fin de la guerre, les principaux représentants du corps des officiers, qui n’avaient pas participé à la guerre, essayèrent de continuer d’orienter le développement militaire des Pays-Bas vers une armée moderne ; de ce fait, on chercha moins à prendre modèle sur l’Allemagne, comme il était pourtant de tradition aux Pays-Bas, qu’à s’intéresser aux évolutions du côté français. L’esquisse de conceptions militaires alternatives à ces modèles vint moins du monde militaire que du monde politique ; la gauche néerlandaise s’insurgea contre l’adoption de conceptions militaires étrangères classiques et exigea des contre-modèles adaptés aux possibilités du petit Etat. La population, quant à elle, se désintéressait largement des affaires militaires, et ces discussions l’atteignirent peu. Cette population, de tendance pacifiste, concevait l’armée essentiellement comme une source de dépenses financières, et ressentait le service militaire obligatoire comme une ingérence de l’Etat dans l’organisation de la vie de chaque individu.

Dans l’autre petit pays, en Europe centrale, que la guerre laissa intact, à savoir la Suisse, les prises de position ne furent pas aussi radicales. Comme Michael Olsansky le montre par l’exemple du discours de Hans von Seeckt devant la Société zurichoise des officiers en 1930, le public, en Suisse, s’intéressait aux questions militaires. Toutefois, ici aussi, les budgets militaires serrés et le manque d’acquisitions d’armements après la guerre empêchèrent le commandement militaire suisse de pouvoir moderniser amplement le mode de combat de l’armée suisse. Plusieurs freins inhérents au système empêchèrent le commandement militaire suisse de publier avant 1927 une première directive officielle de l’après-guerre pour le combat ; celle-ci constitue un exemple type pour une réflexion sur la capacité d’adaptation de l’armée suisse dans l’entre-deux-guerres. Quant à Sönke Neitzel, il apporte une contribution à la compréhension de l’expérience de guerre des services secrets britanniques (Military Intelligence), en se demandant, notamment, combien de temps cette expérience fut prise en compte dans la réflexion, et selon quels processus elle fut exploitée.

La mémoire de cette guerre, au cours de laquelle les différents adversaires en présence avaient combattu intensivement pendant quatre ans, à la fois très en arrière du front et sur le front, prit nécessairement des formes très variées, en partie divergentes, tout comme les formes de la commémoration et la compréhension des faits. Les questions liées à la perception de la victoire ou de la défaite, à l’évaluation de la part de responsabilité dans la guerre, de même que l’attribution de la défaite à la défaillance du front intérieur, en forment les principales facettes. Gerd Krumeich l’illustre à travers une comparaison des activités de commémoration dans l’Allemagne vaincue et dans la France victorieuse. En Allemagne, la commémoration de la guerre et la manière d’en faire le deuil n’obtinrent pas de consensus national. L’érection de monuments et de sites commémoratifs fut l’objet de récupérations politiques par la droite comme par la gauche, et les constructions des uns ou des autres furent en partie démolies par le camp adverse. Une polémique enfla sur les motifs pour lesquels l’Allemagne avait perdu la guerre, et sur les motifs qui avaient entraîné la signature du traité de Versailles, perçu comme injuste. Avec la prise de pouvoir du NSDAP s’installa une culture commémorative héroïque et revancharde. Mais, après la défaite encore plus catastrophique de la Seconde Guerre mondiale, la commémoration des morts de la Première Guerre mondiale passa à l’arrière-plan. A l’inverse, des actes de commémoration et de deuil national purent avoir lieu en France sans interruption jusqu’à nos jours. Avec l’assurance d’avoir victorieusement défendu la patrie au prix de toutes les victimes de la guerre, on érigea, sur directive nationale, un « Monument des Morts pour la France » dans chaque commune du pays et, par l’institution d’un jour annuel de célébration nationale de la victoire, le 11 novembre (jour de l’armistice), on permit une manifestation de souvenir et de deuil propre à transcender les divergences politiques. Elle devint un jour de fête fermement ancré dans la conscience nationale de la France jusqu’à nos jours.

Selon Michael Epkenhans, l’attribution de la défaite, en Allemagne, à la défaillance du front intérieur et aux adversaires de la guerre ne résiste pas à un examen empirique ; la thèse du « coup de poignard » doit être qualifiée de « mensonge du coup de poignard ». La légende du poignard, ou le mensonge du poignard, qui mit la défaite au compte de la gauche politique, mais aussi des juifs (avec, dès 1917, l’arrière-plan des grèves dans les usines et des protestations contre la mauvaise situation de l’approvisionnement), eut dans l’après-guerre un énorme effet et exacerba les oppositions, déjà passablement virulentes, entre la gauche et la droite. L’affirmation suivant laquelle les Allemands seraient restés invaincus sur le terrain fut prise comme argent comptant, au regard de la façon dont les troupes avaient fait retraite en bon ordre depuis la France. Michael Epkenhans montre que cette affirmation ne tient pas, quand on sait l’épuisement complet des troupes allemandes après l’échec de l’offensive du début de 1918. En réalité, du fait de la supériorité en matériel, et surtout en personnel, des troupes alliées, et du fait des ressources potentiellement mobilisables aux Etats-Unis, l’armée allemande était contrainte de se retirer, de demander l’armistice, et de prendre acte de la défaite militaire, qu’elle acceptât cette situation ou pas.

À travers la contribution de Martin Schmitz, on voit qu’en Autriche, les officiers les plus haut placés surtout, à l’égal du commandement allemand, n’attribuèrent pas la responsabilité de la défaite à leur action au front, mais aux acteurs politiques et au dernier empereur d’Autriche-Hongrie. Des généraux brutaux, en particulier, tel le « Lion d’Isonzo », Svetozar Boroevic, considéraient leurs propres actions militaires comme irréprochables et ne pouvaient supporter, non seulement d’être en fin de compte les perdants, mais d’être spoliés par surcroît de la patrie pour laquelle ils avaient combattu. Avec la désagrégation de l’Etat multinational en effet, beaucoup d’anciens officiers du royaume de Hongrie se retrouvèrent sans patrie, car les nouveaux Etats constitués après la guerre refusèrent pour partie de les considérer comme leurs ressortissants ; or la république autrichienne, de son côté, n’avait pas d’emploi pour eux.

La Suisse, quant à elle, n’eut pas à se préoccuper de quelconques questions de mémoire de victoire ou de défaite, ni de soldats morts au combat victorieux ou vaincus. Le long service de protection de la neutralité, qui poussa l’armée de milice jusqu’aux limites de ses possibilités d’action, et qui fut caractérisé par de dures luttes politico-médiatiques autour des insuffisances dans le fonctionnement du service, devait aussi marquer ensuite la mémoire et les commémorations. Béatrice Ziegler montre que, immédiatement après la guerre, des monuments commémoratifs furent érigés également pour des soldats morts lors d’accidents ou suite à la grippe pendant le service actif. Ces monuments cristallisèrent la querelle entre la gauche et la droite sur le rôle du déclenchement de la grève générale au niveau national en novembre 1918, et de la façon dont elle fut surmontée. Après 1933, à la faveur de la « défense nationale spirituelle » contre le nazisme et le fascisme, ces disputes s’apaisèrent, et l’armée fut présentée, dans la littérature et les films, comme garante de l’intégrité de la Suisse et de la marche en avant commune. On fut convaincu que l’on pourrait remédier, lors de la prochaine période de service actif, aux problèmes criants que l’on avait connus durant cette guerre – problèmes sociaux des familles, et lacunes caractérisées dans la formation des troupes comme dans le fonctionnement du service. Ces récits à caractère culturel et historique eurent aussi leur part dans le fait qu’après la Seconde Guerre mondiale, la recherche scientifique en histoire se désintéressa de la Première Guerre mondiale et que cette guerre devint, dans les médias comme dans la recherche, une « guerre oubliée ». Pour revenir à la période même de la guerre, Roman Rossfeld nous permet de comprendre, par l’exemple de la production de pièces de munitions, combien la Suisse fut impliquée dans la guerre économique, en arrière des fronts ; il remet par-là à l’ordre du jour tout un pan négligé de l’histoire de la Suisse de la Première Guerre mondiale. La production de pièces de munitions, qui, tirant parti de l’expérience de l’horlogerie et de la branche industrielle des métaux non ferreux, connut une croissance fulgurante, dépendait entièrement de la livraison de matières premières de la part des puissances alliées ; celles-ci achetaient en retour 90 % des exportations suisses de pièces de munitions. La volonté d’assurer des places de travail et des perspectives de profit fit mettre de côté les considérations sur la neutralité et la morale. Fortement sous-dotée en munitions, l’armée suisse pouvait seulement espérer, en cas de menace imminente à l’encontre du pays, recevoir les nécessaires matières premières de la part de celui qui serait alors « l’ennemi de son ennemi », et pouvoir utiliser ses capacités de production pour ses propres besoins. Ces faits sont une des multiples facettes de l’histoire de la Suisse et de l’armée suisse pendant la Première Guerre mondiale, qui jusqu’à présent n’avaient presque pas été prises en compte dans la culture historique suisse.

Le colloque « Au front et à l’arrière » n’a pas seulement mis en lumière les dynamiques liées aux combats et aux ressources au cours des années de guerre, mais il a aussi intégré dans la réflexion les évolutions antérieures et postérieures à la guerre. Autant l’intensité meurtrière des armes était-elle connue avant 1914, autant les expériences de ces années de guerre ne restèrent pas inutiles pour l’évolution de la manière de faire la guerre, et pour l’élaboration des plans d’une exploitation militaire encore plus intensive du potentiel socio-économique.

Rudolf Jaun, Michael Olsansky, Adrian Wettstein

Traduit de l’allemand par Sandrine Picaud-Monnerat

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